Isolée
XIX
Sylvaine s’en alla de chez Mme Gascoyne escortée par son cousin et Percy Rakewood. L’après-midi était beau sans être trop chaud, et Rakewood proposa aux jeunes gens de faire la route à pied.
— Nous passerons par le Parc, il y fait très bon à cette heure-ci.
Sylvaine était disposée et accepta volontiers. Ils marchèrent en causant gaiement ; Albéric, la tête en l’air, observait tout, et faisait à haute voix ses réflexions. Ils traversèrent des rues monotones et correctes, aux maisons pareilles, sans une boutique ; rien au dehors n’indiquait la vie derrière ces façades que des fleurs sur les fenêtres ; là où l’on n’en voyait pas l’aspect était morne. Les rares passants allaient d’une allure compassée, et Albéric en se retournant sur les femmes faisait scandale. Il confia à Rakewood qu’il lui serait impossible de vivre à Londres.
— Je vous comprends, puisque tel est mon cas, et cependant Londres tient bien ceux qu’il prend. Voyez un homme comme le colonel Blunt ; il pourrait voyager, faire ce qui lui plairait : il n’aime que Londres.
— Il m’a dit pourtant être disposé à passer les hivers dans le Midi.
— Il le devrait, car son asthme le tuera un jour, et il s’expose inutilement aux abominables brouillards de novembre ; voilà ce que moi je n’ai jamais pu supporter.
Et se tournant vers Sylvaine il demanda :
— Et vous, chère petite amie ?
— Moi, j’aime le soleil.
— Comme vous avez raison ! Comme vous avez raison !
Ils entraient dans le Parc. Une verdure magnifique y triomphait, et aussi loin que l’œil portait s’étendaient les gazons. Les allées étaient remplies de monde, piétons et gens assis, et les nombreuses voitures se croisaient dans un va-et-vient continuel ; il y avait une grande rumeur sans fracas, et l’impression de quelque chose de fort et de triomphal ; le ciel était clair, mais semé de ces beaux nuages floconneux qui sont un des charmes du paysage anglais, tout était flou et très doux, l’air, l’horizon et les lignes.
— Le Parc est amusant, dit Rakewood ; traversons avec soin. Et il prit Sylvaine par le bras afin de la protéger.
Ils débouchèrent derrière la statue d’Achille, et, laissant l’allée des promeneurs, s’engagèrent dans les étroits sentiers entre des pelouses à l’herbe courte. De loin en loin, on y voyait étendue une forme humaine, loque de misère, affalée là comme pour le dernier repos. Sylvaine montra du geste à Rakewood une sorte d’Hercule au visage noir, le poignet cerclé de fer, qui, dépoitraillé, dormait tout au ras d’une allée.
— Oui, dit-il, répondant à son indication muette, ce sont des spectacles pénibles ; le vice malheureux est abominable. Regardez pourtant ces gens là-bas qui prêchent la vertu.
C’était la première fois que Sylvaine traversait le Parc un dimanche, et, à la vue des bannières et des insignes appelant le pécheur au repentir, elle demeura surprise. Des groupes serrés écoutaient avec sérieux le prédicateur en plein vent, montrant avec de grands moulinets de bras la bannière sur laquelle était inscrit en exergue : « Revenez au Christ ». Personne ne gouaillait. Cependant, plus loin, sous l’œil placide d’un policeman, des ouvriers anarchistes déployaient de grandes toiles représentant les insignes de leur métier et appelaient les prolétaires à la résistance. Chacun, en ce jour de loisir, soulageait à son gré le trop-plein de sa pensée. Puis, sur l’herbe, les mendiants dormaient, affreux et miséreux, et les femmes élégantes, les perles au cou, les passaient sans s’en soucier, ni se demander quel lendemain préparaient toutes ces disparates.
— Comme il y a des choses tristes dans la vie, murmura Sylvaine.
La souffrance humaine dans ses extrémités la frappait comme une révélation.
— Ecoute, cousinette, dit Albéric, je te conseille de ne pas t’y arrêter ; tu n’y peux rien, ni moi non plus ; mais enfin, si cela t’amuse de philosopher avec M. Rakewood, je ne veux pas t’en empêcher. Seulement, puisque tu es en si bonnes mains, je te propose de te laisser. Le colonel Blunt veut me conduire chez un artiste de ses amis ; si tu avais eu besoin de moi, je n’y aurais pas songé ; mais il m’a dit qu’à tout hasard il ne partirait pas avant quatre heures et demie.
Sylvaine fut désappointée, sans le laisser paraître toutefois.
— Va, dit-elle, va ; je rentrerai avec M. Rakewood.
— Vous pouvez être tout à fait tranquille à son sujet, ajouta Rakewood enchanté.
— Alors, à revoir, à demain matin, Sylvaine. Tu sais, je dîne avec le colonel ; passe une bonne soirée.
Elle eut envie de lui demander comment, mais il partit en courant, et elle le vit bondir dans un hansom. L’artiste qu’Albéric allait voir s’appelait miss Peg Lory, et habitait un joli cottage dans Saint John’s Wood.
Rakewood et Sylvaine, toujours marchant doucement, arrivèrent à Portman Square.
— Vous entrerez prendre le thé, n’est-ce pas ? demanda Sylvaine à son compagnon.
— Oui, certes ; c’est une bonne fortune de vous avoir un peu à moi. Je sens que c’est une cruelle disgrâce que d’être un vieux célibataire, ajouta-t-il en soupirant.
Et, de fait, maintenant cette idée le hantait. Les « chaînes » platoniques et factices auxquelles il amusait son cœur depuis plusieurs années l’ennuyaient mortellement. Il se disait avec chagrin qu’après avoir été aimé toute sa vie, et plusieurs fois par des femmes adorables, il demeurait seul pour vieillir et pour mourir ; il enviait surtout passionnément ceux qui avaient des enfants.
Après s’être, par habitude, regardé dans la glace, et avoir étalé sa belle barbe, Rakewood dit à Sylvaine qui reparaissait, ayant été enlever son chapeau :
— Dire que j’aurais pu vous avoir pour fille ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu ?
Elle lui sourit doucement, ne sachant que répondre ; la jeunesse ne comprend guère l’amertume des regrets inutiles.
Depuis quelque temps, bien des fois, Rakewood avait réfléchi que si, égoïstement, il n’avait pas mis toute sa fortune en viager, il aurait pu adopter Sylvaine, du moins savoir qu’à sa mort elle hériterait de lui, et se créer ainsi un puissant intérêt ; mais l’heure était passée, il ne pouvait plus rien. La tristesse de cette certitude lui creusa deux rides. Sylvaine essaya de le consoler.
— Vous êtes le meilleur de mes amis, dit-elle.
— Oui, chère enfant, vous n’en avez pas de meilleur ; je ne me doutais pas que mon cœur était aussi paternel ; je souhaite tant que la vie vous soit bonne, et voyez-vous, darling, l’important est de ne pas se tromper d’abord. Moi, dans ma jeunesse, je n’ai pensé qu’à moi-même, et quand j’ai aimé véritablement il était trop tard, hélas ! Et maintenant je suis abandonné. Il faut que vous agissiez avec beaucoup de sagesse, car votre position est difficile ; Mme Gascoyne et les Caulfield vous seront un grand appui ; tournez-vous bien vers elles, ce sont des personnes sûres qui jamais ne vous tromperont.
— Je le crois, répondit Sylvaine.
Puis, dans un besoin irrésistible de confidence, elle ajouta :
— Mais j’aimerais retourner en France… Avec mon cousin, nous avons parlé de mon retour en France.
— Avec votre cousin ? Comment peut-il décider ? Il est bien jeune.
— Oh ! pas si jeune, il a vingt-trois ans. Et puis, il doit parler à son père, qui est mon tuteur… Je ne crois pas m’habituer jamais ici.
Rakewood la regarda avec inquiétude ; le sérieux d’Albéric ne lui inspirait pas la moindre confiance. Cependant, il ne voulut pas décourager Sylvaine et se promit d’observer.
— Surtout cachez ces idées à Mme Hurstmonceaux, elle en serait peinée. Et votre oncle serait capable d’en avoir une seconde attaque.
Sylvaine se sentit coupable.
— Non, non, soyez sûr ; je ne voudrais pas faire du mal à l’oncle Robert.
— Ce ne serait pas bien, en effet… Rien, il me semble, ne vous empêche de prolonger votre séjour ici au moins quelques mois.
— Certainement, dit Sylvaine d’une voix faible.
Puis ils parlèrent de Mme Gascoyne, et Rakewood parut oublier ce que Sylvaine venait de lui dire.