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Isolée

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VII

— Eh bien ? Et la petite nièce française, ma chère Anna ? Racontez-nous… A cause d’elle il y a des jours et des jours que l’on ne vous a vue, méchante femme.

Et Blanche, comtesse Longarey, secoua d’un geste de menace affectueuse ses doigts chargés de bagues vers Mme Hurstmonceaux qui, dans toute la splendeur d’une robe de soirée, venait de pénétrer dans le salon de lady Longarey où l’on s’amusait diversement et avec peu de contrainte. Mme Hurstmonceaux arrivait toujours avec une bourse de mailles d’or bien remplie de pièces du même métal, et dans la société intime, sinon exclusive, de lady Longarey, où le gros jeu était en honneur, elle se voyait en conséquence fort bien reçue.

Blanche, comtesse Longarey, était, ainsi que son nom l’indiquait, une douairière, mais une douairière frivole et à cœur chaud qui, après une carrière extrêmement agitée et surtout une période de veuvage tout à fait indépendante, s’était rangée en épousant un homme de vingt-cinq ans son cadet (jadis son entraîneur de course), car elle avait une écurie à laquelle de toute façon elle s’intéressait passionnément. Le mariage de lady Blanche Longarey avait un peu ahuri ses contemporains ; mais M. Jimmie Mar, ainsi qu’il était familièrement connu sur le turf, non content d’être beau garçon, avait rapidement pris les allures d’un gentleman irréprochable, et comme il maintenait sa femme dans une fidélité rigoureuse à sa personne, la famille directe de la comtesse, et en particulier son fils aîné lord Longarey, qui professait des principes sévères, n’étaient qu’à demi mécontents de ce mariage. Elle était moins dangereuse, moins compromettante ainsi ; elle avait par-dessus le marché l’esprit de passer une partie de l’année en Ecosse dans une propriété solitaire et éloignée, une autre à Monte-Carlo pour se dédommager, et ses séjours à Londres n’étaient que relativement courts ; d’ailleurs, lord Longarey ne se sentait en aucune façon amoindri ni à un degré quelconque solidaire des incartades de sa mère. Il la voyait très rarement, mais enfin il la voyait quelquefois et, quand il la rencontrait, se montrait toujours poli pour elle, donnant sans regimber la main à M. Jimmie Mar devenu depuis son mariage M. Mar sans plus.

Lady Longarey avait connu tout le monde et s’était conservé un cercle recruté sans bégueulerie, mais du moins très vivant et gai. Elle comptait nombre d’amies charmantes, dont la conduite particulière cependant prêtait à la critique. Ces dames se soutenaient intelligemment entre elles et trouvaient pour la plupart, étant généralement plus ou moins gênées dans leurs affaires, fort commode une amie du genre de Mme Hurstmonceaux, dont la maison était hospitalière au possible, qui avait sa loge à l’Opéra et ne regardait pas, pour obliger, à un chèque de vingt livres, circonstance extrêmement agréable parfois.

Aux réceptions de Mme Hurstmonceaux, lady Longarey était le principal atout, car elle appartenait par sa naissance à une famille aristocratique et se trouvait apparentée à toute la pairie. Grâce à ce lest, elle avait toujours flotté ; et étant en outre extrêmement aimable, sans hauteur quelconque, bienveillante aux femmes et délicieuse aux hommes, elle enchantait les anciennes relations de Mrs Green pour qui l’aristocratie représentait la délégation directe du Paradis. Le colonel Hurstmonceaux passait pour avoir été fort bien autrefois avec lady Longarey ; en tout cas, ils étaient demeurés bons amis, et au fond il lui était reconnaissant de ses amabilités pour sa femme. Lady Longarey l’avait prise tout de suite sous sa protection ; cela n’avait pas mené Mme Hurstmonceaux très loin, mais elle n’en était pas moins enchantée et toute dévouée à sa chère lady Longarey. Elle fut donc agréablement sensible à son reproche amical en même temps que ravie d’étaler sa nouvelle importance.

— Chère lady Longarey, que vous êtes bonne de me regretter ! C’est vrai, j’ai été bien occupée. Cette pauvre petite était triste, vous comprenez.

Et tout en faisant cette constatation d’une voix émue, Mme Hurstmonceaux passait délicatement un doigt dans son corsage afin de le maintenir en place, car elle était outrageusement décolletée. Son embonpoint était encore fort appétissant, et sa belle taille avait été sa principale séduction ; elle étalait ses épaules avec une impudeur heureuse.

Lady Longarey, toute mince et maigre, était habillée de draperies flottantes, et de son corsage à peine entre-bâillé montaient les parfums les plus exquis. On ne pouvait avoir l’air plus distingué, plus supérieur à toutes les faiblesses que cette femme mûre qui avait l’âme d’une Manon ; elle levait de temps en temps les yeux sur son Jim, qui, beau, rasé de près, la bouche gourmande, parlait aux belles dames dans des attitudes familières.

Tout en le regardant à travers son lorgnon, elle répondit de sa voix douce si bien timbrée et qui jamais ne détonnait :

— Pauvre petite darling, est-elle jolie ?

— Tout à fait. Le colonel dit qu’elle est l’image de ce qu’était sa sœur au même âge ; elle est un peu froide peut-être… il faut qu’elle s’habitue.

— Froide, une petite Parisienne de dix-huit ans ! Vous m’étonnez. Est-ce qu’elle est bien habillée ?

— Oh ! non, elle est en deuil ; mais elle a une tournure très élégante. Je lui ai commandé deux robes qui lui iront à ravir.

— Vous avez bien fait. Pourquoi est-elle en deuil ?

— Mais de sa grand’mère.

— Encore ! Oh ! il ne faut pas la laisser s’attrister, il faut me l’amener bientôt ; je tâcherai d’avoir une de mes nièces.

— Elle ne veut pas sortir cette année, et le colonel prétend que nous ne devons pas la contrarier ; ils sont déjà excellents amis… Du reste, elle est très obligeante, et je sens que je vais l’aimer beaucoup. J’ai toujours désiré une fille.

— Oui, ce sera une société très agréable pour vous, surtout si elle est gaie.

— Elle n’a pas l’air gai, confessa Mme Hurstmonceaux.

— C’est fâcheux, mais cela viendra. Il faudra absolument tâcher de la présenter à ma nièce, et alors vous pourriez en son honneur donner de très jolis bals. Surtout si ma nièce consentait à faire les invitations.

— Oh ! ce serait délicieux.

— Qu’est-ce qui serait délicieux ? demanda M. Mar en s’approchant.

Mme Hurstmonceaux en souriant lui fit place sur le canapé où elle était assise. Il obéit aussitôt à l’invitation tout en regardant fixement les épaules dodues qui le frôlaient.

— Ce serait délicieux de donner un bal pour ma nièce.

— Ah ! c’est vrai, vous avez une nièce vous aussi, maintenant. Et qu’est-ce que va dire Archie ?

— Méchant homme ! Vous savez bien que je n’ai plus de prétentions.

— Mais Archie en a !

— Jamais de la vie ! Il m’intéresse en ami, et parce que j’admire son talent… et puis, je suis dévouée à mon cher colonel.

— Le colonel a la goutte.

— Et je le soigne, cher monsieur Mar, je le soigne comme Blanche vous soignerait si vous étiez malade.

Jimmie Mar découvrit ses dents qui étaient blanches et régulières comme celles d’un jeune chien.

— Pas probable que je sois malade, et que sa ladyship ait occasion d’exercer sa charité à mon égard.

Et comme lady Longarey se trouvait à portée, son mari étendit le bras vers elle et lui saisit le petit doigt, le pinçant fortement tout en lui disant :

— Est-ce que vous me soigneriez, milady, si j’étais malade ?

— Fol enfant ! dit-elle en rougissant de plaisir.

Et d’un geste plus léger que l’air elle lui frôla le visage de sa main parfumée.

Jimmie Mar n’était pas insensible à ces témoignages publics d’une préférence si flatteuse pour lui ; comme la nature l’avait doué d’un sens très juste des choses, il prenait soin de paraître amoureux de sa femme ; et effectivement, malgré les vingt-cinq ans qui les séparaient, il était, à ses heures, subjugué par sa grâce et la tendresse presque servile qu’elle lui témoignait.

— Oh ! comme elle vous gâte, monsieur Mar, dit Mme Hurstmonceaux avec admiration.

Il se mit à rire d’un rire vaniteux et satisfait.

— Et quand verrons-nous votre nièce ?

— Mais quand vous viendrez chez moi dîner, le 25, comme il est convenu. Ma nièce — et Mme Hurstmonceaux se rengorgea — ne sort pas encore. Vous savez que nous sommes en deuil de sa grand’mère ?

— Vraiment ; vous êtes en deuil avec cette robe-là ?

Et il saisit entre ses doigts forts et adroits la robe de satin mauve rosé. Puis, faisant miroiter les paillettes d’argent qui l’ornaient :

— C’est du deuil, ça ?

— Certainement.

— Eh bien, je vous le permets ainsi ; autrement non, j’abomine les choses lugubres. Ne donnez pas dans les choses lugubres, madame Hurstmonceaux, vous êtes bien trop agréable pour cela. Voyons, voulez-vous faire une partie de bézigue avec moi ? Je crois qu’on joue au baccara là-bas ; mais nous sommes des gens rangés, nous ; nous y jouerons seulement tout à l’heure.

— Je serai enchantée de jouer avec vous à tout ce que vous voudrez.

— Eh bien ! d’abord un bézigue pour quelque chose qui en vaille la peine, afin de ne pas nous endormir.

— Si vous voulez.

— Alors, venez.

Mme Hurstmonceaux se leva. Les salons de lady Longarey étaient petits ; du reste, elle n’habitait pas sa propre maison, mais en louait une chaque année ; sa principale installation était à la campagne ; néanmoins elle s’arrangeait toujours pour avoir un cadre qui lui seyait, et surtout autour d’elle prodiguait les fleurs ; il y en avait partout en abondance extraordinaire, et leur fraîcheur et leur beauté donnaient comme un air de volupté à toute l’ambiance. Lady Longarey en tenait sans cesse dans les mains, et soit en causant, soit en jouant, déchiquetait des roses.

Dans ce milieu, les conversations roulaient invariablement sur deux sujets uniques : les courses et l’amour. On parlait du jeu ouvertement, de l’amour d’une façon plus détournée ; mais pour chacune de ces femmes toute l’existence était une défense désespérée contre l’âge et ses atteintes ; elles ne vivaient que pour être admirées et aimées : l’amour pour elles était la réalité la plus prosaïque et s’incarnait en des hommes du type de Jimmie Mar. Lady Longarey, par tradition familiale, s’occupait aussi de politique, et dans le dernier salon, sorte de petit réduit, moitié serre, moitié boudoir, se réunissaient ceux qui s’y intéressaient. Jimmie Mar rêvait d’entrer un jour au Parlement et se mettait en frais pour les amis politiques de lady Longarey ; elle était Primrose-Dame, et très active dans sa sphère.

Une des ambitions cachées de Mme Hurstmonceaux eût été d’avoir un salon politique, et elle ne comprenait pas pourquoi les hommes qui venaient si volontiers causer chez lady Longarey se montraient si peu disposés à accepter ses invitations. Lady Longarey, en bonne amie qui sait la vie, l’engageait toujours à les récidiver malgré les refus.

— Et, disait-elle, un jour ou l’autre ils viendront.

Sa prophétie paraissait devoir se réaliser, car Mme Hurstmonceaux avait enfin obtenu une acceptation de sir Charles Springle, membre très influent de la Chambre des Communes, riche et répandu. Mme Hurstmonceaux ne manqua pas de dire à M. Mar, tout en prenant place en face de lui et en battant les cartes :

— Est-ce que sir Charles Springle est ici ce soir ?

— Non.

— Vous savez que vous dînerez avec lui le 25 ?

— Je le sais ; sa ladyship me l’a annoncé.

— Il viendra peut-être, tout à l’heure.

— Je ne crois pas. Allons, madame Hurstmonceaux, faites attention à votre jeu ; Archie n’est pas là, j’ai peur de vous.

Mme Hurstmonceaux prit un air coupable et enchanté. Le colonel Cecil Blunt, un des assidus du salon de lady Longarey, qui venait d’entrer, s’approcha de la table de jeu et dit à Mme Hurstmonceaux…

— Je parie cinq guinées pour vous.

— Mon cher colonel, bonsoir ! Comment allez-vous ?

— Parfaitement.

De petite taille, les cheveux clairsemés, les traits d’une joliesse enfantine, le colonel Cecil Blunt, admirablement soigné, avait l’air fort distingué ; c’était un viveur enragé, souffrant cruellement de l’asthme, mais marchant quand même, et dépensant à dissimuler ses souffrances physiques une véritable somme d’héroïsme. Il parlait ordinairement assez bas, par petites phrases courtes et hachées, afin de ménager sa respiration. Sa vie avait présenté toutes les irrégularités imaginables ; mais il était possesseur d’une très grosse et solide fortune, ce qui disposait à l’indulgence en sa faveur. Il s’était toujours moqué de l’opinion publique ; depuis vingt ans, il était séparé de sa femme, qui ne cachait guère ses amants ; mais comme elle les prenait dans le plus grand monde et s’était longtemps affichée avec un prince de la maison royale, le colonel Cecil Blunt éprouvait un secret orgueil de celle qui portait son nom ; elle avait été ravissante, conservait des restes de beauté, et son mari lui servait une très généreuse pension ; on disait même qu’il allait parfois lui rendre visite. Il avait eu des liaisons notoires, mais principalement dans le monde des actrices, la rampe exerçant sur lui une étrange fascination et les sujets excentriques surtout l’enthousiasmant. Il avait entrepris d’extraordinaires voyages avec d’extraordinaires personnes ; maintenant, absolument obligé de se ménager un peu, il s’était relativement assagi et venait beaucoup chez lady Longarey, où il rencontrait familièrement et commodément la jolie Mme Duran, une beauté nouvelle qui prenait grand essor, ce à quoi le colonel Cecil l’aidait. Cette jolie femme avait pour mari un garçon bête et vaniteux, joueur émérite de tennis, confiant en lui-même, ébloui d’être invité dans de grandes maisons et d’entendre louer sa femme. Celle-ci le menait à son gré ; des moralistes auraient pu trouver à redire à l’attitude de M. Henry Duran ; mais les moralistes restent chez eux et font bien.

Mme Hurstmonceaux, qui était serviable, invitait très fréquemment les Duran, et non moins souvent le colonel Cecil Blunt. Comme il n’était pas délicat dans ses sentiments, il aimait assez à lui rappeler le temps où elle était Mme Green et même celui où elle ne l’était pas. Mme Hurstmonceaux, non seulement ne s’en fâchait jamais, mais s’en amusait, sa délicatesse aussi étant tout à fait relative.

Cependant, comme confusément Mme Hurstmonceaux réalisait que le colonel Cecil Blunt la tenait en petite estime, quand elle eut fini de marquer ce qu’elle gagnait elle lui dit, d’une voix importante :

— Vous savez, colonel Blunt, que ma nièce est arrivée ?

— D’où ? De Gibraltar ?

— Du tout, de Paris, la petite-nièce du colonel Hurstmonceaux, Mlle Charmoy, petite-fille de Mme de Nohic, la sœur de mon mari.

— Et que vient-elle faire ?

— Elle vient demeurer avec nous ; je compte l’adopter.

— Elle n’a plus de parents ?

— Non.

— Est-ce qu’elle est jolie ?

— Délicieuse simplement. Oh ! elle fera sensation.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ce soir ?

— Elle est en deuil ; elle ne sort pas encore.

— Et nous verrons cette merveille ?

— Certainement.

— Alors, vous allez être une femme très sage.

— Je suis toujours une femme très sage ; c’est vous qui n’êtes pas sérieux.

— Qu’est-ce que vous dites, Jim, de la sagesse de Mme Hurstmonceaux ? demanda ironiquement le colonel.

— J’y crois tout à fait.

— Là, vous êtes un homme exquis, monsieur Mar, et je vous gagne…

Puis, mise en belle humeur par son succès, Mme Hurstmonceaux se dirigea vers le salon du fond, où sur une table étaient les rafraîchissements. On y faisait une grande consommation de champagne et de boissons compliquées que lady Longarey ne dédaignait pas quelquefois de composer elle-même, de l’air dont elle aurait assemblé les matériaux d’une thériaque précieuse. Mme Hurstmonceaux trouvait nécessaire à sa santé de boire plusieurs verres de champagne par soirée, et le colonel Cecil Blunt lui offrit immédiatement de lui en servir un. Elle accepta ; il s’en versa autant lui-même ; puis, levant sa coupe, il dit à Mme Hurstmonceaux :

— A la santé de votre jolie nièce !

Flattée de l’attention, elle répondit de sa voix sonore :

— A la santé de ma nièce !

Alors ce fut des différents coins du salon comme une fusée…

— La santé de la nièce ! Hip ! hip ! pour la jolie nièce de Mme Hurstmonceaux !

Et dans un mouvement d’enthousiasme les verres de champagne s’élevèrent.

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