Isolée
III
Dans les derniers temps de sa vie, quoique sans aucun pressentiment que la fin fût si proche, Mme de Nohic s’était reportée avec une complaisance particulière aux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Ils lui revenaient sans être appelés. D’abord, elle s’en était nourrie en silence, accueillant ces hôtes d’autrefois avec une réserve émue ; puis, peu à peu, par la force des choses, elle était arrivée à en parler à Sylvaine. Le pays où elle était née, où elle avait été élevée, paraissait tout proche maintenant à la vieille femme, et la mémoire des jours heureux lui montait au cœur. L’avenir étant sans lueur, par une miséricorde infinie Dieu permet que la clarté des matins vienne éclairer la fin de la route, et qu’au lieu de se pencher inquiète sur l’abîme l’âme retourne en arrière et retrouve vivantes encore les joies évanouies. Dans cette mémoire renouvelée de ceux qu’elle avait aimés la figure de son frère unique et aîné surgissait au premier plan. Les longues séparations — il avait passé presque toute sa vie aux Indes — avaient rendu rares et intermittentes leurs relations, et depuis plusieurs années, à la suite du mariage du colonel Hurstmonceaux, elles avaient cessé. Sans en rien dire, Mme de Nohic avait écrit plusieurs fois à son frère, évoquant des dates mystérieuses pour tout autre que pour eux, des souvenirs dont ils étaient seuls détenteurs. Le colonel Hurstmonceaux, tout affaibli qu’il fût par une existence de fatigues et d’excès de tout genre, avait senti tressaillir en lui une corde qu’il croyait brisée. L’image de sa jolie petite sœur Mary s’était faite très précise, l’attendrissant profondément, et, arraché à son indifférence égoïste, il avait éprouvé une véritable joie à renouer avec sa sœur. Mme de Nohic, de son côté, avait été vivement touchée par le renouveau de cette tendresse qui lui rendait son passé d’enfant et qui en même temps semblait devoir s’étendre à Sylvaine. Le colonel s’était empressé de transmettre à sa sœur l’expression des intentions affectueuses de Mme Hurstmonceaux à l’égard de leur nièce, et en conséquence Mme de Nohic sentait diminuer ses anciennes répugnances ; elle jugeait avec plus d’indulgence le mariage de son frère. Ce mariage était une mésalliance dont Mme de Nohic s’était tenue cruellement offensée. Le colonel Hurstmonceaux, dont la carrière avait été des plus accidentées, ruiné et réduit aux expédients pour soutenir son rang dans le monde, s’en allant comme ultime ressource à Monte-Carlo, avait fait, à bord du paquebot qui le menait à Calais, la rencontre de Mme Green, veuve vulgaire et opulente d’un riche marchand de vins anglais de Malaga ; il courait même des versions alarmantes sur l’état social de Mme Green avant son mariage avec le défunt négociant. Mais enfin elle était indubitablement millionnaire ; et que ses millions fussent dus à des spéculations heureuses ou à toute autre cause, peu importait en somme au public.
Mme Green en venant s’établir en Angleterre avait eu l’intention bien arrêtée de s’y remarier ; mais vu ses aspirations aristocratiques l’entreprise n’avait pas été aussi facile qu’elle se l’était imaginé. Mis en présence par le hasard, le colonel Hurstmonceaux et elle jugèrent rapidement des avantages mutuels qu’ils pouvaient réciproquement se conférer : leur entente eut des conséquences immédiates. Mme Green devint Mme Hurstmonceaux et se considéra dès lors en excellente situation stratégique pour forcer les portes les plus exclusives ; elle s’y employa inlassablement, mais sans grand succès. La famille du colonel consentait à lui parler encore quand on le rencontrait seul, mais se refusait absolument à accueillir sa femme.
Mme de Nohic eut soin de ne rien révéler à Sylvaine qui pût la mettre en défiance contre Mme Hurstmonceaux, la dépeignant sans aigreur comme une bonne femme, quoique très vulgaire ; sa belle-sœur lui avait spontanément écrit avec tant d’abondance et d’effusion, exprimant si clairement ses intentions d’être, le cas échéant, une bienfaitrice pour Sylvaine, que Mme de Nohic se serait crue coupable de nuire par ses paroles à cette possibilité d’avenir excellent, et ses réponses avaient été suffisamment cordiales pour provoquer l’annonce d’un prochain voyage à Paris qui devait cimenter cette bonne harmonie : Mme de Nohic mourut avant qu’il fût effectué. Les intentions de Mme Hurstmonceaux prirent sur-le-champ une forme concrète : elle proposa chaleureusement au colonel d’adopter Sylvaine. Lui qui s’ennuyait cruellement depuis son mariage, momifié dans le bien-être et la sécurité, mais perdu de santé, espéra qu’une jeune créature animerait la grande maison triste et fut ravi de cette perspective. Quant à Mme Hurstmonceaux, elle avait tout de suite envisagé les énormes bénéfices sociaux qui résulteraient pour elle du chaperonnage d’une jeune nièce de bonne maison ; toutes ses démarches pour se faire inviter auraient dorénavant la meilleure et la plus plausible raison ; et puis, malgré son infériorité morale, Mme Hurstmonceaux avait bon cœur et était naturellement généreuse. Ce fut donc très sincèrement qu’elle plaignit l’abandon de Sylvaine et souhaita la rendre heureuse.
« Cette enfant a une chance prodigieuse », avait déclaré Mme Gardonne à son mari lorsque arriva la lettre du grand-oncle réclamant la garde de Sylvaine, car c’était à M. Gardonne qu’il appartenait, en qualité de tuteur, de décider sur la proposition et il s’était hâté d’aller prendre conseil de sa femme. Mme Gardonne représentait l’épouse modèle ; assez bien pourvue d’argent, point bête, elle était fausse, envieuse et méchante sous les apparences les plus doucereuses. La nature n’avait jamais été envers elle qu’une marâtre, et elle montrait à quarante ans un visage sans aucun charme avec un teint fâcheusement couperosé, des dents affreuses et des lèvres toujours écorchées ; elle avait pour unique agrément physique ses cheveux, d’un assez beau bond, qu’elle conservait abondants, et dont elle tirait une vanité effrénée. Elle ne pouvait souffrir que son mari regardât seulement une autre femme, et elle avait été férocement jalouse de la mère de Sylvaine, que son beau-frère, à vrai dire, admirait beaucoup et pour laquelle au fond du cœur il entretenait un faible marqué qu’il ne savait pas toujours dissimuler. Mme Charmoy s’égayait des mines renfrognées de Mme Gardonne, et quelquefois, de propos délibéré, excitait sa jalousie sans se douter qu’à ce jeu elle préparait une ennemie à sa fille. Lorsque cette rivale eut disparu, Mme Gardonne s’était crue libérée de ce côté-là ; mais la tendresse de prédilection que le bon oncle avait toujours portée à Sylvaine s’était plutôt augmentée et avait pesé comme une croix sur les étroites épaules de Mme Gardonne, à qui la perspective de voir la jeune fille venir s’installer en permanence à Escalquens était particulièrement odieuse. Elle avait néanmoins dissimulé ses vrais sentiments sous des caresses et d’affectueuses paroles, et lorsque M. Gardonne s’était naïvement réjoui à l’idée de voir Sylvaine vivre chez eux, laissant percer son espérance qu’un jour elle pourrait peut-être devenir véritablement leur fille, Mme Gardonne avait paru abonder dans le même sens, réservant seulement la nécessité d’être prudents, de bien observer la nature de Sylvaine et de s’assurer de ses véritables inclinations ; en un mot, de ne rien presser. L’avis de M. Gardonne eût été, au contraire, de hâter une solution très souhaitable à son point de vue ; mais, enfin, Sophie avait sans doute raison. Il était accoutumé à l’idée que Sophie devait nécessairement avoir raison ; c’était Mme Gardonne elle-même qui s’était chargée d’inculquer cette vérité à son mari, devenue pour lui, avec les années et l’habitude, article de foi.
Devant les hésitations de M. Gardonne, mal persuadé du bonheur de sa nièce quoi qu’on pût lui arguer, ce fut Mme Gardonne qui, à contre-cœur, déclarait-elle, et uniquement pour faire plaisir à son mari, se chargea d’amener Sylvaine à l’idée d’aller vivre chez son grand-oncle et d’accepter les avantages qui lui étaient offerts.
Aux premières ouvertures sur ce sujet, la réponse de Sylvaine avait été catégorique :
— Jamais ! Je ne veux pas.
Et M. Gardonne, qui était présent, quoiqu’il n’eût pas trouvé le courage de parler lui-même, avait aussitôt répondu :
— Bien entendu, tu feras ce que tu voudras, Sylvaine.
Mme Gardonne leur avait d’abord donné raison à tous deux ; puis, avec une douceur persuasive, s’était mise en devoir d’entamer leur résolution. La seule vue de Sylvaine, blanche comme un grand lis, avec des cheveux couleur de jeune blé, des yeux d’un bleu de pervenche, sombre sous les cils noirs, la rendait éloquente. M. Gardonne contemplait sa nièce avec une si évidente complaisance, que l’idée de l’avoir constamment entre eux parut insoutenable à Mme Gardonne. Gravement et tristement elle fit appel à la tendresse de Sylvaine pour sa défunte grand’mère et lui prouva que ce serait désobéir à ses désirs que de refuser une protection si légitime et si juste.
— Car enfin, ma chérie, nous t’aimons certes comme notre véritable nièce ; cependant, tu le sais, les liens du sang n’y sont pas. Tandis que le propre frère de ta chère grand’mère possède assurément des droits sur toi qui priment les nôtres. En s’offrant à remplir son devoir de protection, il sait sans doute déférer aux désirs de ta grand’mère. C’est l’avis de ton oncle Jules ; n’est-ce pas, mon ami ?
M. Gardonne, à regret, hocha la tête affirmativement. Mme Gardonne continua d’une voix encore plus onctueuse :
— Ton grand-oncle, par sa situation de fortune, assurera la liberté de ton avenir… Tu es très jeune, tu peux attendre un peu pour façonner définitivement ta vie ; à mon avis, ce changement complet de milieu t’aidera à apaiser ton chagrin. Considère ce déplacement comme un simple voyage, et, en somme, si tu t’ennuies là-bas, tu reviendras à Escalquens, où ta chambre t’attendra toujours : à ton premier signe, c’est moi qui irai te chercher. Voyons, promets-moi d’être raisonnable.
Alors, voyant qu’ils désiraient son départ, dissimulant de toutes ses forces le déchirement de son cœur, sans plus protester, Sylvaine avait acquiescé. — « Oui, elle comprenait, elle irait chez son grand-oncle. » Et depuis l’instant où elle avait donné ce consentement, elle n’avait pas prononcé une autre parole sur ce sujet. Assistant en spectatrice presque désintéressée à tout ce qui se préparait et qui la concernait si directement, Sylvaine se jura que nul ne connaîtrait sa peine et qu’elle ne demanderait la pitié de personne. Evitant toute ostentation de douleur, elle menait sa vie quotidienne, acceptant sans déplaisir visible la présence de Mme Gardonne ; du reste elle s’isolait souvent dans la chambre de sa grand’mère, serrant et rangeant avec un ordre méticuleux, trouvant un apaisement à tenir en main les objets qui avaient été témoins de leur vie commune. Graduellement Sylvaine acquérait la conviction qu’il y avait eu dans cette vie si dépourvue d’événements beaucoup plus qu’elle ne se l’était figuré et qu’à jamais ces années, dont tout allait s’évanouir, sauf la mémoire, demeureraient uniques et inoubliables pour elle.
Mme Gardonne faisait avec satisfaction observer à son mari l’indifférence extérieure de Sylvaine : « Cette petite sera comme sa mère ; elle n’aimera qu’elle-même. » Et le faible M. Gardonne, quoique persuadé de la tendresse de cœur de Sylvaine, n’osait protester. Afin de se dédommager, il profitait de la première occasion de liberté pour caresser paternellement Sylvaine ; elle le regardait alors avec des yeux qui l’inquiétaient un peu, car ils semblaient lui demander pourquoi on la laissait ainsi suivre seule sa route…
Le sentiment de l’abîme qui allait la séparer de tout ce qu’elle avait connu grandissait chez Sylvaine avec chaque lettre reçue de Londres ; celles de son grand-oncle étaient brèves : on le savait malade et se servant difficilement de la main droite. Par contre, sa femme écrivait beaucoup plus longuement, dans une note affectueuse en même temps que protectrice ; elle ne se lassait pas d’assurer sa chère nièce qu’elle comptait trouver désormais en elle sa meilleure consolation.
Mme Gardonne insistait sur la valeur de ces protestations ; elle-même, qui avait peut-être démêlé la raison de la violente tendresse préventive de Mme Hurstmonceaux pour Sylvaine, lui avait adressé des lettres flatteuses auxquelles la vanité de la dame, qui n’avait jamais été à pareille fête, se trouva très sensible. Mme Gardonne n’avait pas manqué de rappeler à son mari que leur Albéric était au même degré que Sylvaine le neveu du colonel, qu’il n’était peut-être pas inutile de l’en faire souvenir et qu’une invitation à Escalquens pouvait avoir son utilité pratique. La grande prétention de Mme Gardonne consistait à se montrer la belle-mère parfaite ; elle voulait être admirée pour ses rares qualités.
Lorsque, d’une voix plaintive et résignée, Mme Gardonne parlait devant Sylvaine de son inquiétude pour ses œuvres négligées, Sylvaine avait envie de lui crier : « Mais laissez-moi seule ! » Elle eût été si bien avec la vieille Pauline, dans ce calme logis où brûlait nuit et jour le cher souvenir de sa grand’mère ! Mais elle n’osait le dire, bien que Pauline le lui suggérât tous les matins.
M. Gardonne, quoique peu perspicace, avait trop bon cœur pour ne pas comprendre que les regrets de sa femme pouvaient blesser Sylvaine, et il protestait toujours que les choses marchaient à ravir à Escalquens et que les affaires commandaient absolument sa présence à Paris.
Mme Gardonne eût prolongé indéfiniment son séjour si Sylvaine lui avait témoigné la reconnaissance à laquelle elle croyait avoir droit, mais Sylvaine n’ouvrait jamais la bouche pour l’en remercier ; aussi Mme Gardonne déclara-t-elle un jour à son mari qu’il était temps, au bout de trois mois de deuil, que leur nièce rentrât dans la vie active.
Quelques mots indignés de Pauline ouvrirent les yeux de Sylvaine ; quand elle comprit qu’on restait à Paris pour elle et à regret, ses dernières hésitations disparurent. Bravement, comme une chose toute naturelle, elle demanda à son oncle de fixer le jour de son départ.