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Isolée

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XXXV

Mme Gascoyne détestait les vents d’est qui règnent en Angleterre au mois de mars et était venue rejoindre à Cannes Mme Caulfield, qui s’y trouvait depuis près de six semaines avec Kathleen et Sylvaine.

La tristesse de Sylvaine avait persisté, malgré le changement, malgré la radieuse lumière ; les trois femmes vivaient fort indépendantes l’une de l’autre : Mme Caulfield se reposant et se confinant souvent au jardin de l’hôtel, très vaste et très riant ; Kathleen, voyant beaucoup de monde, sortant à bicyclette constamment, et Sylvaine se promenant seule ou avec miss Neville, car le colonel Cecil Blunt était également à Cannes ; sa santé commandait le Midi, et rien n’était plus naturel que sa présence. Sylvaine n’avait jamais eu une minute l’idée d’y être pour quelque chose.

Mme Caulfield était charmée de la venue de sa sœur, car elle n’était pas sans malaise au sujet de Sylvaine ; elle trouvait sa conduite inexplicable, mystérieuse, et elle n’aimait pas le mystère quand il s’appliquait à une jeune fille. Elle soupçonnait Sylvaine de cacher le véritable motif de sa manière d’agir, et dans son intérieur elle l’en blâmait, la franchise et la vérité lui paraissant des règles de conduite dont on ne devait jamais se départir. Dès son premier entretien avec Mme Gascoyne, elle n’avait pu se défendre de lui exprimer ses sentiments à cet égard.

Mme Gascoyne avait écouté avec un certain effort, car il lui paraissait étonnant qu’on pût, en la revoyant, être occupé d’autre chose que de son voyage et de la fatigue qu’elle devait en ressentir. Cependant, une fois son attention prêtée, comme elle en connaissait la valeur, elle tenait à ne pas se tromper dans son jugement, et elle demanda de plus amples explications. Mme Caulfield les lui donna et conclut en disant :

— Kathleen elle-même s’étonne du trouble de Sylvaine quand on l’interroge… On dirait vraiment, tant elle est absorbée par moments, qu’elle a un secret qui lui pèse.

— Un secret ?

— Oui.

— C’est fâcheux que vous n’ayez pas revu Nelly avant son départ pour l’Amérique : Sylvaine est restée en tête à tête plusieurs jours avec elle ; elle sait peut-être de quoi il s’agit.

— Nelly ? que peut-elle avoir à faire là-dedans ?

— Rien personnellement sans doute, mais elle est allée à Paris l’automne dernier : il est possible qu’elle ait appris quelque chose de désavantageux au sujet du jeune Gardonne ; on ne sait jamais. S’il en était ainsi, et qu’elle l’eût révélé à Sylvaine, cela expliquerait tout ce qui vous étonne.

Mme Caulfield fut immédiatement frappée de ce que cet argument avait de plausible. Mme Gascoyne, satisfaite d’être admirée, se rengorgea.

— Sylvaine a été élevée dans des idées de grande délicatesse, et le jeune Gardonne m’inspire peu de confiance ; il s’est tenu abominablement mal avec cette effrontée Mme Duran.

— C’est vrai.

— Nelly n’est pas une personne à cacher une vérité parce qu’elle est désagréable à entendre. Dites-moi, comment Sylvaine accueille-t-elle Cecil Blunt ?

— Bien, mais elle n’a pas le plus lointain soupçon qu’il puisse songer à l’épouser.

— Il faut l’y préparer ; ce sera pour elle, après tout, un très beau mariage et elle lui fera grand honneur.

— Vous n’imaginez pas combien vous me soulagez, Gladys. Je m’explique maintenant l’attitude de Sylvaine ; vous devez avoir deviné, car elle paraît très occupée de Nelly ; elle demande constamment à Kathleen si elle n’en a pas de nouvelles.

— Ne doutez pas que je n’aie raison ; du reste, rien n’empêche d’écrire à Nelly, et moi-même, en choisissant mon moment, je causerai avec Sylvaine, et je suis persuadée que j’arriverai à la confesser.

— Peut-être…

— J’en suis convaincue.

Mme Gascoyne continuait à prendre beaucoup d’intérêt à Sylvaine, mais néanmoins ses sentiments n’étaient plus tout à fait les mêmes ; elle lui en avait voulu de l’esclandre provoqué par Mme Hurstmonceaux ; il lui semblait qu’avec plus de sang-froid Sylvaine aurait dû s’en mieux tirer ; et puis, elle avait perdu sa qualité d’héritière. A vrai dire cependant, elle paraissait être de ceux auxquels la fortune s’attache par grâce d’état, et la recherche du colonel Blunt était flatteuse pour la famille.

Il se présentait là un dénouement qui mettrait fin à tous les vagues racontars, car le départ de Sylvaine quittant d’une façon si imprévue la maison de sa tante n’avait pas été sans provoquer un vif étonnement, et dans les clubs on s’en était occupé pendant quelques jours. Archie Elliot, en particulier, avait été questionné, mais était demeuré impénétrable ; on murmurait bien quelque chose d’une querelle dont il aurait été le prétexte, mais rien ne se précisait.

Mme Hurstmonceaux, guérie de sa grave maladie, avait revu ses amis ; tacitement on avait été d’accord pour ne pas lui parler de Sylvaine. Du reste, Archie Elliot s’était retrouvé à son poste, évidemment plus en faveur que jamais, et personne ne doutait que Mme Hurstmonceaux n’en fît prochainement le successeur du colonel ; lui-même le laissait entendre. Mme Gascoyne, mise au courant, ne se consolait pas d’avoir franchi le seuil d’une pareille maison, et la vue de l’écusson des Hurstmonceaux s’étalant à la façade en signe de deuil l’exaspérait quand, par hasard, elle passait par là ; elle attendait presque avec impatience la nouvelle du mariage de Mme Hurstmonceaux afin de le voir disparaître.

Le colonel Blunt avait été le premier confident de la douleur indignée de Mme Hurstmonceaux. En qualité d’exécuteur testamentaire, il avait été admis à la voir aussitôt que sir Hugh Marner l’avait cru possible, se chargeant de lui apprendre la perte qu’elle venait de faire. Alors, sans le laisser finir, elle avait traité Hurstmonceaux d’assassin et sa nièce de fille perdue.

— Je l’ai surprise avec Archie ; vous entendez, dans les bras d’Archie.

Le colonel Blunt s’était redressé et, pâle comme un linge, regardant Mme Hurstmonceaux dans les yeux, il lui avait dit d’une voix dure :

— Je vois que vous avez encore le délire, madame Hurstmonceaux.

— Le délire ?

— Oui, assurément. Vous avez eu une fièvre cérébrale, vous avez rêvé toutes ces choses ; mais on ne vous permettra de voir personne tant que vous serez dans cet état.

— Qui m’en empêchera ?

— Mais sir Hugh Marner, sur l’avis de vos meilleurs amis, dont je suis.

Mme Hurstmonceaux s’était tue, le colonel Blunt lui faisait peur.

Jamais homme ne s’était plus félicité de son incroyable chance qu’Archie Elliot en ouvrant le journal du matin qui lui apprenait la mort du colonel Hurstmonceaux : sa bonne étoile avait permis qu’il ne rencontrât pas Mme Caulfield. Il était libre, et se promit de faire payer cher à Mme Hurstmonceaux sa révolte d’une heure. Sans hésiter, il était venu en personne prendre des nouvelles, et Boddle, qui prévoyait les événements comme un bon baromètre prévoit le temps, l’avait accueilli avec obséquiosité ; puis un jour de sa propre initiative, l’avait engagé à monter…

Ce jour-là, Mme Hurstmonceaux avait dû prendre l’engagement solennel de ne jamais, avec personne, faire une allusion à la funeste soirée.

Elle avait tout promis, tout juré, ivre de la perspective d’avoir Archie entièrement à elle ; Archie qui l’aimait, qui le lui affirmait.

Mais auparavant, avec sa rouerie avisée, il avait eu l’inspiration d’aller se confesser au colonel Blunt qui, résistant héroïquement au désir de le mettre à la porte à coups de pied, l’avait écouté en silence ayant sous les yeux le télégramme qui justifiait ou du moins excusait la folle présomption du jeune homme.

— Je vous fais juge, colonel Blunt, je vous fais juge, avait répété mélodramatiquement Archie.

Et il avait ajouté les plus fortes expressions de ses regrets et de son désespoir :

— Si vous croyez que je doive proposer à Mlle Charmoy de l’épouser, je suis prêt.

— Non, monsieur, je ne le trouve pas, avait répondu le colonel, rompant l’entretien, mais contraint de ne pas refuser sa main à un homme qui se mettait à ce point à sa merci.

A la suite de cette conversation, le colonel Blunt avait eu, selon l’espoir d’Archie Elliot, une explication définitive avec Mme Duran, lui déclarant céder la place à lord Brentmore. En même temps, il l’avait engagée à user de réserve dans la manière dont elle parlerait de Mlle Charmoy, l’assurant que, la connaissant comme il en avait l’honneur, il ne doutait pas de la part qu’elle avait prise aux désagréables incidents de Portman Square.

— Mais, ma chère madame Duran, vous avez affaire à des gens encore plus expérimentés que vous ; on n’a rien à m’apprendre sur ce dont les femmes sont capables.

— Alors, vous l’épouserez ?

— Je l’espère ; et en tout cas, dès aujourd’hui, prenez l’habitude d’en parler comme si elle était ma femme, et à ces conditions j’userai d’autant de réserve à votre égard que si lord Brentmore de son côté vous avait déjà épousée : tâchez qu’il vous épouse, il est plus jeune que moi, c’est plus facile.

Puis, sur toutes ces vases troubles, l’eau s’était refermée, et les apparences demeuraient sauves.

La pensée qu’on avait pu s’attaquer à Sylvaine rendait presque sauvage le colonel Blunt et lui faisait passionnément désirer avoir le droit de veiller sur elle. Lui, si hardi avec les femmes, était craintif avec elle ; il lui faisait sa cour par procuration : c’était miss Neville qui s’en chargeait. Mme Gascoyne le félicita de son habileté.

— Je suis convaincue que vous ne pouviez vous y prendre plus adroitement. Inconsciemment, à propos de votre sœur, Sylvaine parle de vous souvent ; en outre, Kathleen me raconte que vous vous révélez l’homme le plus aimable, et que votre auto est toujours à leur disposition pour les mener où elles ont envie.

— C’est bien peu de chose.

— C’est un peu de chose qui a sa signification ; continuez, Rakewood annonce sa visite ; il s’arrache de Monte-Carlo où il a vu Mme Hurstmonceaux et sa bande. Rakewood saura mieux qu’aucun de nous découvrir ce que pense Sylvaine.

— Elle est triste ; on la dirait découragée.

— C’est vrai, et ce n’est pas naturel. Un peu de patience ; on dissipera ces nuages.

Sylvaine, malgré tout son désir d’y parvenir, ne pouvait secouer l’obsession d’une seule pensée. Une sourde jalousie la dévorait. Non seulement Albéric était perdu pour elle ; mais Nelly ; Nelly qui ne l’aimait pas, avait été pour lui ce qu’elle avait rêvé d’être, et allait devenir la mère de son enfant. Il lui appartenait, car, dans sa droiture, Sylvaine ne pouvait envisager les choses sous un autre point de vue, et Albéric ignorait la vérité. Du moins, elle le croyait… Mais, s’il ne savait pas avec certitude, un doute cruel le poignait. La disparition de Nelly avait éveillé ses soupçons et surtout l’incroyable persistance qu’elle apportait à ne répondre à aucune de ses communications.

Une réticence d’honneur l’avait empêché de presser Sylvaine ; il était parti de Londres sans autre explication avec sa cousine. Lui, qui n’avait jamais souffert, était réellement malheureux ; tout ce qu’il y avait dans son cœur de tendre et de bon se débattait dans un conflit de sentiments contradictoires : pitié pour Nelly, amour plus vif pour Sylvaine, maintenant qu’elle devenait inaccessible. Albéric savait, à n’en pas douter, de quelle façon Sylvaine devait juger une action comme celle qu’il avait commise si légèrement et avec si peu de souci du lendemain ; son orgueil aussi était blessé du mépris évident où Nelly le tenait. Dans l’état de véritable accablement moral où il se trouvait, il pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’accompagner son père à Escalquens.

M. Gardonne y était revenu, indigné, ne comprenant pas que Sylvaine pût leur préférer des étrangers ; Sophie avait pourtant écrit la plus admirable lettre. On lui avait changé sa Sylvaine, et avec sa femme il ressassait sans cesse tout ce qui aurait pu être sans ce malheureux séjour de Sylvaine en Angleterre ; du reste, malgré son entêtement inexplicable à y rester, elle lui avait laissé entendre qu’il n’aurait pas dû la confer à des étrangers dont il ne savait rien.

— J’en suis bien puni, gémissait M. Gardonne ; tu verras qu’Albéric finira par épouser un modèle.

— Jamais de la vie, assurait Mme Gardonne ; je me charge de lui trouver une femme.

Elle se tenait pour très offensée du refus de Sylvaine qu’elle traitait journellement d’enfant sans cœur, et les lettres qu’elle lui écrivait s’en ressentaient. Elle était la seule de la famille à écrire, ni l’oncle Jules, ni Albéric ne donnant directement de leurs nouvelles, et Sylvaine avait de plus en plus la perception de son isolement, isolement accompagné maintenant d’une véritable détresse ; il lui fallait prendre un parti dans la vie, elle en comprenait la nécessité urgente. Elle avait essayé de plier son esprit à l’idée de la vocation religieuse, mais quelque chose en elle répugnait à l’immolation. Sa mère, avec joie et ardeur ; sa grand’mère, silencieusement et profondément, avaient aimé la vie, et Sylvaine sentait qu’elle l’aimait aussi. Depuis son arrivée à Cannes, elle fréquentait une petite chapelle d’austères religieuses, dans l’espoir d’être gagnée par l’exemple ; mais lorsque vers la fin de la journée elle les voyait et elle les entendait, courbées sous leur bure, psalmodier leur office et ensuite l’une d’elles lire d’une voix blanche le sujet de la méditation du lendemain, elle frissonnait avec une sorte d’épouvante, et trouvait en sortant une volupté à regarder le libre ciel, la terre si belle ; à respirer l’air parfumé ; à rencontrer un petit enfant…

Mais tous ces combats intérieurs laissaient leur trace sur son visage, et Percy Rakewood fut ému, en revoyant sa jeune amie, de la trouver si peu en train, si manifestement accablée. Il jugea qu’elle devait être amoureuse ou malade, et dans l’un ou l’autre cas se promit d’y porter remède. Il était descendu à l’hôtel habité par Mme Caulfield, celui de Mme Gascoyne, qui l’avait engagé à venir lui tenir compagnie, étant trop magnifique pour sa bourse modeste. Sa présence à la petite table où Mme Caulfield et les deux jeunes filles prenaient leurs repas apportait une gaieté dont Kathleen, heureuse et paisible, fut enchantée, et dont Sylvaine subit avec plaisir l’ascendant. Tour à tour il se fit le confident des trois femmes, alla prendre les instructions de Mme Gascoyne, et résolut d’agir avec Sylvaine. Tout bien pesé et considéré, il conclut qu’elle ne pouvait mieux faire que d’accepter l’offre de Cecil Blunt.

Lorsque pour la première fois, au cours d’une promenade dans l’exquise campagne de Cannes, Rakewood parla de ce projet à Sylvaine, elle n’éprouva d’abord qu’un sentiment : celui d’une extrême surprise. Le colonel Blunt ! Rakewood alla hardiment au-devant des sous-entendus que contenait cette exclamation, et liquida sans aucune réticence la situation amoureuse de l’ancien viveur.

— Je vous traite en femme, Sylvaine ; mais croyez-en ma vieille expérience, précisément à cause de ce passé, Cecil Blunt fera sans doute un excellent mari. Il a un culte pour vous… Son âge est la plus grande objection ; il a quarante-sept ans, cela est indubitable.

L’âge était justement le seul point qui rassurât la timidité de Sylvaine… Rapidement, dans son esprit passèrent les objections et les réponses. Elle ne pouvait pas épouser Albéric… Il était bon de s’en sentir séparée par un obstacle infranchissable… En somme, la vie entre le colonel Blunt et miss Neville ne l’effrayait pas trop… elle retrouverait son indépendance et en même temps serait protégée. Déjà elle était tout accoutumée au colonel Blunt. Rakewood insistait sur ses nombreuses qualités : généreux, sûr, fidèle à sa parole, incapable d’une bassesse, prêt à obéir aux moindres volontés de Sylvaine si elle daignait l’agréer.

— Croyez-moi, chère enfant, votre mère vous conseillerait ce parti ; vous avez tout, il est vrai, pour aspirer à un mariage plus conforme à vos goûts ; mais, dans la vie, l’aléa est si grand que, peut-être, ne le rencontrerez-vous jamais. Réfléchissez bien avant de refuser une pareille proposition.

— Je réfléchirai, dit Sylvaine d’une voix tremblante.

Et Rakewood comprit qu’elle accepterait.

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