Isolée
V
Dans la lumière apaisée mais transparente du soir, Douvres s’offrit aux regards anxieux de Sylvaine. Il y a, dans l’aspect de cette première ville anglaise, un ordre, une élégance discrète, une surface de bien-être extrêmement séduisants. Le sentiment initial d’étrangeté n’eut donc rien de douloureux. Mme Delaroute, ravie de voir du pays et voyageant pour la première fois de sa vie, commença à s’extasier sur le charme de la campagne qu’elles traversaient. Le train filait entre des prairies aux nuances variées ; quelques-unes étaient tapissées de fleurs jaunes au point de paraître des champs d’or ; sur les talus se massaient les genêts en fleurs ; dans les haies s’épanouissaient des grappes d’aubépine et de lilas ; partout éclataient des taches brillantes de couleur se détachant sur le fond de verdure dont la tonalité s’étageait d’un bleu vert à une nuance purement émeraude. De loin en loin on découvrait de petites habitations chaudes à l’œil, avec des toits sombres et des tourelles de brique en forme de meule. Dans les prairies paissaient les troupeaux blancs, brebis lourdes de toison et agnelets couleur de lait, légers et bondissants ; et dans cette lumière spéciale, quoique le ciel fût uniformément gris avec des nuages plus clairs, quelques-uns paraissaient d’une teinte rosée ; des vaches rouges à longues cornes se mouvaient, pesantes ; puis, près des habitations, des groupes de poules brunes picoraient autour d’une maisonnette ambulante à leur usage.
A cette évocation de vie rurale presque idéale, sans aucune laideur, sans même aucune trace de labeur, la terre fleurie et les animaux paisibles, Sylvaine fut ramenée à d’anciens entretiens avec sa grand’mère, lorsque celle-ci lui décrivait la « Country House » où elle avait été élevée. De temps en temps, elle croyait presque en reconnaître l’original lorsque se découvrait quelque jolie maison à colonnades blanches, enserrée d’arbres touffus et de grandes pelouses humides. C’était tout un monde familier par la lecture et la parole qui s’offrait à Sylvaine ; elle le trouvait à la fois riant et triste, et elle regarda avec curiosité deux jeunes femmes suivies d’un chien qui, à cette heure du soir, traversaient un champ d’où montait une légère buée. C’était comme un rêve qui soudain aurait vécu ; elle fut curieuse de leurs vies et se demanda si jamais un jour elle se mouvrait à l’aise dans ce cadre.
Mme Delaroute, avec une parfaite bonne humeur, parlait et n’attendait pas de réponse ; cependant, quand, à plusieurs reprises, elle eut dit de sa voix haute qui faisait lever les yeux à ses compagnons de voyage échangeant leurs réflexions dans un soupir murmuré : « Ce pays est vraiment joli par ici », Sylvaine, comme réveillée d’un songe, répondit :
— Ma grand’mère me l’avait dit souvent.
— Eh bien, je ne m’en doutais pas, observa naïvement Mme Delaroute ; ces maisons que nous avons passées sont charmantes.
Puis, au bout d’un moment, elle s’écria :
— Mais, tenez, voici Londres !…
Ce fut, après cette course à travers la campagne épanouie, une surprise étrange que de voir surgir les premiers faubourgs à maisons basses, aux rues alignées et navrantes dans leur médiocrité… Le monstre fumant et grouillant peu à peu apparaissait, et Mme Delaroute, curieuse et étonnée, le contemplait.
La nuit arrivait tout à fait quand le train traversa la Tamise ; elles purent un moment, comme à vol d’oiseau, plonger sur la grande Cité, dont les artères sillonnées se découvraient, dont la masse imposante et compacte se détachait au-dessus du fleuve. Les lumières couraient avec une rapidité vertigineuse ; un murmure sourd, quelque chose d’intense montait de la fourmilière humaine que surplombaient des nuages lourds de fumée ; une odeur étrange flottait dans l’air.
L’entrée du train dans la gare de Charing Cross retentit formidable sous la coupole vitrée et, dans une extraordinaire confusion apparente, de voitures paraissant sortir de terre, de bagages déchargés, de facteurs se bousculant, Mme Delaroute et Sylvaine, un peu effarées, se trouvèrent sur le quai encombré. A travers la cohue, rapidement, en mouvements secs, un petit homme net, propre, imberbe, vêtu d’un pantalon clair et d’un chapeau melon, qui avait guetté la descente des voyageurs, se précipita vers elles, se découvrit et d’une voix un peu hésitante demanda, en présentant une lettre à Sylvaine :
— Miss Charmoy ?
— Oui.
Tremblante, Sylvaine prit l’enveloppe d’épais papier et l’ouvrit. Quelques lignes de sa tante lui apprenaient que, dînant en ville ce soir-là, elle ne pouvait venir à sa rencontre, mais lui souhaitait la bienvenue et la confiait à Forster, le valet de chambre du colonel, qui les piloterait : on n’avait qu’à s’en remettre à lui. Mme Delaroute, ayant reçu communication du contenu du billet, s’en déclara un peu étonnée ; mais néanmoins, avec d’abondantes recommandations données dans un français imperturbable, remit les pièces dont elle était détentrice. Cela fait, Sylvaine lui dit :
— Nous n’avons plus qu’à nous en aller ; il paraît que la voiture nous attend.
— C’est bon, allons.
Mme Delaroute se sentait ahurie de s’être vu enlever son sac, et les gestes brefs du correct M. Forster l’étonnaient. Rapidement il fit signe à un coupé de maître, qui se détacha du fouillis inextricable des véhicules et s’approcha du quai. A voix basse, Sylvaine fut priée par son guide d’y monter ; Mme Delaroute l’y suivit et avec fracas la voiture s’ébranla, ralentit un peu devant le policeman qui pointait, et à un mot égal plongea dans le cœur de la ville. Ce fut d’abord la traversée de Leicester-Square avec ses music-halls illuminés d’une façon criarde, ce qui donna immédiatement et pour toujours à Mme Delaroute l’idée qu’à Londres il n’y avait que des théâtres et que la foule grouillait habituellement au dehors, noire et pressée. Après la flambée des devantures des salles de spectacles, ce fut la course à travers Regent’s Street, aux maisons basses, sans noblesse, toutes les boutiques déjà closes et une grande tristesse flottant dans l’atmosphère. Puis enfin l’arrivée dans le square, vaste, silencieux, entouré de toutes ses habitations énigmatiques, aux fenêtres muettes. La voiture stoppa, le cœur de Sylvaine battit et elle n’eut que la force de dire : « Mon Dieu ! »
La porte de la maison s’était ouverte comme par enchantement, découvrant un hall brillamment éclairé, et d’un pas rapide un valet de pied magnifique descendait les marches de pierre, s’approchait du coupé et en ouvrait dignement la porte. Sylvaine et Mme Delaroute descendirent silencieuses, obéissant au geste qui les guidait, et se trouvèrent tout à coup dans ce hall, entourées de trois visages graves et impassibles, pendant qu’un quatrième personnage, venu du fond, s’avançait vers elles, saluait majestueusement, les requérait de consentir à monter l’escalier où il les précéda lentement et avec une eurythmie silencieuse les introduisait dans un salon où Sylvaine, troublée, ne distingua rien d’abord ; puis se trouva soudain enveloppée dans les bras d’une petite femme courte et grosse, ruisselante de satin, étincelante de diamants, aux cheveux lavés au henné, au visage peint avec surcharge, et qui lui disait d’une voix cordiale :
— Darling, nous sommes enchantés de vous voir. Voici votre oncle.
Un maigre vieillard, extraordinairement net, aux cheveux rares, s’avança et tendit sa main à Sylvaine ; un œil pâle s’éclaira un peu, et une voix qui frappa aussitôt la jeune fille par sa curieuse ressemblance avec celle de sa grand’mère répéta timidement :
— Nous sommes enchantés de vous voir.
Sylvaine s’attendait à ce que son oncle l’embrassât ; il ne parut pas y songer, mais très poliment souhaita la bienvenue à Mme Delaroute que Mme Hurstmonceaux, en même temps, accablait de politesses. Puis, avec impétuosité, revenant à Sylvaine, elle dit rapidement :
— Dear, nous dînons en ville, et nous sommes déjà terriblement en retard ; vous nous excuserez. Mon cher colonel, voulez-vous sonner ? Darling, je vais vous confier à Drury, ma femme de chambre ; elle verra à ce que vous soyez très confortable. Dînez bien surtout. A demain. Venez, colonel, venez.
Et la personne du nom de Drury ayant fait son apparition discrète pendant ce discours, Mme Hurstmonceaux avait été enveloppée d’un superbe manteau de velours blanc, et tout en descendant l’escalier criait encore à Sylvaine : « Surtout, mettez-vous bien confortable ! »
— Si ces dames veulent monter dans leurs chambres un moment avant le dîner ? suggéra respectueusement Drury.
— Certainement.
Deux étages encore à gravir de l’escalier à tapis épais, aux murs encombrés d’estampes et de tableaux ; puis Drury, à la fois déférente et rassurante, ouvrit une porte, toucha un bouton, et à la lumière électrique Sylvaine vit la pièce qui était désormais sa chambre. D’une allure rapide, Drury en fit l’inventaire au bénéfice de Sylvaine, lui montra la petite salle de bains attenante, la toilette bien garnie et toute prête ; puis s’inclina, indiquant les sonnettes, et celle qui devait annoncer que ces dames descendaient dîner. Elle conduisit ensuite Mme Delaroute à la chambre qui l’attendait et, en matière de conclusion demanda :
— Est-ce que je commanderai le dîner dans une demi-heure ?
— Une demi-heure, parfaitement.
Et elles se trouvèrent seules. Mme Delaroute s’était assise ; elle fit la moue et dit :
— C’est joliment grandiose ici, ma petite.
Sylvaine acquiesça silencieusement. Ses impressions demeuraient superficielles ; il ne lui paraissait pas possible d’être arrivée, et elle regardait autour d’elle presque sans curiosité, angoissée sans définir pourquoi.
— Eh bien, ma petite, continua Mme Delaroute, dépêchons-nous de nous laver les mains pour descendre dîner… C’est bien en face ma chambre ? Que je ne m’égare pas, mon Dieu !… Allons, je suis à vous dans cinq minutes.
Un peu plus tard, comme elles étaient à table dans l’immense salle à manger, entourées et servies par trois hommes, Mme Delaroute, comme opprimée par l’ambiance cérémonieuse, dit tout à coup à Sylvaine :
— Vrai, à me voir ici, je ne puis pas croire que ce matin j’ai bu mon café sur le petit buffet de ma cuisine…