Isolée
XXV
Nurse Rice s’était informée si miss Holt se rendait à l’église le matin ou le soir.
— Je n’irai pas du tout, avait-elle répondu tranquillement.
Ceci se passait à déjeuner. Sarah, la parlourmaid, ravie de la venue d’un visiteur, avait orné la table de roses, et miss Holt en piqua une délibérément à la dernière boutonnière de son corsage, tout en demandant à Sylvaine :
— Et vous, miss Charmoy, comment sanctifiez-vous le septième jour ? Moi, je le sanctifie en me reposant.
— J’irai à la messe à Redhill ; la voiture sera là dans un moment.
— Ah ! c’est vrai, vous êtes papiste ! Mais, j’y pense, c’est très intéressant une Congrégation catholique à la campagne. Je vais avec vous, si vous le permettez.
Sylvaine, manifestement embarrassée, avait rougi.
— Cela vous contrarie ?
— Je n’aimerais pas que vous vous moquiez.
— Moi, me moquer de l’institution la plus respectable qu’il y ait au monde ! Me prenez-vous pour une imbécile ? La messe me plaît beaucoup, au contraire. Au moins, on sait pourquoi on est là. Non, chère, soyez tranquille. Si vous voulez de ma personne, je serai très sympathique.
— Alors, venez, dit Sylvaine en souriant.
Sylvaine éprouvait un secret plaisir à se rendre à la petite chapelle catholique. Une fois qu’elle en avait franchi le seuil, le sentiment d’être étrangère disparaissait ; toute l’assemblée, peu nombreuse et composée de gens assez ordinaires, était, elle le sentait, en communauté d’idées avec elle ; on la regardait avec intérêt, et la femme préposée au placement des nouveaux venus la conduisait bien en haut du chœur, tout proche de l’autel. Le correct bourgeois qui quêtait en gilet blanc la saluait avec un respect spécial. Nelly Holt partagea la réception discrètement empressée qui était faite à Sylvaine. Attentive et respectueuse, la jeune journaliste fit néanmoins un inventaire très serré de tout ce qu’elle voyait, notant sur un petit calepin dissimulé au creux de sa main gauche et écoutant le prédicateur avec tant d’attention qu’il en eut conscience et lui adressa presque son exhortation.
Quand les jeunes filles se retrouvèrent en voiture, miss Holt dit à Sylvaine :
— Certainement, si je pratiquais une religion, je voudrais que ce fût la religion catholique.
— Vous n’avez pas de religion ? demanda Sylvaine étonnée.
— Non, je n’en ai pas et me dispense de l’hypocrisie de paraître en avoir : enfin, si la vôtre vous rend heureuse…
— Je ne sais pas si elle me rend heureuse ; j’y crois, voilà tout.
— Et je ne sais pas si je dois vous féliciter. Toutes ces chimères dont on embarrasse la vie sont au fond très pesantes ; mais vous n’avez pas encore commencé à vivre par vous-même.
— Ma grand’mère avait vécu et avait conservé la foi.
— Elle le pensait, ce qui revient au même… ce sont des questions si délicates. Il y a des personnes qui ont besoin de poésie dans la vie ; moi, je n’en ai pas besoin, la réalité me suffit.
— Vous ne croyez pas à l’âme ?
— L’âme, l’esprit, la raison, tout cela c’est tout bonnement la vie. Je crois que je vis momentanément et que vous vivez, et c’est la seule chose qui me préoccupe. Je m’efforce de faire agir toutes mes facultés et de les développer.
Sylvaine ne répondit pas ; elle ne se sentait pas assez armée pour défendre ses convictions, et même elle mettait une sorte de pudeur à ne pas le faire.
Miss Holt lui prit la main :
— Vous êtes une chère petite créature, et vous n’avez personne pour vous soutenir. Aussi, il faut tâcher de vous enhardir. Est-ce que vous croyez que Kathleen et moi nous faisons quelque chose de mal, parce que nous sommes indépendantes de bien des préjugés ?
— Je suis sûre que non.
— Vous avez raison. Ce n’est pas que je ne revendique le droit absolu d’agir à ma guise. Il est monstrueux d’être l’esclave de qui que ce soit ; le jour n’est pas éloigné où cette vérité sera enfin reconnue ; mais je voudrais avoir votre confiance, Sylvaine. Je ne vous dirai pas que je vous aime beaucoup, ce qui sans doute ne serait pas vrai ; mais vous m’intéressez au plus haut degré.
Involontairement, les larmes vinrent aux yeux de Sylvaine ; miss Holt parut n’y pas faire attention. Au bout d’un moment, elle ajouta cependant :
— Ne me croyez pas entièrement insensible ; j’ai eu de bonne heure une expérience très désagréable : cela m’a mûrie, et maintenant je suis décidée à ne plus souffrir.
La voiture s’arrêtait devant le porche et elles descendirent.
— Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit Nelly ; je vais mettre mes notes au clair.
— Est-ce que vous ne voulez pas écrire dans la bibliothèque ?
— Merci ; je préfère ma chambre.
Sylvaine alla retrouver son oncle ; il était plaintif et agité ; elle eut beaucoup de peine à l’apaiser. Il demeurait sous l’impression que miss Holt venait chercher Sylvaine, et l’affirmation contraire ne semblait lui faire aucun effet. A plusieurs reprises, il demanda à Sylvaine :
— Vous ne me quitterez pas ? Promettez-moi de ne pas me quitter.
— Mais non, oncle Robert, soyez tranquille, je ne vous quitterai pas.
Elle le disait des lèvres, avec une volontaire protestation de tout son être.
Quand elle se retrouva au jardin avec Nelly Holt, Sylvaine ne put se défendre de lui raconter la crainte de son oncle. Nelly se tenait devant le cadran solaire qu’elle contemplait.
— Ces gens-là choisissaient singulièrement leurs devises ; ceux qui ont fait inscrire celle-ci vous diraient sans doute de ne pas quitter votre oncle, vous encourageraient à vous martyriser. Moi je vous dis tout le contraire ; le colonel Hurstmonceaux est un vieux viveur…
— Miss Holt !
— Vous savez parfaitement qu’il n’est pas respectable, et le fait d’avoir eu une attaque ne l’a pas rendu tel. Il est déjà bien chanceux d’être pourvu d’une nurse Rice ; c’est tout ce qui lui est nécessaire, sans revendiquer en plus le droit de vous confisquer. Vous ne devez pas tenir à l’argent ; pourquoi restez-vous chez Mme Hurstmonceaux ?
— Mais je ne suis pas majeure, je dépens de mon tuteur.
— Pensez-vous sérieusement qu’il vous ferait chercher par la police si vous alliez vivre où il vous plaît ?
— Je ne sais pas ; je ne me suis jamais fait ces questions.
— A votre âge une femme qui n’est pas ignorante peut toujours posséder son indépendance… On travaille, dit résolument Nelly en se cambrant. Voyez-moi ; je n’ai au monde que 1,200 francs par an d’assurés, et je suis libre comme l’air. Personne ne me commande ; je ne relève que de moi-même.
— Mais c’est que… je ne saurais pas…
— Alors, pourquoi n’épousez-vous pas votre cousin ? Je vous ai observés tous deux chez Mme Gascoyne ; je me figure que vous aimeriez l’épouser.
— Mon cousin me regarde uniquement comme une sœur, dit Sylvaine en pâlissant.
— Ah ! qu’est-ce que vous comptez faire alors ? Passer les meilleures heures de votre jeunesse à distraire le colonel Hurstmonceaux ou à tenir compagnie à Mme Hurstmonceaux ? Prenez garde que celle-là n’arrive à vous détester un jour !
— Moi ! Pourquoi ?
— Mais parce que vous êtes jeune et que vous avez tout ce qu’elle n’a plus.
— Elle est très bonne pour moi.
— Pour ce que cela lui coûte ! Mais elle a tout gagné de vous avoir à son côté. Seulement, à mon avis, je trouve que ce n’est pas votre place.
— Ma grand’mère eût sûrement approuvé que je reste près de son frère.
— N’invoquez pas les morts, Sylvaine. Heureusement, ils sont bien débarrassés de nos soucis. La subordination des vivants aux morts est une véritable monstruosité.
— Je la trouve si consolante !
— Avouez que je vous fais un peu horreur.
— Non, dit fermement Sylvaine, non, j’aime votre franchise.
— Je me demande ce que sera votre vie ?
— Oh ! un jour, je retournerai en France.
— Ah ! enfin, vous ouvrez un peu vos pensées. Vous avez le mal du pays, j’en suis sûre.
— Quelquefois.
— Et vous ne trouvez pas le moyen d’aller à Paris ?
— Non, je ne le trouve pas…
A l’heure du thé, nurse Rice vint les rejoindre ; le colonel dormait, et Forster était auprès de lui.
— Est-ce que vous croyez qu’il durera longtemps ? interrogea miss Holt.
— Qui ?
— Le colonel Hurstmonceaux. De qui voulez-vous que je parle ?
— Le cours de cette maladie est très incertain. J’ai vu un malade surmonter quatre attaques successives et se prolonger plusieurs mois. Le colonel est naturellement très vigoureux ; il est bien mieux qu’il n’était. N’est-ce pas, miss Charmoy ?
Sylvaine ne put qu’acquiescer ; elle regardait Nelly avec inquiétude, craignant ses réflexions ; mais miss Holt n’en fit aucune ; elle se contenta de dire qu’il était délicieux de prendre ainsi le thé dans un jardin.
— Du moins une fois par semaine !
Et comme de l’église voisine commençait à sonner un carillon :
— Et même vous avez de la musique, ajouta-t-elle en riant. Rien ne vous manque.