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Isolée

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XXVIII

Sylvaine s’était remise entre les mains de sa tante avec une sorte de soulagement.

— Pauvre Beauté ! avait dit Mme Hurstmonceaux avec expansion, j’avais été si contente que Nelly vous eût arrachée à votre solitude. Voyez, vous n’auriez pas été malade si vous étiez venue avec moi. Enfin on va vous guérir, et plus tard je vous conduirai à Monte-Carlo.

Sylvaine avait acquiescé à tout ; la maladie avait été comme une délivrance pour elle, délivrance de la tension continuelle qu’elle s’imposait depuis tant de mois, et que la présence d’Albéric avait les derniers temps rendue presque insupportable. Elle éprouva un apaisement à s’entendre dire qu’elle ne devait ni parler ni penser, mais dormir et tâcher de regagner des forces. Le docteur avait catégoriquement rassuré Mme Hurstmonceaux ; il n’y avait aucune complication sérieuse à craindre, mais l’abattement nerveux était extrême, et serait peut-être long à combattre. Nelly avait conclu que c’était là une de ces maladies auxquelles il aurait suffi d’un peu d’énergie pour échapper ; aussi, elle parlait de rentrer à Londres où elle avait des engagements précis.

— C’est cela, retournez. Moi, dès que Sylvaine sera un peu plus forte, je la ferai transporter à l’Elysée-Palace ; le docteur me promet que cela se pourra dans trois ou quatre jours, et, en attendant, cette excellente Pauline ne la quittera pas. Je suis là, je suis là, Sylvaine n’a besoin de personne.

Dans son accablement, la malade avait fait peu attention aux absences de Nelly, qui entrait un moment dans sa chambre et en ressortait aussitôt. Elle était partie sans lui dire adieu, voulant, disait-elle, lui épargner la moindre émotion, et chargeant Pauline de ses messages d’amitié ; Albéric l’avait accompagnée jusqu’à Dieppe, et pendant deux jours on ne l’avait pas vu.

Maintenant, Sylvaine se retrouvait dans Portman Square, et par un de ces revirements inexplicables du cœur, la maison lui fit plaisir à revoir. Elle avait tant souffert pendant son court séjour à Paris qu’elle n’y pouvait penser sans détresse. Le pauvre colonel avait été ramené de Reigate, un peu plus apathique qu’il n’était parti, mais ayant recouvré des forces, et sa vie végétative menaçait de se prolonger longtemps encore.

Mme Hurstmonceaux s’admirait dans le rôle bienfaisant qu’elle remplissait. Du reste, elle constatait avec un sentiment triomphant que sa vertu ne restait pas sans récompense. Mme Caulfield et Kathleen, rentrées à Londres pour l’hiver, avaient, dès leur première semaine de retour, accepté une invitation à dîner ; Mme Gascoyne était venue voir son cousin et envoyait ses compliments à Mme Hurstmonceaux ; tout indiquait une détente prochaine. Mme Gascoyne était trop bonne tante pour nuire aux espérances de Kathleen, et l’inclination évidente qui portait Mme Hurstmonceaux vers cette jeune parente devait être cultivée ; puis, la présence de Sylvaine, traitée en fille de la maison, changeait tout : ce qui eût été impossible autrefois devenait acceptable. Mme Hurstmonceaux recevrait de la bonne compagnie, comme l’avait fait observer doucement Mme Caulfield ; le jour où la bonne compagnie consentirait à aller chez elle, c’était aux proches du colonel Hurstmonceaux de l’y amener.

Novembre enveloppait la ville de sa tristesse et de ses brouillards. Percy Rakewood n’avait pu y résister ; et, après quelques jours passés à Londres, pendant lesquels il n’avait cessé d’être enrhumé, le vieux beau avait repris le chemin du Midi, ayant auparavant chaudement exhorté Mme Hurstmonceaux à venir à Monte-Carlo en février comme elle le promettait ; et tendrement recommandé Sylvaine aux Caulfield.

Cependant, Sylvaine, pour le moment, semblait prendre les choses avec patience ; une aisance lui était venue qui lui permettait d’entrer et de sortir, de se mouvoir par la maison, sans le sentiment de gêne qui l’avait paralysée les premiers temps. Et puis, maintenant, elle avait des amies : Kathleen, qu’aucun brouillard, aucune tristesse atmosphérique, n’abattaient jamais, et avec elle Nelly, mais celle-là, on la voyait rarement ; extrêmement occupée en prévision de Noël, elle avait découragé les visites et se dispensait d’en faire. Sylvaine avait demandé à Kathleen si elle ne trouvait pas miss Holt un peu changée.

— Elle a été si bonne pour moi à Paris, et maintenant il me semble que je lui suis devenue étrangère.

— Oh ! ne vous formalisez pas des fantaisies de Nelly, avait répondu Kathleen ; sans doute, son conte de Noël lui donne du mal, et peut-être aussi n’est-elle pas en fonds. Moi, en pareil cas, je l’attends ; faites comme moi.

Mais Sylvaine ne pouvait se défendre de s’étonner et de se demander si Albéric écrivait à Nelly. Elle s’était sentie jalouse de l’espèce d’intimité entre eux qui avait semblé la reléguer à l’écart, comme une enfant.

L’électricité était allumée de bonne heure dans Portman Square ; des feux magnifiques brûlaient dans les cheminées, et des fleurs rares parfumaient l’atmosphère. Quelquefois le brouillard était si dense qu’on ne distinguait pas les arbres du square ; on semblait être dans une ville souterraine. Mme Hurstmonceaux n’en sortait pas moins et redoublait d’efforts pour se distraire.

Sylvaine revit avec plaisir Archie Elliot ; il y avait en lui une douceur enveloppante à laquelle elle n’était pas insensible. Il répétait un rôle important, et Mme Hurstmonceaux ne parlait pas d’autre chose. Archie, invité pour les rencontrer, avait reçu bon accueil de Mme Caulfield et de Kathleen, qui s’intéressaient particulièrement aux gens de théâtre, et Kathleen jugeait qu’être une grande actrice constitue une destinée magnifique ; sa mère ne disait pas non, et Mme Hurstmonceaux s’enthousiasmait sur l’indépendance d’esprit de la jeune fille. Il y avait des instants où elle avait au bord des lèvres le récit de ses triomphes, alors qu’elle charmait, en chantant, la garnison de Gibraltar, et puis la réflexion lui faisait refouler ses confidences.

Archie Elliot, discrètement, s’occupait de Sylvaine. Comme elle était encore faible et devait éviter de sortir par le mauvais temps, elle lisait beaucoup, et il présidait à ses lectures ; il lui en faisait même à haute voix parfois, et Mme Hurstmonceaux n’avait paru y voir aucun inconvénient. Dans ses visites quotidiennes à la maison de Portman Square, il était devenu tout naturel pour Archie Elliot, si Mme Hurstmonceaux était absente, de monter rendre visite à miss Charmoy, qui se tenait dans le salon de sa tante.

Il s’y trouvait un après-midi particulièrement morose, et Sylvaine, contente d’avoir une société, lui avait offert le thé. Ils causaient amicalement, et presque gaiement, car le grand souci d’Archie était d’amuser Sylvaine qu’il devinait en proie à une mélancolie latente, quand la porte s’ouvrit, et le colonel Blunt fut annoncé. Il s’avança très cordial et empressé vers Sylvaine, jetant en même temps un regard étonné sur Archie ; celui-ci s’était levé et dominait le colonel de sa haute taille : plus statuesquement beau que jamais, avec son teint de femme et ses cheveux bouclés, le favori des belles dames ne se trouva aucunement embarrassé par le mépris caché qu’il démêla dans la réception assez froide du colonel qui, avec sa petite taille, son visage fin, mais flétri, et ses yeux bleus aux paupières fatiguées, paraissait insignifiant, malgré son élégance très virile, à côté du superbe jeune homme. Néanmoins, le sentiment de sa position et de sa fortune, la grande habitude du monde, son tact averti, lui donnaient une aisance qui lui permit de tenir pour négligeable la présence de M. Elliot, dont il trouvait l’intimité avec Sylvaine au moins fâcheuse.

Il s’adressa à elle exclusivement pour lui apprendre qu’il revenait seulement du Yorkshire, ayant été obligé d’y rester beaucoup plus tard qu’il ne prévoyait d’abord.

— Alors, vous n’avez pas été en Allemagne ? dit Sylvaine étonnée.

— Non, mais je m’imaginais que vous le saviez, puisque votre cousin a passé quelques jours à Hombourg.

Sylvaine rougit sans rien répondre.

— On m’a appris que vous aviez été malade, continua le colonel, et j’en ai été véritablement affligé.

Sylvaine remercia, et comme l’entretien se prolongeait en duo, Sylvaine étant incapable d’y faire entrer Archie Elliot, celui-ci, qui avait pris un journal, finit par lui dire :

— Je pense que nous ne finirons pas la lecture aujourd’hui ; alors, je reviendrai demain.

— Vous n’attendez pas ma tante ? demanda Sylvaine timidement.

— Non, adieu.

Il lui serra la main avec familiarité ; puis, d’un coup de tête sec il salua le colonel.

Blunt le vit disparaître avec un plaisir infini ; intérieurement, il bouillonnait de la hardiesse d’Archie Elliot. Il aurait peut-être bien celle de faire la cour à miss Charmoy ?

Il la contempla avec délice. Un col de crêpe blanc allégeait le noir de la robe de Sylvaine, et elle lui parut, avec son air pâle et fragile, absolument enchanteresse. Il eût voulu sur l’heure se mettre à genoux devant elle ; lui dire qu’il l’adorait, lui offrir de faire d’elle la plus heureuse femme du monde si un dévouement sans limite mis au service d’une grande fortune pouvait y contribuer. Il n’osa pas, mais il osa la regarder avec émotion, et la voix un peu troublée il lui dit :

— J’ai fait beaucoup de changements dans ma vie depuis que je vous ai vue.

— Ah ! dit Sylvaine intimidée.

— Oui. D’abord, en me retrouvant chez moi à la campagne, j’ai compris que j’étais coupable de n’y aller jamais, car j’ai en mon pouvoir d’y accomplir beaucoup de bien… Alors, j’ai tout organisé pour y retourner régulièrement, et j’ai demandé à ma sœur, une chère vieille fille qui vivait retirée et que je n’appréciais pas assez, de venir tenir ma maison. Elle a eu la bonté de consentir, et elle est arrivée avec moi à Charles Street. J’espère maintenant que vous y viendrez puisque ma sœur sera là pour vous recevoir. Elle sera si heureuse de vous connaître, mademoiselle Sylvaine !

Elle sourit de l’appellation.

— Vous permettez que je vous nomme ainsi ?

— Mais certainement. Ah ! je comprends que vous soyez content d’avoir votre sœur avec vous ; c’est si triste de se sentir sans proche parent… seule… Et elle baissa la tête, accablée…

Il hésita… Non, il ne devait pas profiter de cette émotion fugitive, et puis, elle était trop jeune, trop timide ; il ne devait pas l’embarrasser. Le sentiment de la pureté d’âme de Sylvaine, de cette chasteté parfaite, embrasa le cœur de l’homme de plaisir ; il eût voulu être digne d’elle… Il ne put que dire :

— Je crois que vous aimerez ma sœur. Je le désire beaucoup, car elle a quitté ses amis et ses habitudes pour moi. Je voudrais qu’elle ne se sentît pas trop isolée.

— Je suis sûre que ma tante fera tout ce qu’elle pourra.

— Entre nous, Mme Hurstmonceaux est une excellente femme, mais pas du tout le genre de Laura. Ma sœur Laura est très délicate dans ses goûts.

Puis, après une pause, il demanda :

— Vous voyez souvent Archie Elliot ?

— Oui, presque tous les jours.

— Et il vous plaît ? Je suis indiscret, peut-être ?

— Il est très amical, et j’aime à l’entendre lire.

— Oui, c’est un bon histrion ; mais croyez-moi, mademoiselle Sylvaine, n’ayez pas trop confiance en lui…

— Oh ! nous ne disons jamais rien de confidentiel.

Mme Hurstmonceaux, dans un costume de velours grenat, une toque ornée d’une profusion de plumes blanches sur la tête, le visage éclatant de blanc, de rouge et de noir, fit son entrée avec l’impétuosité d’un cyclone, déchirant ses gants pour donner plus vite sa main nue au colonel Blunt et lui écrasant d’énormes bagues contre les doigts.

— Mon cher Cecil, si enchantée de votre retour ; vous nous manquez, vous nous manquez extrêmement. Oh ! j’ai beaucoup à causer avec vous.

Et elle lui murmura quelques paroles à l’oreille en éclatant de rire.

Le colonel Blunt parut goûter médiocrement la plaisanterie.

— Je vous en prie, dit-il, vous feriez se sauver miss Charmoy.

— Du tout, du tout ; restez, darling. Oh ! mon cher Cecil, quelle chance de vous voir aujourd’hui ! Justement, Mme Caulfield et sa fille dînent ici demain ; promettez-moi que vous viendrez aussi.

— Mme Caulfield ? dit-il étonné.

— Oui ; je l’aime beaucoup, affirma délibérément Mme Hurstmonceaux. Maintenant, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis les siècles que je ne vous ai vu.

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