Isolée
XXX
Sylvaine commençait à s’étonner de l’insistance d’Archie Elliot à s’occuper d’elle, et surtout de la volonté évidente qu’il apportait à saisir les moindres occasions de tête-à-tête. D’abord la jeune fille avait cru à un hasard ; puis, elle dut se convaincre d’une préméditation voulue. Même en présence de Mme Hurstmonceaux et sous mine de badinage, Archie lui prenait la main ou lui récitait des vers enflammés ; la grosse Mme Hurstmonceaux riait, complètement hypnotisée par la séduction de son favori et admirant tout en lui. Il répétait dans Portman Square des scènes entières de son nouveau rôle, et Mme Hurstmonceaux en suffoquait d’enthousiasme, d’autant qu’il lui faisait jurer le plus rigoureux secret. Sylvaine avait essayé de se dérober à ces représentations à huis clos ; mais sa tante, avide de suffrages pour Archie, l’envoyait chercher, et même nurse Rice avait été admise à juger du merveilleux talent de l’acteur mondain.
Le pauvre colonel devenait de plus en plus une valeur négligeable, du moins moralement, car les soins assidus ne lui manquaient pas. On le laissait errer dans les deux pièces à son usage ; il passait ses heures à se remémorer le lointain passé, et, sur son vieux visage endurci les larmes coulaient fréquemment en parlant de sa mère ou de sa sœur Mary. Sylvaine éprouvait pour le malheureux homme une immense compassion ; c’était elle qui rangeait les fleurs qu’on prodiguait autour de lui pour l’égayer ; elle qui répondait à ses interrogations éperdues pour l’aider à fixer ses souvenirs. Tel qu’il était, son oncle lui semblait un rempart, et elle se réfugiait souvent auprès de lui, donnant à nurse Rice une liberté que celle-ci appréciait fort. Le colonel demandait à Sylvaine qui venait, qui elle avait vu ? Il paraissait heureux quand elle nommait Mme Caulfield ou Kathleen, mais le nom d’Archie Elliot l’irritait toujours ; la vue seule de sa femme semblait lui causer une sourde colère, mais le docteur ayant expliqué que ces sortes d’antipathies irraisonnées contre les êtres les plus aimés sont fréquentes dans ce genre de maladie, Mme Hurstmonceaux, son amour-propre sauf, en profitait pour s’épargner un spectacle pénible. Elle s’en remettait à Sylvaine pour la remplacer, faisant valoir l’énorme sacrifice qu’elle s’imposait afin d’assurer la paix d’esprit du cher colonel. Quelquefois avant de monter en voiture, elle apercevait derrière le carreau la silhouette courbée de son mari, immobile, regardant au dehors ; elle lui envoyait alors de la main un salut amical auquel il ne répondait jamais.
Mme Duran se montrait extraordinairement affectueuse pour Mme Hurstmonceaux, l’invitant à se joindre aux parties qu’elle organisait sans cesse, venant fréquemment aussi dans Portman Square, gracieuse pour tous, même pour Archie Elliot, à qui elle ne paraissait pas garder la moindre rancune. Le colonel Cecil Blunt avait eu un long accès d’asthme, ce à quoi il était sujet ; ses amies avaient été le voir, et maintenant qu’il allait mieux il avait lancé des invitations pour plusieurs dîners de dames que sa sœur présiderait. Pour le premier, Mme Hurstmonceaux et sa nièce, Mme Caulfield et Kathleen étaient conviées et avaient accepté. Le colonel Blunt, très habilement, avait mis Mme Caulfield dans la confidence de ses perplexités vis-à-vis de Mme Duran et de ses espérances à l’égard de Sylvaine, et Mme Caulfield, tout en l’approuvant et l’encourageant, lui avait recommandé avant tout de ne pas se hâter. Elle entendait dire de tous côtés que le petit-fils de la duchesse de Purbeck affichait sa passion pour Mme Duran, et celle-ci, à un moment donné, commettrait quelque imprudence qui rendrait plus facile la tâche du colonel Blunt.
— Croyez-moi, le temps sera votre meilleur auxiliaire ; ma sœur, Mme Gascoyne, compte demander qu’on lui donne Sylvaine pendant un mois ce printemps. Là, sera votre vraie occasion.
Le colonel Blunt, plein de reconnaissance pour l’appui promis, s’était engagé à n’agir qu’avec une extrême réserve. Préventivement, il exhortait sa sœur à gagner l’amitié de Sylvaine ; mais miss Neville (elle était fille d’un premier mariage de leur mère commune) était fort timide et ses avances se bornaient à serrer affectueusement la main de Sylvaine et à lui dire qu’elle était bien heureuse de la voir. Sylvaine, qui avait la même bonne volonté d’être agréable à miss Neville dont l’aimable visage si doucement fané lui plaisait, était tout aussi dépourvue d’initiative, et l’intimité dans ces conditions réciproques n’avançait pas. Kathleen avait été d’avis que Sylvaine fût avertie des intentions du colonel Blunt, et croyait qu’en l’habituant à l’idée on la disposerait à y penser sérieusement ; mais Mme Caulfield jugea le procédé indélicat ; Kathleen promit donc de se taire, et chez elle la moindre promesse était sacrée.
Aux environs de Noël, Mme Hurstmonceaux eut une quantité d’engagements au dehors ; elle avait espéré que Sylvaine y participerait ; mais, encouragée par Kathleen, Sylvaine demanda à maintenir encore pour cette année la retraite qu’elle avait observée jusque-là ; la mort de Mme de Nohic paraissait à Mme Hurstmonceaux un événement antédiluvien, et elle trouvait vraiment absurde, sans oser l’exprimer tout haut, que Sylvaine s’en prévalût pour tenir une ligne de conduite aussi contraire aux intérêts d’une jeune personne ; mais enfin, maintenant, l’intimité établie avec les Caulfield le rassurait sur le sort de Sylvaine qui n’était plus jamais abandonnée, car Kathleen venait très volontiers dîner en tête à tête avec sa cousine, et ces moments passés ensemble étaient les plus agréables de la vie de Sylvaine ; elle avait essayé en vain de renouer l’intimité avec Nelly ; celle-ci, très affectueuse quand elles se voyaient, se refusait cependant à toute sortie et n’avait pas voulu une seule fois dîner en tiers avec les deux cousines. Sylvaine s’en étonnait, mais Kathleen l’expliquait comme la chose du monde la plus naturelle.
— Elle sort tant, professionnellement, et le matin et le soin que je comprends qu’à cette époque de l’année elle s’abstienne, lorsqu’il n’y a pas de nécessité.
Néanmoins Nelly avait écrit à Sylvaine pour lui demander de vouloir bien obtenir d’Archie Elliot des renseignements sur l’Amérique et les chances d’y gagner de l’argent ; lui-même y avait fait une saison très fructueuse. Nelly exprimait une grande curiosité d’étudier à fond les conditions du nouveau monde, et particulièrement ce qui avait trait à l’émancipation féminine. Archie Elliot, interrogé par Sylvaine, s’était montré disposé à donner tous les renseignements et toutes les recommandations ; il avait même offert de présenter miss Holt à l’impresario qui l’avait conduit en Amérique, et qui pouvait l’éclairer beaucoup mieux qu’il n’était en son pouvoir de le faire. Nelly avait paru très satisfaite de cette proposition, et il était question d’un rendez-vous chez Mme Hurstmonceaux où toutes les parties intéressées se rencontreraient.
En arrivant le dernier jour de décembre pour dîner avec Sylvaine, Kathleen Caulfield exprima ses regrets de ne pouvoir rester tard.
— J’ai dû promettre absolument d’aller chez les Bertie Gascoyne ; on fait de la musique en famille, et ce serait un grief éternel si je n’y paraissais pas. La voiture viendra me prendre à neuf heures et demie, car la réunion se termine à minuit, et je dois aller chercher maman qui se repose et vous envoie ses tendresses ; elle m’a même suggéré de vous engager à venir avec moi : vous seriez parfaitement reçue, et ce serait moins triste que de finir l’année solitairement dans cette grande maison. La hauteur des plafonds, ajouta Kathleen en levant les yeux, a quelque chose d’impressionnant.
— Vous êtes tout à fait bonne, répondit Sylvaine ; mais j’aime mieux, je vous assure, être seule ce soir ; je penserai à l’année dernière.
Kathleen s’était assise devant le feu, et le reflet du foyer jouait sur son visage au teint mat ; avec ses yeux brillants, ses cheveux sombres, l’élégance de son long cou, elle était fort belle. Sylvaine l’admirait ; la froideur même de Kathleen lui plaisait, d’autant qu’elle avait le plus beau sourire et dans toute sa personne quelque chose de conquérant ; elle était comme l’incarnation d’une race pondérée et forte ; elle faisait l’effet d’un animal de pur sang, capable des plus grands efforts et d’une résistance extrême. Sur tous les sujets elle parlait avec décision, et chez elle l’hésitation ne paraissait pas exister. Sylvaine, et elle le lui disait en riant, lui faisait l’effet d’un « kitten » qu’on doit tenir dans les bras et caresser ; elle l’aimait plus qu’elle ne s’en serait crue capable, et souhaitait avec une absolue sincérité le bonheur de sa jeune cousine.
Tout en tendant vers la flamme ses belles mains un peu grandes, mais si aristocratiques, et couvertes de bagues, Kathleen dit :
— J’espère, Sylvaine, que l’année prochaine, dans des conditions de vie plus favorables, vous vous souviendrez de cette soirée-ci avec amitié ; vous ne finirez pas une autre année ici.
— Qui sait ? répondit timidement Sylvaine.
— Vous devez vouloir qu’il en soit autrement ; vous êtes faite pour vous marier et je compte que d’ici douze mois vous serez une femme heureuse.
— Et vous, Kathleen, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Vous êtes si belle !
— Petite flatteuse ! Mais j’admets que je ne sois pas un monstre ; seulement je ne suis pas faite du tout pour le mariage, je déteste souffrir. Je ne veux pas vous dégoûter, et du reste on ne dégoûte pas ceux qui ont une vocation, mais la vie des femmes mariées est une succession de tribulations. J’ai eu un exemple probant sous les yeux, et ceci depuis que je me rappelle, mais rien n’a corrigé maman. Elle me prêche le mariage tous les jours, sans le moindre espoir du reste de me convaincre ; c’est pour obéir à sa conscience, comme lorsqu’elle me faisait réciter le catéchisme.
— Votre mère est heureuse de vous avoir, Kathleen ; ma grand’mère aussi eût été bien seule sans moi… quand nous serons vieilles…
— Je préfère carrément vieillir en égoïste ; à mon sens, c’est beaucoup moins triste ; mais je parle pour moi, et je vous souhaite de devenir une grand’mère respectée… Vieillir comme Mme Hurstmonceaux, en se cramponnant à sa jeunesse disparue, voilà qui est affligeant pour le spectateur ; car soyez sûre que Mme Hurstmonceaux est enchantée de sa propre personne. Où dîne-t-elle ce soir, cette vieille folle ?
Sylvaine ne put s’empêcher de sourire.
— Chez Mme Duran.
— Un très grand dîner ! Des altesses royales ?
— Je n’en sais rien ; elle était magnifiquement habillée, en tout cas.
— Elle rentrera tard assurément. Venez donc avec moi, Sylvaine ; vous êtes toute perdue dans cette énorme maison.
— Je n’y pense plus, je m’y suis accoutumée. Si j’ai sommeil, je monterai me coucher ; sinon j’attendrai ma tante : elle sera enchantée de causer.
Kathleen insista encore un peu, et quand on vint annoncer la voiture, dit :
— J’ai presque envie de la renvoyer à maman et de rester avec vous ; je déteste vous laisser à votre isolement : vous êtes si peu faite pour l’isolement !
Sylvaine fut véritablement touchée, mais engagea sa cousine à tenir ses promesses.
— Bonsoir alors, puisque vous me renvoyez, et une meilleure année.
Puis, contrairement à ses habitudes, Kathleen donna à Sylvaine un baiser affectueux, et tout en descendant l’escalier, de la main, continua à lui faire signe amicalement, pendant que Sylvaine, penchée sur la rampe, la regardait s’éloigner.