Isolée
XXXII
Mme Caulfield avait eu peine d’abord à comprendre les explications confuses de nurse Rice. Sylvaine était partie, Sylvaine était chez miss Holt ! Nurse Rice avoua qu’il y avait eu, le soir précédent, une grande querelle entre Mme Hurstmonceaux et sa nièce ; mais elle en ignorait le motif. Mme Hurstmonceaux elle-même était malade ; elle avait eu un accident ; le docteur se trouvait précisément auprès d’elle.
Nurse Rice ne dissimula pas qu’elle croyait le colonel bien près de sa fin ; après une crise agitée, il se trouvait dans un état presque comateux. Le Père Carr fut mandé d’urgence ; la pauvre Mme Caulfield, très impressionnée, tirait à chaque instant son flacon de sels de sa poche afin de le respirer. Un valet de pied était allé dans un fiacre chercher Kathleen, Mme Caulfield se sentant incapable de se débrouiller seule dans une situation aussi compliquée.
Le docteur, en descendant de chez Mme Hurstmonceaux, était entré parler à nurse Rice et l’avait engagée à faire demander immédiatement une de ses collègues car Mme Hurstmonceaux, était menacée d’un transport cérébral. Sir Hugh Marner, un des plus renommés praticiens de Londres, extrêmement affable et doux, s’étonnait de la violence avec laquelle la fièvre s’était déclarée. Il en cherchait évidemment la cause et exprima le désir de voir miss Charmoy.
— Miss Charmoy est justement partie en visite, lui répondit nurse Rice.
— C’est fâcheux. Faites-la avertir sans retard ; l’état du colonel est tout à fait grave, et je ne suis pas rassuré sur Mme Hurstmonceaux. Veillez, je vous prie, à ce que mes instructions soient strictement exécutées ; je reviendrai ce soir.
Kathleen n’avait pas été longue à paraître, et elle mit sa mère au courant de la vérité.
— Oh ! Kathleen, quittons cette maison. Venez, ne restez pas chez cette femme, s’écria Mme Caulfield au comble de l’indignation.
— Et le pauvre homme qui se meurt, mère ? Il a voulu être bon pour Sylvaine. Non, je resterai, moi : ces spectacles ne me font pas peur… Cette femme ne saura jamais que nous sommes là… Nous ne devons pas abandonner notre parent.
Et elles étaient restées, Boddle officieusement veillant sur Mme Caulfield et de demi-heure en demi-heure lui faisant offrir les réconfortants qu’il jugeait salutaires contre les émotions.
En silence, tout s’organisait ; nurse Rice avait reçu sa collègue venue sans délai, l’avait installée auprès de Mme Hurstmonceaux, dont la fièvre augmentait… on avait peine à la maintenir dans son lit. Nurse Rice, qui était montée plusieurs fois, hochait la tête ; elle n’osait dire à Mme Caulfield l’action violente du colonel… Jamais elle n’avait rien traversé de pareil, et toute sa sérénité professionnelle en était ébranlée.
De nouveau, le heurtoir de la porte d’entrée avait été emmitouflé, et Boddle, avec un visage solennel, répondait aux interrogations des visiteurs : « Le colonel Hurstmonceaux était beaucoup plus malade… Mme Hurstmonceaux était au lit avec la fièvre… » Mais personne ne passait le seuil ; les ordres de sir Hugh Marner étaient catégoriques, et Boddle y obéissait. Nul n’était admis. Ce fut la réponse faite à Mme Duran en personne quand, infiniment surprise des nouvelles qu’on lui transmettait, elle descendit de voiture pour s’informer directement, insistant pour entrer, mais en vain et sans obtenir aucun éclaircissement.
Mme Hurstmonceaux malade ! Qu’avait-il pu se passer depuis la veille ? Mme Duran n’était pas absolument rassurée au sujet de la petite combinaison qu’elle avait mise en train, non qu’elle ressentît le moindre scrupule ; à son avis, ces choses-là étaient ruses de guerre, mais encore fallait-il qu’elles réussissent. L’excellente miss Neville, bien innocemment, avait provoqué l’emploi des moyens extrêmes : ignorant complètement la liaison de son frère, touchée de l’intérêt de Mme Duran, elle s’était laissée aller à lui faire des demi-confidences. Alors la belle Maud, plaidant le faux pour savoir le vrai, en souriant prononça le nom de Sylvaine. Convaincue que leur amie était du secret, miss Neville avait abdiqué toute réticence et chaleureusement exprimé ses espérances pour son frère.
Tous ses amis doivent désirer son mariage.
Et Mme Duran avait absolument partagé ces sentiments.
Mais on ne renonce pas à une proie aussi précieuse sans tenter un dernier effort. Mme Duran s’était aisément persuadée que Sylvaine était amoureuse d’Archie Elliot ; rien de plus naturel, quoique ce fût une monstrueuse ingratitude vis-à-vis de Mme Hurstmonceaux, qu’il était charitable de mettre en garde. Une fois avertie, le scandale éclaterait infailliblement, surtout en y aidant, et le colonel Blunt aurait les yeux ouverts… Archie Elliot était odieux à Mme Duran heureuse de se venger de bien des insolences tacites.
Cependant, elle avait été un peu alarmée de l’agitation avec laquelle Mme Hurstmonceaux avait accueilli ses révélations affectueuses, et depuis la veille elle demeurait impatiente d’en recevoir des nouvelles. Le silence complet gardé à son égard l’avait profondément étonnée. L’annonce de la maladie soudaine de Mme Hurstmonceaux la frappa d’une vraie stupeur qui s’augmenta encore lorsqu’en rentrant elle reçut la visite du colonel Blunt, un peu réservé sans doute, mais très libre d’esprit… Apparemment, aucun mauvais bruit ne courait encore… Mme Duran se sentit mal à l’aise et elle supplia le colonel Blunt d’aller lui-même aux nouvelles chez leurs malheureux amis : elle ne pouvait s’imaginer ce qui était advenu, et leur état lui inspirait les plus vives sollicitudes.
De son côté, Archie Elliot faisait ses réflexions… Il avait deviné tout de suite par qui le coup avait été monté ; mais, plus persuadé que jamais de son empire absolu sur Mme Hurstmonceaux, il se décida à jouer le tout pour le tout. Il demanderait la main de Sylvaine ; il irait jusqu’à l’épouser, et malgré cela il réduirait la vieille femme à ce qu’il voudrait. Archie ne croyait nullement être indifférent à Sylvaine et n’avait vu dans ses questions pour Nelly Holt qu’un prétexte à entretiens fréquents. Ce mariage avec une si jolie fille sans fortune lui serait en même temps une réclame énorme, et il était bien décidé à ce que cette même jeune fille devînt fort riche à brève échéance. Mme Hurstmonceaux serait évidemment trop heureuse de le revoir, de retrouver son affection à n’importe quel prix, et il comptait en mettre un très élevé. Archie, qui ne doutait de rien, résolut de prendre Mme Caulfield comme intermédiaire : c’était une femme faible à qui il ne serait pas trop difficile de faire accroire que la passion l’avait affolé… L’important était de la voir avant qu’elle ne fût avisée des événements. Aussi, dès l’heure du lunch, le premier janvier, Archie Elliot, beau et resplendissant, frappait à la porte de la petite maison de Chester Square. Il fut infiniment déçu quand on lui apprit que ces dames étaient sorties. La housemaid, à la vue de ce jeune homme si distingué et évidemment si désappointé, crut rendre service à miss Kathleen en ajoutant : « On est venu tout à l’heure chercher miss Caulfield pour aller chez le colonel Hurstmonceaux, qui est très malade. »
Jane admira la sensibilité du jeune homme, car, ainsi qu’elle le raconta un moment après à la cuisinière, « il est devenu tout blanc, et m’a donné sa carte sans ajouter un mot. Je n’ai pas vu un si beau gentleman depuis longtemps. »
— Bonne chance pour miss Kathleen, dit la cuisinière qui avait le cœur tendre.
Après cette déception, Archie Elliot était parti sans trop savoir à quelle détermination s’arrêter… Aller aux nouvelles dans Portman Square lui parut difficile ; il se décida pour l’expectative et se fit transporter dans Saint-John’s Wood, chez une jolie actrice de ses amies qui l’aiderait à oublier momentanément ses ennuis. Il était préférable, en cas de racontars, qu’on ne le vit ce jour-là ni au Club ni ailleurs.
Aux dernières heures de l’après-midi, le colonel Hurstmonceaux était si manifestement près de sa fin que Kathleen, prise de pitié pour sa mère, l’engagea à s’en aller.
— Mère, Sylvaine devrait être ici ; il a prononcé son nom plusieurs fois ; il faut aller l’avertir. Elle est chez Nelly. Restez chez Nelly et envoyez-moi Sylvaine : son devoir est d’être près de son oncle ; ce sera l’affaire de quelques heures seulement… Elle regretterait toujours de n’être pas venue. Vous la déciderez parce qu’elle a confiance en vous.
Mme Caulfield avait accepté avec empressement un prétexte pour quitter la maison de Portman Square, l’idée de la malade qui délirait furieusement en haut et de l’homme qui mourait sous ses yeux étant au-dessus de sa force nerveuse ; d’ailleurs, elle était accoutumée d’obéir à sa fille, et se laissa habiller sans résistance. Kathleen sonna ensuite pour demander un fiacre, mais Boddle fit respectueusement observer que le cocher était prévenu et que le coupé de Mme Hurstmonceaux serait à la porte dans un moment. Mme Caulfield aurait protesté, mais Kathleen ne lui en laissa pas le temps.
— C’est mieux ainsi ; Boddle a raison, et la voiture ramènera Sylvaine.
— C’est votre devoir, chère, avait dit Mme Caulfield. Et ce mot prononcé doucement avait eu un effet instantané sur Sylvaine. Surmontant toutes ses répugnances, elle s’était déclarée prête à partir, et sans perdre un moment, étouffant ses larmes, s’était mise en voiture.
Kathleen vint au-devant de sa cousine dans le hall où, du reste, Boddle avait fait le vide. En une seconde Sylvaine se trouva dans le cabinet de son oncle ; la porte de la chambre était ouverte, et son regard apeuré chercha le lit ; sur l’oreiller la tête du moribond reposait.
— Il respire bien mal, dit Kathleen, mais il a des instants de lucidité : il a reconnu le Père Carr ; il vous a appelée, Sylvaine.
Sylvaine, tremblante, s’était défaite et suivit Kathleen. Nurse Rice s’approcha et lui donna une poignée de main significative.
Avec précaution Sylvaine s’agenouilla contre le chevet du lit et, posant sa main sur la main ridée et déformée qui pendait sur le drap :
— Oncle Robert, dit-elle, c’est moi.
Le son de sa voix agit comme une pile électrique. Le colonel ouvrit les yeux et regarda autour de lui avec une expression d’indicible angoisse. Puis, immobilisant ses regards sur le visage de Sylvaine, il dit très distinctement :
— O sœur Mary, c’est vous ? Comme vous avez l’air jeune, darling ! Vous ne m’avez donc pas oublié ?
— Non, non… balbutia Sylvaine.
— Pourquoi ne veniez-vous pas ? J’ai encore fait une folie, Mary ; mais, sœur, vous êtes là, vous plaiderez pour moi… je suis plus tranquille… oui, beaucoup plus tranquille… Mary…
Et la main presque inerte se crispa sur la petite main de Sylvaine. De grosses larmes chaudes mouillèrent la main du mourant… Il rouvrit les yeux comme surpris… la pression devint plus forte… puis soudain doucement se relâcha… La tête ne bougea pas, mais trois fois, à courts intervalles, le souffle passa entre les lèvres entr’ouvertes… et puis le calme parfait se fit… pour jamais.