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Isolée

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XI

Sylvaine était avec son oncle, elle venait de pleurer. Son cœur était tout oppressé ; il lui avait soudain paru que depuis quelques semaines elle s’éloignait de sa grand’mère, et elle avait éprouvé un besoin de verser des larmes pour se retrouver par le chagrin plus près d’elle. Un mot du colonel Hurstmonceaux avait fait déborder son émotion, et il en avait été témoin avec une douloureuse perturbation.

Mme Hurstmonceaux entra, et avec elle le parfum d’ambre et de musc qui s’envolait de sa personne. Elle arborait une toilette blanche qui soulignait son embonpoint.

A la vue de sa femme, le colonel fronça le sourcil. Cependant, comme elle s’approchait de lui fort gracieuse, il fut forcé de lui répondre courtoisement et de l’engager à s’asseoir. Elle sourit, à lui d’abord, ensuite à Sylvaine. Elle était myope et ne s’aperçut pas des yeux rougis de sa nièce. Elle expliqua spontanément la raison de sa venue.

— Mon cher colonel, je veux conduire Sylvaine à l’Opéra. L’Opéra n’est pas le bal ; je suis venue pour que vous la décidiez et parce que j’ai peur qu’elle ne me refuse.

Le colonel Hurstmonceaux répondit assez froidement.

— Sylvaine et vous, vous vous entendrez très bien sans moi.

— Est-ce que vous viendrez, chérie ? demanda Mme Hurstmonceaux. Vous êtes une méchante, voici trois jours que vous n’êtes pas sortie l’après-midi avec moi. Mon cher colonel, croyez-vous qu’elle va s’enfermer dans le square ? Je trouve cela tout à fait déraisonnable.

— J’aime tant le square, ma tante ! on y est si bien pour lire ! Vous savez, j’ai été habituée à une vie tranquille.

— Déplorable pour une jeune personne. Je veux vous dédommager. Il est entendu que vous venez à l’Opéra ce soir.

— Il me semble que, cette année… n’est-ce pas, oncle Robert ?… J’aimerais mieux pas cette année…

Mme Hurstmonceaux était visiblement contrariée ; elle dit avec humeur :

— Ecoutez, Sylvaine, je ne vous presse jamais, il me semble que vous faites bien tout ce que vous voulez ici ; vous pourriez aussi consentir quelque chose pour m’être agréable.

Sans attendre la réponse de Sylvaine, le colonel aussitôt répliqua d’une voix dure :

— J’entends assurément que ma nièce soit libre.

Sylvaine resta stupéfaite du ton et ensuite du regard que les époux échangèrent.

— Oh ! elle est très libre, répliqua Mme Hurstmonceaux ironiquement.

Toute interdite, Sylvaine s’empressa de dire :

— Si vous y tenez, tante Anna, si cela vous fait plaisir à vous…

Le visage de Mme Hurstmonceaux s’éclaircit ; cependant elle répondit :

— Je ne veux pas que votre oncle dise que vous n’êtes pas libre.

Puis, intimidée à son tour sous le regard persistant de son mari, elle ajouta d’un ton débonnaire, comme quelqu’un qui s’excuse :

— Mon cher colonel, vous savez que j’adore Sylvaine.

Le visage rouge du colonel était devenu écarlate, et apparemment il se contenait à grand’peine. Il passa à plusieurs reprises sa main tremblante sur sa grosse moustache, et ses yeux roulèrent dans leur orbite ; puis, d’un mouvement sec, il se versa un verre d’eau et l’avala.

Mme Hurstmonceaux s’était levée et s’empressait pour l’aider ; il la remercia d’un mot bref, mais reposa lui-même son verre.

Mme Hurstmonceaux profita de ce qu’elle était debout pour clore l’entretien.

— Au revoir, dit-elle.

Et sans rien ajouter elle sortit. Sylvaine, ne sachant si elle devait la suivre ou rester, la vit disparaître avant de s’être décidée. Elle était occupée de son oncle, dont les lèvres étaient agitées d’un mouvement convulsif. Tout d’un coup il lui dit :

— J’ai besoin d’air. Allons un peu dans le square, voulez-vous ?

— Quelle bonne idée, oncle Robert ! Je cours mettre mon chapeau, il ne me faut pas cinq minutes.

Elle revint en moins de temps qu’elle ne l’avait annoncé, et à la grande surprise des valets de pied on entendit le colonel demander la clef de la porte du square ; celle de la maison fut ouverte avec cérémonie pour le laisser passer et le demeura jusqu’à ce que Sylvaine et lui eussent disparu à l’intérieur du jardin.

Ce beau square, absolument délaissé, sauf de quelques jolis enfants en blanc accompagnés de nurses aussi en blanc, était un endroit charmant, plein d’ombre, de fleurs et de pelouses vertes. Les habitants des maisons environnantes, auxquels il appartenait, n’y entraient jamais et se contentaient d’en contempler la verdure. Sylvaine avait été ravie de se découvrir une retraite aussi sûre, aussi bien gardée contre toutes les interruptions ; elle venait lire dans une petite maison rustique où elle conduisit son oncle. Comme elle le voyait très ému, les mains secouées d’un tremblement précipité, elle feignit une gaieté qu’elle ne ressentait pas et pour la première fois fut bavarde avec lui ; il paraissait avoir peine à l’écouter, mais il la regardait avec une intensité extraordinaire et murmurait entre haut et bas : « Tout à fait Mary… tout à fait. » Puis il ajouta avec un peu d’embarras dans la parole :

— Surtout, Sylvaine, ne faites rien qui vous déplaise… ni rien que ma sœur ne voudrait pas…

Puis il baissa la tête et pendant un bon moment demeura silencieux.

Alors Sylvaine sentit monter dans son cœur une vraie tendresse pour le vieillard ; il lui fit une compassion infinie, et d’un geste câlin elle caressa la main sèche aux veines saillantes et que secouait un mouvement convulsif.

— Pauvre oncle !

— Chère fille !

Ils n’en dirent pas plus, mais ils s’étaient compris ; la glace si dure à rompre était enfin brisée.

....... .......... ...

Mme Hurstmonceaux, étincelante de diamants, un collier de perles de six rangs au cou, trônait dans sa loge ; il y avait de la Royauté dans la salle, et à cause du ténor aimé l’assemblée était des plus brillantes. Sylvaine, habillée d’une robe de gaze noire, en émergeait tel un beau lis voilé de crêpe ; elle s’était coiffée elle-même, comme de coutume ; une simplicité élégante la différenciait de la plupart des femmes présentes, parées à outrance. Il y avait dans l’arrangement de sa chevelure, dans sa tournure, dans son attitude, la marque de son origine française : elle était autre et elle le sentait.

Le contraste, entre elle et Mme Hurstmonceaux, était frappant, et les lorgnettes convergeaient curieusement vers la loge bien connue. Sylvaine qui, pour la première fois de sa vie, se trouvait le point de mire de tant de regards, éprouvait une émotion intense qui lui faisait battre le cœur et pâlissait sa joue. Il lui semblait que quelque chose allait lui arriver, et lorsque Roméo fit entendre sa voix amoureuse, elle frissonna comme à la révélation d’un monde nouveau.

Vers le milieu du premier acte, lady Longarey arriva : elle était habillée en vert pâle avec une complication d’écharpes de gaze et de fleurs naturelles ; elle avait à son corsage des bouquets trop gros d’une énorme orchidée mauve ; ses frisures d’un blond roux descendaient jusqu’à ses sourcils, couvrant entièrement le front, dissimulant les rides qu’on ne pouvait effacer, et s’élevaient sur sa tête en un véritable casque doré au milieu duquel scintillaient des émeraudes et un papillon de diamants ; des bracelets s’entre-choquaient sur ses bras et les bagues bosselaient ses gants ; elle avait beaucoup de noir aux paupières, l’air amoureux et languissant. Elle entra avec grâce, posa ses mains l’une sur le bras de Mme Hurstmonceaux, l’autre en caresse sur l’épaule de Sylvaine, et s’assit à la droite de la loge, Sylvaine se plaçant entre les deux femmes. Dans le fond, M. Mar, le teint éclatant, les cheveux admirablement peignés et brossés, le linge reluisant, renversa sa tête contre la tenture de la loge, dans l’attitude d’un sultan indulgent.

A l’entr’acte, la porte s’ouvrit pour un visiteur à l’apparition duquel le visage de Mme Hurstmonceaux s’illumina. C’était un grand jeune homme brun, rasé de près, aux traits réguliers, à la bouche forte et voluptueuse. Il avait des yeux bleus garnis de cils sombres. Avec beaucoup d’aisance, il s’avança vers les trois femmes.

Mme Hurstmonceaux s’était retournée tout d’un bloc et lui tendait la main, secouant avec effusion celle qu’il lui donnait :

— Mon cher Archie ! quel plaisir de vous voir !

— Je suis arrivé ce matin.

Lady Longarey, à son tour, accueillit très cordialement le nouveau venu et lui dit :

— Le temps a paru long sans vous, Archie ; toutes vos admiratrices ont été désolées.

Il se mit à rire ; mais son regard s’arrêta curieux sur Sylvaine, puis interrogativement sur Mme Hurstmonceaux. Sylvaine s’était un peu reculée et s’était placée derrière lady Longarey.

— C’est vrai, vous ne connaissez pas ma nièce, s’écria Mme Hurstmonceaux. Ma beauté, laissez-moi vous présenter le célèbre Archie Elliot. Oh ! quand vous l’aurez entendu, vous serez comme nous, n’est-ce pas, Blanche ? On ne peut pas ne pas admirer Archie.

Sylvaine, soudain mal à l’aise pendant ce dialogue familier, salua d’une façon glaciale ; aussi fut-elle très surprise lorsqu’un moment après, le colonel Cecil Blunt étant entré dans la loge et causant avec les deux dames, elle entendit une voix à son oreille lui dire en très bon français :

— Comme Mme votre tante a bien choisi le nom qu’elle vous donnait tout à l’heure !

Saisie, Sylvaine tourna la tête pour voir tout proche d’elle M. Archie Elliot qui lui parlait presque dans le cou ; nerveusement elle avança sa chaise. Il sourit d’un charmant sourire qui découvrait ses dents à l’émail lumineux, et d’une voix très douce, presque caressante, continua :

— Avouez que vous ne savez pas du tout qui je suis.

Gravement et véridiquement Sylvaine répondit :

— Si, j’ai entendu parler de vous par Mme Hurstmonceaux…

Presque inconsciemment elle ajouta :

— Comme vous parlez bien le français !

— Voilà qui me fait plaisir. J’adore la France : j’arrive de Paris, où je suis allé pour une pièce que je veux jouer ici l’hiver prochain. Aimez-vous le théâtre ?

— Je ne sais pas ; je n’y allais jamais.

— Vraiment ? Et ce soir, êtes-vous contente ? Le grand Jean est bien en voix ; toutes les femmes en sont folles, vous savez. Etes-vous aussi amoureuse de lui ?

Sylvaine, gênée, ne répondit pas.

— Je vous dis des folies, je vous en demande pardon. J’aime beaucoup les Françaises et l’éducation française. Est-ce que vous vous plaisez à Londres ?

La question était peut-être indiscrète pour une connaissance de cinq minutes ; mais l’intonation était si vibrante, si pleine d’une sympathie voilée, que Sylvaine, se départissant de la réticence dont elle s’était fait une règle, répondit :

— Pas encore.

— Je comprends cela ; et puis, vous n’avez pas du tout l’entourage qu’il vous faut.

Elle leva les yeux, étonnée ; puis rapidement les baissa sous le regard scrutateur, à la fois respectueux et familier, qui se posait sur le sien.

— J’espère que nous serons amis, car nous nous verrons souvent, je pense. Je sens tout de suite l’attrait ou l’antipathie : vous êtes si simpatica. Oh ! moi, je ne suis pas un véritable Anglais ; je me suis affranchi de toutes les hypocrisies. Si vous me trouvez mal élevé, avertissez-moi, et je tâcherai de me corriger.

Lady Longarey se leva. Elle avait l’ouïe très fine, mais entendait médiocrement le français. Elle n’avait pu suivre l’entretien et se sentait un peu inquiète. Elle croyait Archie Elliot très capable de révélations peu souhaitables.

— Qu’est-ce qu’il vous raconte, chère ?

— Je parle français à Mlle Charmoy. Vous savez, lady Longarey, le français est une de mes supériorités.

— Est-il vrai, comme on le dit, que vous voulez jouer sur un théâtre à Paris ?

— Ce serait mon ambition. Oui, ici, nous sommes si grossiers dans nos goûts, si peu subtils : toutes les finesses sont perdues.

Une des poses favorites d’Archie Elliot était de dénigrer toute chose anglaise, bien qu’il fût la coqueluche de la société dont il avait heurté de front les anciens préjugés. Fils de famille, au lieu de suivre la carrière militaire à laquelle il avait été destiné, après des succès de salon il s’était fait acteur, mais acteur pour de bon. D’abord on avait cru à un coup de tête et on avait suivi avec une indulgence amusée ses premières tentatives, sûr qu’il en sortirait découragé ; mais, au contraire, son succès avait été prodigieux, non qu’il eût beaucoup de talent ; mais sa personne physique, sa voix, et surtout la façon dont il jouait les amoureux, avec le plus extraordinaire et réaliste abandon, lui avaient conquis le public féminin. Du premier rang des stalles, on entendait le bruit des baisers dont il meurtrissait les lèvres de l’actrice en scène avec lui, et son jeu, qui n’était qu’inconvenant, fut déclaré une révélation. Comme il était extrêmement roué, il choisissait des pièces à dénouement moral, et généralement au dernier acte il épousait, ce qui sauvait tout ce qui avait précédé. Loin de perdre caste, il se voyait beaucoup plus recherché qu’auparavant, et pour deux ou trois maisons rigoristes où on ne l’invitait plus, dix nouvelles lui étaient ouvertes ; il était un « favori », et dans la société anglaise un « favori » peut faire tout ce qu’il veut. Mme Hurstmonceaux n’était pas la seule à confesser sans vergogne une admiration passionnée pour Archie ; en retour, il était fort tendre et galant pour elle ; il usait de sa maison comme de la sienne propre, lui faisant inviter les personnes qu’il désirait voir, et la bourse de Mme Hurstmonceaux était toujours à sa disposition. Il se disait qu’un jour, faute de mieux, elle serait bonne à épouser ; que le colonel ne pouvait vivre éternellement et qu’en tout cas le rôle d’héritier de Mme Hurstmonceaux serait très acceptable. Celle-ci, depuis l’agitation causée par l’arrivée de Sylvaine, avait un peu moins pensé à Archie ; mais en le revoyant elle comprit qu’un des principaux charmes de son existence lui avait manqué. Il sollicita l’autorisation de rester dans la loge, quoiqu’il eût une stalle, et elle lui fut accordée avec joie. On se remit en place pour le second acte : Archie derrière Mme Hurstmonceaux, lui parlant bas presque sans discontinuer. Lady Longarey, un peu contrariée, fouillait la salle de sa lorgnette ; son neveu Johnnie Burney, sur lequel elle comptait, ne paraissait pas, et M. Mar avait disparu.

Dans une loge de côté, la belle Mme Duran, parée comme une idole, s’offrait à l’admiration du public ; un prince de sang royal flirtait avec elle et, pleins de déférence, son mari et le colonel Cecil Blunt se tenaient respectueusement à l’écart. Pour se désennuyer, le colonel lorgnait assidûment la loge de Mme Hurstmonceaux, pris d’une admiration subite pour « la jolie nièce » dont la contemplation lui faisait supporter avec philosophie les empiétements royaux. Il ne put s’empêcher de communiquer ses impressions à M. Duran.

— Cette petite Française est très jolie.

M. Duran éleva sa lorgnette pour vérifier l’assertion.

— Très jolie, en effet.

— La pauvre Mme Hurstmonceaux et lady Longarey ne se trouvent pas bien d’un pareil voisinage, observa le colonel en riant. Vraiment Mme Hurstmonceaux est un épouvantail aux oiseaux, et voilà cet absurde Archie Elliot qui est assis derrière elle. Pourvu qu’elle ne le fasse pas épouser à sa nièce !

— Oh ! non, dit Harry Duran d’un ton ironique ; elle ne le voudrait pas.

— Mon cher ami, répondit sans broncher le colonel, on a vu des accommodements plus extraordinaires que celui-là !

— Le fait est qu’avec un chaperon comme Mme Hurstmonceaux, il ne sera pas très facile de se marier.

— Drôle d’idée qu’a eue Hurstmonceaux de faire venir cette jeune personne chez lui !

Et le colonel reprit sa contemplation. Lady Longarey finit par s’en apercevoir et dit tout bas à Sylvaine :

— Vous avez un admirateur qui ne vous quitte pas des yeux : je vous avertis.

Et au mouvement de tête involontaire que fit Sylvaine pour regarder autour d’elle :

— Ne cherchez pas, c’est le colonel Blunt ; et ses hommages sont très flatteurs, car il est difficile en fait de beauté.

Mais Sylvaine était absorbée par le spectacle, et ces sortes de sous-entendus étaient perdues pour elle. La musique et les voix pénétraient jusqu’au plus intime de son être ; elle se sentait à la fois triste et heureuse, désespérée et pleine d’espérance. Les images se succédaient dans son esprit ; elle pensait à sa grand’mère, aux heures du soir, en face du jardin des religieuses ; puis le souvenir d’Albéric surgissait avec un grand désir de le revoir… Tous ces gens qui l’entouraient, même son oncle, étaient des étrangers ; les mélodies d’amour si belles et si tristes, cette voix d’homme ardente, cette voix de femme éperdue de tendresse, lui révélaient des sentiments qu’on peut éprouver. Elle se sentit abandonnée… seule… et eut un désir passionné de ne l’être plus ; si elle avait osé, elle eût pleuré… Puis l’image de la mort s’imposa à elle, et elle envia presque Juliette dans son tombeau, affranchie à jamais.

La toile était baissée ; on remettait les manteaux.

— Si nous allions souper ? suggéra lady Longarey.

— Excellente idée, acquiesça aussitôt Mme Hurstmonceaux. Archie, vous viendrez dans la voiture avec ma nièce et moi. Ah ! voici le colonel Blunt… Mon cher colonel, voulez-vous souper avec nous ?

— Mais, avec tout le plaisir du monde.

— Lady Longarey peut certainement vous prendre dans sa voiture.

— Merci, j’ai la mienne ; je vous suivrai.

Et, s’approchant de Sylvaine, le colonel ajouta :

— Me permettez-vous de vous offrir le bras, miss Charmoy ? Je suis tout à fait charmé à la pensée de souper avec vous.

— Je ne désire pas souper, dit Sylvaine prise d’un courage subit ; je vais demander à Mme Hurstmonceaux de me renvoyer dans la voiture.

— Oh ! pourquoi ? Je vous en prie, venez.

Mme Hurstmonceaux, emmitouflée dans un extraordinaire vêtement, s’appuyait tendrement au bras d’Archie ; le jeune Johnnie Burney venait enfin d’apparaître et escortait sa tante, qui marchait en avant.

— Vite, ma beauté, suivez avec le colonel.

— Tante Anna, je suis très fatiguée ; je vous demanderai de me faire reconduire directement à la maison.

— Oh ! ma chère, dit Mme Hurstmonceaux interdite, cela nous détourne de notre chemin. Venez donc, vous serez enchantée ; Archie nous racontera des histoires.

Le colonel Cecil Blunt se porta au secours de Sylvaine.

— Madame Hurstmonceaux, donnez votre coupé à miss Charmoy pour rentrer, et prenez le mien. Archie et moi nous vous reconduirons pour vous protéger contre tout péril.

Un peu indécise, Mme Hurstmonceaux dit :

— En ce cas, si vous le désirez absolument, Sylvaine, je puis vous renvoyer à la maison.

— Oui, je le désire tout à fait.

— Eh bien, alors arrangeons les choses comme le propose le colonel Blunt.

Au fond, Mme Hurstmonceaux ne tenait pas démesurément à la présence de sa nièce, et quand elle l’eut vue mettre en voiture et lui eut souhaité un bonsoir très affectueux, elle se retourna gaiement vers ses cavaliers, soulagée d’une responsabilité un peu encombrante. Mais lady Longarey fut extrêmement désappointée lorsqu’au Savoy, quelques minutes plus tard, elle vit survenir Mme Hurstmonceaux sans Sylvaine.

— Qu’est-il arrivé ? Où est la beauté ?

On lui donna l’explication.

— Il fallait m’avertir, je l’aurais décidée.

Puis à son tour elle se résigna et se mit à plaisanter folâtrement avec le colonel Blunt.

Pendant ce temps, Sylvaine roulait seule à travers les tristes rues de Londres. La pauvreté générale de l’architecture leur donne, la nuit, lorsque toute vie en est retirée, un aspect particulièrement lugubre. Sylvaine en fut pénétrée. Elle aperçut quelques créatures errantes, déambulant sur les trottoirs sombres. Au coin de Berkeley-Square, sous un réverbère, elle vit deux femmes qui, regardées par des hommes, dansaient avec des gestes canailles. L’une d’elles, juste au moment où la voiture la frôla, leva son pied à la hauteur de la tête de sa compagne. Ce fut une vision passagère dont l’âme de Sylvaine se sentit douloureusement blessée ; il lui tardait d’être à l’abri dans sa chambre close. Mais quand la porte de la maison fut refermée sur elle, elle trouva, dans le hall, Forster, le valet de chambre de son oncle : il était venu au bruit de la voiture, croyant rencontrer Mme Hurstmonceaux ; à son défaut, il annonça à Sylvaine l’événement qui motivait sa présence. Une demi-heure auparavant on avait ramené le colonel de son club où il avait eu une attaque… Le docteur était là…

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