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Isolée

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IV

Il y avait eu une discussion dans la famille pour décider à qui il incomberait de conduire Sylvaine à Londres. M. Gardonne d’abord n’avait pas hésité à dire que ce serait lui-même ; mais la sage Sophie lui avait insinué qu’il y aurait dans cette démarche quelque chose d’indiscret, comme un désir de se mettre en avant. Certes, si elle ne l’eût pas jugé ainsi, elle aurait en personne accompagné sa nièce ; mais dans la situation particulièrement délicate où les mettait cette adoption, qui, au fond, lésait leur fils, elle jugeait que la plus grande réserve leur était commandée à l’égard de M. et Mme Hurstmonceaux. Une étrangère était donc préférablement indiquée pour cette mission de remettre Sylvaine à sa nouvelle famille ; Mme Gardonne estima que Mme Delaroute la remplirait admirablement et ménagerait en outre beaucoup plus la sensibilité de Sylvaine, qu’il convenait d’épargner. Ni M. Gardonne ni Albéric n’eurent rien de valable à objecter et, le concours de Mme Delaroute ayant été promis, il ne resta plus qu’à vaquer aux préparatifs du départ.

Mme Delaroute, pour laquelle en ses jours de gaieté Albéric professait une passion désordonnée, était de ces créatures qui réconcilient avec l’humanité et font comprendre qu’entre le bien et le mal s’établit l’équilibre qui empêche la société de chavirer. Sans prétention à aucune vertu éclatante, Mme Delaroute, depuis l’âge de vingt-sept ans, luttait seule avec un courage indomptable pour conquérir sa vie et celle de son fils. Restée veuve sans autre patrimoine que des dettes, elle avait travaillé sans trêve ni répit, se trouvant la plus heureuse personne du monde si les leçons ne lui manquaient pas. Gaie au milieu de ses soucis, sans envie ni fiel, elle s’était fait aimer partout, et, quand ses élèves s’absentaient, elles s’évertuaient à lui laisser des besognes quelconques afin de la dédommager un peu. Mme Delaroute faisait les visites de charité de l’une ; elle terminait les ouvrages de l’autre, ayant à peine le temps de souffler, et pourtant s’intéressait à tout, lisant passionnément son journal à un sou, seule débauche qu’elle se permît ; et de cette façon elle avait passé vingt ans. Puis, à son tour, André avait assumé le fardeau et, content de son petit emploi, nourrissait l’idée de se marier un jour. Comme sa vaillante mère ne voulait pas être une entrave à ce juste désir, elle prétextait un besoin d’activité pour continuer ses leçons, qu’elle était bien résolue de mener aussi longtemps que ses forces le lui permettraient. Mme de Nohic avait horreur des éducations en commun et n’aimait pas plus les cours. Elle trouvait très inutile que sa petite-fille reçût une instruction de pédante : de bons livres, une direction sage, des clartés générales, lui semblaient entièrement suffisants, et Mme Delaroute, qui manquait de tous les brevets modernes, lui parut on ne peut plus apte à remplir son programme. Trois fois par semaine, pendant cinq ans, elle était venue régulièrement chez Mme de Nohic, s’occupant de Sylvaine, dont elle était demeurée l’amie très appréciée, car la jeune fille n’avait qu’une seule intimité de son âge avec une ancienne compagne de couvent chez qui, de temps en temps, Mme de Nohic l’envoyait sous la garde de Mme Delaroute.

Sylvaine s’était habituée à vivre avec des gens plus âgés qu’elle et n’en souffrait pas. Mme Delaroute, invariablement de bonne humeur (de quoi avait-elle à se plaindre puisque André prospérait ?), était d’excellente compagnie, et, comme sa seule prétention consistait à mettre du plomb dans les jeunes têtes, elle s’y était particulièrement appliquée pour Sylvaine. Après la perte que Sylvaine avait faite de sa grand’mère, Mme Delaroute s’était multipliée, et si Mme Gardonne, jalouse de son rôle, ne s’y fût opposée, elle eût donné tous ses moments de liberté à la jeune fille.

« Heureusement, Sylvaine est raisonnable », se disait l’excellente femme, et elle se félicitait d’avoir contribué à la rendre telle.

Ce fut une délivrance pour Sylvaine quand tous les détails de son voyage furent arrêtés ; elle avait maintenant hâte de partir, tant elle trouvait intolérable le chagrin que la perspective lui en faisait éprouver. Le soir était le moment qu’elle attendait avec impatience ; à neuf heures et demie, son oncle et sa tante la laissaient : ils avaient loué deux chambres dans une pension de famille du voisinage, l’appartement de Mme de Nohic étant trop exigu pour les recevoir ; ils y arrivaient le matin et y restaient la journée, du moins Mme Gardonne qui n’en bougeait qu’avec Sylvaine et s’occupait de l’inventaire avec une précision méticuleuse, car elle mettait son point d’honneur à ce que rien ne fût égaré et qu’au moment donné Sylvaine retrouvât la moindre bagatelle.

La veille du départ, la chaîne de la porte enfin mise, et la vieille Pauline, la figure contractée, entrant dans la chambre pour lui dire bonsoir comme elle en avait la coutume, Sylvaine crut défaillir : elle éprouva ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait vu fermer le cercueil de sa grand’mère, une angoisse indicible, un avant-goût du néant. C’était fini !… fini de vivre dans ces pièces où elle avait passé de l’enfance à l’adolescence ; fini de respirer l’air que sa grand’mère avait respiré, de retrouver la trace de tous les objets familiers. Cette réalité d’intérieur, si tangible et si intense, allait se fondre, disparaître à jamais, comme était disparue la créature vivante devenue soudain un mythe, quelque chose d’impalpable et d’insaisissable. Pauline, dans son vrai chagrin, dans sa peine de voir s’en aller au loin l’enfant qu’elle avait vue grandir, ne trouvait qu’un mot à dire, le plus juste en somme :

— Ah ! que pauvre Madame serait triste !

Sylvaine la regarda, frémit, puis répondit :

— Mais elle ne sait pas, Pauline, elle ne sait pas !

— On n’en est pas sûr. Ah ! pauvre Mademoiselle, je serais bien restée avec vous ; il aurait bien mieux valu vous marier que de partir comme ça dans un pays qu’on ne connaît pas.

— Je vais chez mon oncle, Pauline, vous l’oubliez, le frère de bonne-maman, dit Sylvaine en se roidissant contre le sentiment d’abandon. Elle l’aimait ; peut-être, au contraire, cela lui ferait-il plaisir de m’y voir aller.

— Peut-être, dit Pauline, qui n’était pas dans les jours où elle tenait à son opinion.

Et elle ajouta d’une voix tremblante, prise d’un regain d’affection pour sa maîtresse disparue :

— Quand on pense qu’on ne fera plus de ces bonnes petites dînettes que pauvre Madame aimait tant ! Elle me disait comme ça : « Pauline, mettez beaucoup de sucre dans la crème ; mon petit-fils l’aime très sucrée… »

Cette évocation parut à la vieille servante la plus cruelle de toutes, et des larmes courtes et rares, comme celles qui jaillissent péniblement des yeux fatigués, tombèrent sur ses joues pendant que, sans les essuyer, elle clignait ses paupières ridées, regardant avec une expression pitoyable la jeune créature qui partait. Et partir, pour l’esprit simple de la vieille servante, représentait la somme de ce qui peut arriver de pire.

Sylvaine, assise au pied de son lit, dans une attitude lasse, était devenue très pâle, et ses yeux chargés d’une mélancolie profonde rencontrèrent ceux de l’humble femme, à laquelle, par des attaches secrètes, elle eut, au même instant, le sentiment d’être unie. Pauline était la détentrice de tous les chers souvenirs de la vie journalière ; elle seule pouvait partager ce trésor avec l’enfant orpheline, le lui offrir sans cesse pour y recourir comme à une inépuisable ressource consolatrice. L’idée de quitter Pauline, idée qui jusqu’alors avait été pour Sylvaine d’une importance très secondaire, l’oppressa soudain ; sentant que son émotion allait la dominer, et soigneuse de la dissimuler, elle fit un suprême effort pour dire lentement :

— Il faut que je me repose, Pauline… Je reviendrai…

Obéissante, Pauline se leva pesamment de la chaise où elle s’était affaissée, fit deux ou trois tours par la chambre, touchant, comme pour les caresser, les rideaux des fenêtres, la table de toilette, et enfin la grande malle couverte de son enveloppe bise qui était rangée contre la porte ; puis, d’une voix chevrotante, pendant que l’index de sa main gauche arrêtait une larme, elle dit :

— Bonsoir, mademoiselle Sylvaine.

— Bonsoir, Pauline.

Quelques mots brefs, et c’est ainsi dans la vie que tout se dénoue. Adieu ! adieu ! Et les âmes liées l’une à l’autre se séparent et suivent la route solitaire et mystérieuse réservée à chaque être humain. Il suffit parfois de très peu de chose pour modifier d’une façon profonde les impressions d’un cœur. Sylvaine en voyant Pauline s’éloigner fut saisie d’une angoisse indéfinie ; jusqu’à cette minute, elle n’avait appréhendé qu’en enfant le fait de la séparation d’avec tout ce qu’elle connaissait. Son esprit, replié sur le souvenir des tendresses perdues, occupé de l’effort de cacher sa peine, ne s’était pas appesanti sur la pensée de l’avenir. Habituée à se soumettre, elle avait accepté la décision prise sans se demander ce qu’en seraient les conséquences. Tout ce que ce grand changement recélait d’inquiétant s’offrit tout à coup à son esprit dans une épouvante subite ; elle eut la sensation éperdue d’être seule sur une barque, voyant fuir devant ses regards la terre connue et courant sans protection vers des rivages dont elle ignorait tout. Elle réalisa que demain, la nuit même qui suivrait celle qui commençait, elle dormirait sous un toit étranger, au milieu d’êtres inconnus. Son grand-oncle, lorsqu’elle en parlait comme d’une personne éloignée, était une figure familière dans son imprécision, mais, à être approché de près, redevenait un étranger redoutable. Il passa sur la jeune âme de Sylvaine cette désolation morne qui naît de notre absolue impuissance à façonner notre vie ; elle discerna confusément que son avenir allait dépendre non de ses désirs et de ses efforts, mais d’un ensemble de faits contre lesquels elle ne pouvait rien.

En vérité, pour qui pense, c’est un sujet d’effroi presque terrifiant que la toute-puissance des forces mises en jeu pour agir sur une seule destinée, et la répercussion lointaine que d’autres vies ont sur celles que souvent même elles ignorent. Si enchevêtrée et étroite est la solidarité humaine, si serrée et si solide la trame qui relie les existences, que nul ne peut se vanter de vivre sa vie indépendante. A l’heure où la moindre déviation dans la route suivie suffit pour transformer totalement l’orientation des années futures, où chaque minime action revêt un caractère presque auguste par les résultats qui en peuvent découler, les êtres humains, et les femmes en particulier, dépendent généralement de l’ambiance qui les fait vivre, et même une ferme volonté de s’en défendre n’en peut atténuer le pouvoir occulte qui prend ses racines dans les sources de la vie.

Pour Sylvaine orpheline, et affranchie en apparence de toute influence prépondérante et directe, sa jeune existence portait déjà comme un fardeau invisible le poids de toutes les vies dont elle avait approché. Ses deux mères d’abord, qui différemment avaient pétri son âme, et dont la domination était beaucoup plus forte depuis qu’elles avaient cessé de vivre : Mme de Nohic avait certes influencé sa petite-fille de son vivant ; mais morte, elle s’en emparait tout à fait. Cette fierté, que sa grand’mère lui avait toujours vantée comme le bouclier de la femme, Sylvaine, pendant ses méditations tristes, prenait la résolution de ne jamais s’en départir. Personne ne verrait combien elle se sentait abandonnée. Si elle consentait à aller vers l’inconnu, c’est parce qu’elle pensait retrouver en son oncle quelque chose de celle qui était partie et à qui elle voulait complaire. L’oncle et la tante Gardonne, qui remplissaient si mal leur mission envers Sylvaine, avaient, eux aussi, par leur conduite, une part énorme d’influence sur les contingences à venir ; de la faiblesse de l’un, de l’âme basse et jalouse de l’autre, Sylvaine, dans sa candeur innocente, ressentirait les effets. Et plus loin encore, il fallait que le contre-coup de la carrière aventureuse d’une femme de basse extraction devînt un facteur puissant dans la destinée d’une créature née en pays étranger, et désormais et pour toujours reliée à cette autre destinée de femme dont il semblait que tout la séparât.

Sylvaine, pensive et triste, à la lueur affaiblie de sa petite lampe voilée, ne pouvait, dans son ignorance, se dire ces choses, mais néanmoins leur ensemble obscur l’oppressait ; pour la première fois de sa vie elle essayait de dégager sa personnalité des faits, de se rendre compte de ce qu’était une personnalité ; elle s’interrogeait elle-même, cherchant à démêler les sentiments de son propre cœur, impuissante à le faire, craintive elle ne savait distinctement de quoi. L’image de son cousin Albéric se présenta très précise avec une vague douceur dont elle fut étonnée ; il avait été chagrin, ce soir-là, à table, plus ému qu’il ne l’avait lui-même pensé à l’idée de voir disparaître sa petite compagne de jeunesse et observant Sylvaine avec une curiosité nouvelle. Le repas, déjà assombri par le malaise de tous, l’avait été encore davantage par l’humeur peu dissimulée du jeune homme : il avait été presque jusqu’à rudoyer son père ; répondant aux phrases sucrées de Mme Gardonne avec une ironie qui frisait l’insolence. Au moment de quitter Sylvaine, il lui avait dit, regardant en même temps son père et sa belle-mère :

— Oh ! Sylvaine, si tu étais ma sœur, je prendrais soin de toi comme d’une colombe.

Et ce fut ces paroles dans l’oreille qu’à la fin, accablée à ne pouvoir plus penser, Sylvaine s’endormit pour la dernière fois sous le toit où elle avait été si bien gardée, où le mal de la vie ne pouvait l’approcher.

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