Isolée
XVI
Albéric débarqua le lendemain matin à la station de Victoria, aussi à l’aise que s’il se fût trouvé au boulevard Saint-Michel ; on le regardait : son large pantalon de velours côtelé, son veston étroit et montant, son chapeau mou à bords plats — car il avait cru sa tenue d’étudiant très appropriée au voyage — provoquaient l’étonnement. Lui dévisageait tout le monde avec un admirable aplomb. Il parlait mal l’anglais, mais y mettait une telle assurance qu’il se faisait comprendre beaucoup mieux que d’autres qui en savaient plus long que lui ; il sauta en hansom comme s’il y était accoutumé tous les jours de sa vie ; sa valise fut hissée sur le toit du véhicule, et le cocher reçut sympathiquement l’ordre de conduire son client au « Bain Turc ». Albéric était décidé à ne se présenter à Mme Hurstmonceaux que jouissant de tous ses avantages physiques, et il les jugeait altérés par la poussière. Le cocher eut bonne opinion de cet étranger dont la première pensée était pour des ablutions ; grâce à ses conseils, Albéric avait déjeuné, avait passé chez le coiffeur, et lorsque, enfin, le hansom le déposa à la porte de Mme Hurstmonceaux, il était beau et frais comme un marié. Il avisa son cocher d’avoir encore à l’attendre ; puis d’un bond sautant les marches de pierre qui menaient au seuil, il fit retentir le heurtoir d’une façon formidable.
La porte s’ouvrit si rapidement qu’elle parut sauter sur ses gonds, et un des magnifiques valets de pied, poudré et la jambe belle, demeura dans une attitude expectante à la vue de cet étrange visiteur.
— Mme Hurstmonceaux ?
— Mme Hurstmonceaux n’est pas à Londres en ce moment.
Ceci fut dit en toisant Albéric. Lui-même, une seconde, se sentit un peu démonté.
Elle était sévère, cette surprise… Cependant, la maison avait l’air habitée. Aussi, il reprit :
— Mlle Charmoy, le colonel Hurstmonceaux ?
— Miss Charmoy est, je crois, à la maison ; je puis m’informer. La santé du colonel ne lui permet pas de recevoir.
— Dépêchez-vous d’avertir miss Charmoy. Et Albéric, rassuré, s’avança dans le vestibule.
— Quel nom ?
La porte d’entrée avait été refermée derrière lui et une autre porte ouverte par un fonctionnaire en habit noir.
— Si vous voulez bien entrer, monsieur. Votre carte, s’il vous plaît ?
Albéric en trouva une avec peine, et griffonna au-dessous de son nom : « C’est moi », en caractères énormes.
On le laissa seul, et il regarda autour de lui. Il se trouvait dans l’imposante salle à manger, et l’examina avec satisfaction en se disant qu’on devait y faire de bons repas. Ses réflexions ne furent pas longues. Il entendit des pas rapides, brusquement la porte s’ouvrit et Sylvaine fut dans ses bras à l’ébahissement extrême du footman, témoin involontaire de cette expansion.
— Hein ? ma fille, j’en ai eu une idée, dit Albéric en l’embrassant. Dame ! tout à l’heure quand j’ai cru que tu n’étais pas là, j’ai été plutôt bête…
Sylvaine, toute pâle, riait, mais il y avait des larmes dans ses yeux.
— Dieu ! que je suis contente de te voir, Albéric. Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui t’amène ? Dis-le vite.
— Mais je suis venu pour toi, j’ai jugé que tu devais t’embêter… Dis vrai, tu ne te plais pas ici ?
— Ils sont très bons, mais, Albéric… ma grand’mère… notre petit appartement… Comment se porte Pauline ? Vas-tu à Auteuil quelquefois ?
Et Sylvaine fondit en larmes.
— Pleure, ma petite, pleure, ça te fait du bien, je te consolerai tout à l’heure… Tu sais, ce n’est pas pour critiquer, mais ce pays-ci me paraît mélancolique.
Sylvaine sourit :
— Quand es-tu arrivé ?
— Ce matin. C’est ennuyeux que la chère tante ne soit pas là ; j’avais compté qu’elle m’hébergerait. Où est-elle ?
— A Goodwood pour les courses.
— Et toi alors ? Elle te traite en Cendrillon ?
— Oh ! non, pas du tout. C’est moi qui n’ai pas voulu y aller ; j’ai préféré rester avec mon oncle.
— Pour t’égayer.
— Non, Albéric, pour lui être utile ; lui, au moins, il a besoin de moi.
— Toujours comme distraction que tu le soignes ? Enfin, je suis là maintenant.
— Où as-tu laissé ton bagage ?
— Sur un hansom qui piaffe à la porte.
— Je vais aller parler à mon oncle ; il ne sait pas que tu es ici.
— Ne t’en va pas, Sylvaine.
— Je reviens. Tu ne peux garder ce hansom toute la journée.
— Tu as peut-être raison. Surtout, dis bien à l’oncle que je suis charmant.
Le colonel Hurstmonceaux écouta Sylvaine avec un peu d’ahurissement. Heureusement que Forster était présent et vint au secours de son maître ; il proposa de s’occuper d’Albéric : il connaissait un excellent lodging tout près, où le jeune gentleman serait parfaitement logé. Le colonel, soulagé de n’avoir pas à prendre de décision, approuva ; Forster suggéra encore de poser momentanément dans le hall, la valise du jeune voyageur et après le lunch il s’occuperait de l’installer.
— Payez le hansom de mon neveu, Forster, balbutia le colonel dans son désir impuissant d’hospitalité.
— Très bien, colonel, très bien !
Et Forster sortit.
— Ne vous agitez pas, oncle Robert, supplia doucement Sylvaine. Albéric n’est pas gênant du tout ; il ira se promener, vous le recevrez quand vous voudrez.
— Dites-lui qu’il est bienvenu, très bienvenu. Je suis fâché que Mme Hurstmonceaux ne soit pas là. Quelle mauvaise chance !
— Oui, mais elle le verra à son retour.
— C’est vrai, c’est vrai. Dites bien à votre cousin que je suis très malade.
— Je lui ai dit, au contraire, que vous alliez beaucoup mieux. Puis-je lui demander de rester au lunch ?
— Tout ce qui vous est agréable…
Puis, soudain, saisi d’une crainte vague :
— Il ne vient pas vous chercher ?
— Oh ! non, oncle Robert.
Et la voix de Sylvaine fut triste en disant cela : « Oh ! non. »
— Très bien… Allez, darling, allez, soyez heureuse,
Et le visage atone s’éclaira.
Nurse Rice était à son poste. Sylvaine retourna vers Albéric.
— Je te croyais fondue. Je vois qu’on a licencié mon palanquin.
— Oui, le valet de chambre de l’oncle Robert t’installera dans un lodging tout près d’ici… Montons, veux-tu ? nous serons mieux, et puis il faut leur laisser mettre le couvert. Tu restes ?
— Je le crois.
Ils montèrent en riant, à la surprise des sérieux footmen.
Sylvaine introduisit Albéric dans le salon où Mme Hurstmonceaux se tenait habituellement, tout encombré de tables, de fleurs, de photographies, de porcelaines rares, de livres. Sylvaine y avait une petite installation qui à l’occasion lui servait de refuge et de contenance ; sur un guéridon était posée sa corbeille à ouvrage.
— C’est joliment chouette ici, déclara Albéric. Maman Delaroute ne nous avait pas trompés. Il paraît que la tante est encore bien plus épatante.
Le visage de Sylvaine se fit grave.
— Oui ; malheureusement, elle est un peu extraordinaire.
— Tu n’as pas l’air charmé. Dame, on savait qu’elle n’est pas fille de roi, mais elle a le fort sac, et c’est ce qui vous donne un chic !
— Parlons de toi, Albéric ; raconte-moi comment tu as eu l’idée de venir à Londres. Pourquoi ne m’as-tu pas avertie ?
— Vois-tu, cousinette, j’ai été embêté ; je n’ai pas besoin de t’expliquer pourquoi, et j’ai senti que rien ne me rendrait ma gaieté comme de te voir. Ne pouvant aller à Auteuil, je suis venu ici. Tiens, je veux te faire danser un peu pour te dégourdir.
Sans écouter les protestations de Sylvaine, Albéric la força de se lever, et à travers le dédale de tables et de fauteuils ébaucha un galop échevelé.
— Colonel Blunt.
La porte s’ouvrait, et l’annonce du visiteur tomba sur les jeunes gens stupéfaits ; ils s’arrêtèrent court. Sur le seuil, l’air amusé, monocle serti dans l’œil gauche, le colonel Blunt les regardait. Sylvaine s’avança toute confuse.
— Je vous dérange, miss Charmoy, mais je suis ravi de vous voir vous animant un peu.
— Mon cousin Albéric Gardonne, colonel Blunt ; permettez-moi de vous le présenter, dit Sylvaine hâtivement.
— Charmé de vous voir à Londres, monsieur. Depuis quand êtes-vous arrivé ? Je ne crois pas que Mlle Charmoy vous attendait.
— Non, mon colonel, on ne m’attendait pas : j’ai surpris ma cousine.
— Ah ! vous êtes tombé dans un mauvais moment. Mme Hurstmonceaux est absente, Hurstmonceaux est malade ; puis-je, à leur défaut, vous être utile, en qualité d’ami de la famille ? Ce me serait un vrai plaisir.
— Mon colonel, vous êtes trop aimable.
— Où le loge-t-on, miss Charmoy, demanda d’un ton cordial le colonel Blunt à Sylvaine. Ici ?
— Non ; Forster doit trouver un lodging pour mon cousin.
— S’il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de vous offrir de descendre chez moi ; rien ne pourra m’être plus agréable. J’ai une maison beaucoup trop grande pour un célibataire. Je demeure très près d’ici ; ainsi vous aurez toute facilité pour voir vos parents, et vous me feriez une faveur en acceptant : mon ancienne intimité avec votre oncle m’autorise à une pareille familiarité.
— Ma foi, mon colonel, votre offre me tente tout à fait — dit Albéric avec beaucoup de naturel. Seulement… vraiment… je ne sais pas si je dois…
— N’est-ce pas, miss Charmoy ? Il doit : décidez-le.
— Puisque le colonel Blunt est si bon, tu seras bien mieux que tout seul.
— Merci, miss Charmoy, dit le colonel évidemment enchanté. Voici une question réglée. Maintenant il faut que je vous explique pourquoi j’ai pris ce matin la liberté de venir vous déranger. Je vous apportais des cartes pour la Private View de l’exposition des chiens à Regent’s Park. J’ai pensé qu’avec miss Caulfield cela vous amuserait d’y aller.
— Certes, dit Sylvaine un peu timidement ; vous êtes bien aimable.
Il était de fait que le colonel Blunt, sans se mettre le moins du monde en avant, paraissait extrêmement désireux d’être agréable à Sylvaine ; il lui témoignait en toute occasion le plus grand respect, se mettant en frais de conversation pour elle, cherchant tous les sujets qui pouvaient l’intéresser. On le voyait depuis quelque temps continuellement chez Mme Hurstmonceaux ; là, avec Rakewood, il s’asseyait dans un coin, attentif, sans le montrer, aux moindres mouvements de Sylvaine. C’est qu’une idée nouvelle avait germé dans la cervelle du vieux viveur : sa femme, la belle Mme Cecil Blunt, était arrivée au dernier degré d’une maladie interne ; il la savait condamnée à brève échéance et pensait à se remarier, à faire souche, à relever son nom, à retrouver dans le monde la situation à laquelle sa fortune et sa naissance lui donnaient le droit d’aspirer. La séduction virginale de Sylvaine avait opéré sur ses sens blasés ; sans un effort, sans ouvrir la bouche, sans songer à lui plaire, elle le subjuguait, et cet homme, qui avait toujours à tout prix satisfait ses caprices, tremblait de crainte et de désir à l’idée d’épouser Sylvaine. Il comprenait que bientôt elle serait lasse de sa position chez Mme Hurstmonceaux et pressentait le jour où, dans son isolement, l’offre d’un asile honorable, celle d’un dévouement à toute épreuve, seraient peut-être acceptables. Il fallait d’abord l’habituer à lui, gagner insensiblement sa confiance ; il s’y appliquait avec persévérance et non sans un certain succès. Avec son coup d’œil rapide, au courant, comme il l’était, des circonstances familiales de Sylvaine, il jugea immédiatement qu’Albéric pourrait lui devenir un appui important, car il n’imagina pas une seconde qu’il y eût entre les deux cousins autre chose qu’une paisible affection ; l’illumination du visage de Sylvaine s’expliquait suffisamment par la joie de retrouver son plus proche parent, et le colonel comprit qu’en se rendant utile à Albéric il acquerrait des droits à la reconnaissance de Sylvaine et en même temps le plus naturel prétexte pour la voir. Déjà, en ces quelques minutes, touchée de la cordialité du colonel Blunt, elle avait abdiqué quelque chose de sa réserve habituelle ; elle le regarda plus franchement, le son de sa voix se fit autre, et dans cet abandon inaccoutumé elle parut vraiment exquise à son vieil adorateur ; il pensa qu’aucun sacrifice ne serait trop grand pour acquérir un pareil joyau. Avec un air paternel il se tourna vers Albéric :
— Eh bien, monsieur Gardonne, nous allons nous occuper de faire transporter votre bagage chez moi… Voulez-vous venir tout de suite prendre possession de votre chambre ?… Et vous, miss Charmoy, qu’est-ce que vous dites du Private à Regent’s Park ? Désirez-vous que je fasse prévenir miss Caulfield de votre part, ou bien la société de votre cousin vous suffira-t-elle ?
— J’aime mieux aller avec mon cousin, dit doucement Sylvaine.
Et s’enhardissant d’une façon presque inouïe pour elle :
— Si vous voulez rester au lunch avec nous, colonel Blunt, on servira dans un quart d’heure.
Le colonel avait ce repas en horreur, déjeunant tard ; mais il se garda bien de le laisser paraître, accepta, et remercia avec la plus vive satisfaction.
— Et ensuite j’emmène mon jeune ami, et je vous le renvoie pour sortir avec vous.
Jamais, depuis sa venue à Londres, ni surtout depuis la mort de sa grand’mère, Sylvaine ne s’était sentie si gaie ; la présence d’Albéric la rassurait ; elle reprenait contact avec le passé, et le sentiment douloureux d’être une épave solitaire s’évanouissait entièrement.
Le colonel Blunt ne la gêna en aucune façon. Il avait été dire deux mots à Hurstmonceaux, qui se montra tellement enchanté de l’arrangement proposé que la chose parut bientôt la plus naturelle du monde. Albéric bavarda avec sa belle faconde ; son intimité avec le colonel Blunt marchait à pas de géant, et, entre Portman-Square et l’arrivée à la porte du colonel, il avait fait sa confession entière ; l’histoire de Rolande et celle de Sémiramis avaient semblé vivement intéresser le colonel Blunt : Albéric s’était promptement aperçu que son hôte ne tournerait pas au mentor, et, ses sages résolutions déjà à moitié évanouies, il se proposait de nouvelles conquêtes et de nouveaux succès.