Isolée
XXVII
Nelly Holt, pleine d’initiative, ayant en ses propres lumières une absolue confiance, considérait comme admirable l’idée qu’elle avait eue d’amener Sylvaine à Paris ; elle était persuadée qu’il ne manquait aux deux cousins pour s’entendre que l’occasion de se voir librement : il fallait qu’Albéric comprît que Sylvaine n’avait pas trouvé dans sa vie en Angleterre des avantages qui compensassent pour elle l’exil et l’éloignement de ce qu’elle avait toujours connu. En tout cas, la tentative valait un effort, et miss Holt s’applaudit d’avoir si bien mis les choses en train ; elle était sûre d’avance de la désapprobation de Mme Gascoyne ; mais cette idée, loin de l’intimider, stimulait son ardeur à réussir ; elle aimait assez à être seule de son avis et arriver à le faire prévaloir.
Cependant, pour éviter des critiques inutiles, au lieu de descendre à l’hôtel Terminus, comme elle en avait l’habitude quand elle venait professionnellement, elle choisit pour leur séjour une pension de famille particulière, recommandée par des amies impeccables. Sylvaine avait accepté pour bon l’arrangement, rassurée du reste pleinement par l’intervention de son cousin ; il faisait tellement partie de sa vie ancienne, et de l’atmosphère protectrice dans laquelle elle avait grandi que sa présence lui enlevait jusqu’à la pensée d’une inquiétude. Tout d’abord il s’établit porte-garant de l’approbation de son père.
— Il sera très content, je t’assure, car ils ont été désolés de ne pas t’avoir à Escalquens cet été.
Sylvaine n’avait pas répondu ; elle n’osait demander à Albéric pourquoi lui-même n’y était pas ; il s’abstint d’explications, et ne fit aucune allusion aux derniers temps de son séjour en Angleterre. Il ne parla durant cette première soirée qu’ils passèrent en plein air que du bonheur à vivre ensemble quelques journées, et du plaisir avec lequel pour tout il se mettait au service de miss Holt. Elle lui avait annoncé qu’elle voulait faire une enquête sur les étudiantes, et il l’avait assurée de sa compétence toute particulière pour lui servir de guide.
Sylvaine, cette première nuit de retour, ne put dormir ; elle éprouvait un bonheur presque aigu à se dire qu’elle ne verrait le matin, en ouvrant les yeux, ni le square aux maisons uniformes, ni le jardin solitaire de Reigate, mais une rue familière à ses yeux, ce faubourg Saint-Honoré près duquel, enfant, elle habitait avec sa mère. Sa mère et sa grand’mère lui paraissaient presque rendues, et elle pleura d’attendrissement à la pensée d’aller à leur tombe, de voir de ses yeux la pierre qui les couvrait. Demain elle irait chercher Pauline, et avec elle monterait là-haut, au cimetière. Il avait été convenu qu’Albéric accompagnerait miss Holt dans une première excursion au quartier Latin, et que Sylvaine, usant de la liberté acquise en Angleterre, se rendrait de son côté à Auteuil. Elle eût souhaité qu’Albéric vînt avec elle, mais Nelly Holt ne parut pas songer à cette combinaison, et Sylvaine n’osa la suggérer. Du reste, elle redoutait un peu de se trouver seule avec son cousin et s’exhortait à ne pas se nourrir d’espérances inutiles : elle les sentait cependant frémir dans son cœur.
Six mois ! Il y avait seulement six mois qu’elle était partie ! Et lorsqu’elle descendit du tramway à Auteuil, il lui parut qu’elle revenait après des années et des années. Et cependant quelle exquise sensation que de tout reconnaître ! Ses yeux dévoraient les maisons, les arbres, les murs, les affiches, toutes les choses inertes, restées indifférentes, et qu’elle retrouvait avec tant de joie.
Mais ce fut bien autre chose lorsqu’elle eut monté les quatre étages de la maison tranquille de la rue La Fontaine où Pauline avait sa chambre.
— Mme Pauline vient de rentrer, avait dit la concierge.
Sylvaine frappa, la porte sur le couloir s’ouvrit aussitôt, et le vieux visage familier s’encadra dans l’entre-baîllement. Ce fut un cri.
— Mademoiselle Sylvaine !
S’entendre appeler Mlle Sylvaine, que le son en fut doux à la jeune créature ! Elle jeta ses bras au cou de Pauline et l’embrassa en riant.
— Oui, Pauline, c’est moi.
L’autre demeurait ahurie, presque effrayée de cette apparition soudaine. Est-ce que les Anglais lui auraient fait des malheurs ? Est-ce qu’elle se serait sauvée ? Enfin elle trouva la parole.
— Et, bon Dieu ! ma chère demoiselle, qu’est-ce qu’il est arrivé ?
— Rien, Pauline, je suis venue avec une amie passer huit jours à Paris.
— Alors, vous repartez dans huit jours ?
— N’y pensons pas. Et puis, Pauline, il faudra venir me voir ; mon oncle et ma tante sont très bons, ils seront enchantés, j’en suis sûre.
— Mon Dieu ! mon Dieu, vivre en pays étranger ! Enfin, ma chère mademoiselle, vous allez bien ; et ce pauvre monsieur, le frère de madame, qui a eu une attaque, comment qu’il est à cette heure ? Il y a une dame au 26 qui a eu une attaque, il y a quinze jours ; ça l’a tenue quarante-huit heures, et puis elle est morte. C’est une dame dont j’avais souvent parlé à pauvre madame.
— Oh ! Pauline, je m’ennuie tant de ma grand’mère ! — Et des larmes brûlantes et pressées coulèrent sur les joues de Sylvaine. — Mon oncle m’en parlait, mais maintenant il est comme mort.
— Eh bien ! en voilà une vie pour vous, ma chère demoiselle. Et qu’est-ce qu’il dit, M. Gardonne ?
— Mais… rien, et puis ma tante Gardonne est malade aussi, il paraît.
— Si sa maladie peut guérir sa méchanceté… On ne m’ôtera pas de la tête qu’elle est jalouse de vous, cette femme. Et M. Albéric ? Je ne l’ai vu qu’une malheureuse fois. Il doit en faire des bêtises, depuis qu’il n’y a plus personne pour lui mettre du plomb dans la tête.
— Je vous ai écrit, Pauline, qu’il était venu à Londres pour me voir.
— La belle avance… enfin, j’ai mon idée. En tout cas, je suis à votre service tant que vous aurez besoin de Pauline.
Sylvaine lui confia son désir d’aller avec elle au cimetière.
— J’aimerais mieux demain, si ça ne vous fâche pas. J’ai un ménage l’après-midi, et je ne voudrais pas manquer de prévenir. Ça se comprend, n’est-ce pas ?
Sylvaine, malgré son désappointement, lui donna raison. Elles convinrent pour le lendemain.
— Est-ce que l’appartement est loué, Pauline ?
— Oui, mademoiselle, et quand je vois les fenêtres ouvertes, j’ai toujours envie de monter. On a emménagé il y a six semaines seulement.
— Ah ! Pauline, rien ne vaudra jamais pour moi ce petit appartement.
— Pour ça, c’est sûr ; mais que voulez-vous ? c’est la vie, il faut se faire une raison.
Elles descendirent ensemble ; Pauline, rouge, animée et bavarde ; Sylvaine, le cœur lourd, reprise par le sentiment d’abandon, par l’intime conviction de n’être qu’un accessoire aux existences avec lesquelles elle se trouvait en contact. Elle rentra et trouva triste la chambre banale ; elle écrivit des lettres, une à Mme Delaroute qui sûrement serait heureuse de la voir, mais elle eut quelque inquiétude sur l’approbation de Mme Delaroute à ce voyage impromptu. Elle écrivit aussi à son oncle, lui renouvelant sa promesse de ne pas rester absente plus de la semaine ; elle voulait s’obliger au retour.
Albéric et Nelly rentrèrent tard, mutuellement enchantés de leur journée : lui, persuadé qu’il plaisait à miss Holt, avait été particulièrement aimable, et, malgré son indifférence voulue à toute manifestation de ce genre, Nelly y avait pris un certain plaisir. La simplicité, le naturel d’Albéric constituaient évidemment des qualités très sympathiques, mais déjà elle doutait qu’il pût éprouver pour Sylvaine des sentiments plus durables et sérieux que ceux qu’il exprimait, si gentiment du reste.
Miss Holt était venue à Paris pour voir beaucoup de choses et ne pas perdre une occasion agréable ou utile ; aussi Sylvaine se trouva entraînée dans une course continuelle qui lui laissait une vague tristesse. Albéric les accompagnait partout, et jamais une minute Nelly Holt ne parut penser qu’il y eût quelque chose d’étrange à cette intimité ; sa bonne foi était entière ; nulle arrière-pensée ne lui venait à l’esprit, et elle acceptait les familiarités affectueuses d’Albéric comme des coups de chapeau ; elle ne s’interrogeait même pas sur le sentiment d’émotion fugitive qu’elle éprouvait parfois à son contact, tant son esprit et son cœur étaient libres d’entraînement. Elle avait jusque-là, sans le moindre trouble, vécu en termes d’une camaraderie très aisée avec plusieurs jeunes hommes, qui la traitaient effectivement en camarade. Albéric était incapable d’agir de cette façon avec quelque femme que ce fût, et il ne croyait aucunement à la vertu de miss Holt. La liberté de son langage, son assurance, l’avaient convaincu qu’on pouvait parfaitement prétendre à être bien vu d’elle, et, sans nourrir d’intention déterminée, il se serait jugé un imbécile de laisser passer une aussi jolie occasion sans essayer d’en profiter. Sylvaine le gênait bien un peu, mais Sylvaine n’était pas toujours en tiers. Nelly avait voulu aller au café chantant, et, bien entendu, il ne pouvait être question d’y conduire Sylvaine. Forte de l’intégrité de ses intentions, Nelly Holt n’avait aucune gêne à se trouver seule avec le jeune homme ; et elle eût cru lui faire injure en soupçonnant qu’il pût penser à lui manquer de respect. Ils avaient ensemble des conversations scabreuses qu’elle considérait comme purement psychologiques ; ils parlaient de l’amour, et Albéric en discourait avec une chaleur alarmante. Une fois même, le soir, tard, comme il la reconduisait en voiture ouverte, elle avait senti, tout à coup, des moustaches très douces et des lèvres caressantes sur sa nuque. Un frisson extraordinaire, à la fois brûlant et glacé, l’avait secouée de la tête aux pieds : la fascination avait duré un moment, un moment pendant lequel elle n’avait osé ni bouger ni crier ; puis, se dominant, elle avait dit en riant, comme traitant la chose en bagatelle : « Quelle bêtise ! » Et réfléchissant qu’il n’y avait plus qu’un jour à passer à Paris, elle jugea que le mieux était de ne plus reparler de cet incident. Mais, cette même nuit, Sylvaine fut prise d’un grand malaise, et le matin il apparut très évident qu’il lui serait, non seulement impossible de se mettre en route, mais même de se lever.
Nelly Holt et Albéric furent sérieusement alarmés : elle comme les personnes toujours bien portantes, avait la terreur instinctive de la maladie, et en cette circonstance sa responsabilité était engagée. Il ne lui vint pas à l’idée de s’y soustraire, et elle prit immédiatement avec son sentiment pratique toutes les mesures nécessaires pour que Sylvaine fût bien soignée. On fit appeler le médecin d’Auteuil qui la connaissait, et Pauline installée à son chevet. Nelly avait écrit aussi à Lucerne, à Mme Hurstmonceaux qui, télégraphiquement, avait annoncé son arrivée immédiate.