Isolée
XXXIII
Mme Caulfield avait voulu emmener Sylvaine, mais celle-ci demanda à rester chez Nelly Holt pendant quelques jours encore. Elle trouvait dans ce petit logis si clos une sorte de solitude calme qui l’apaisait et s’y sentait extraordinairement à l’abri. Puis, Nelly parlait peu et ne lui demandait aucun effort, et, dans le désarroi d’esprit de Sylvaine, la paix semblait le bien principal. Lentement, comme une plante vivace que l’orage a couchée sans la briser, elle se relevait du choc moral qu’elle avait reçu. M. Gardonne et Albéric avaient annoncé leur arrivée, afin d’assister à l’enterrement du colonel Hurstmonceaux ; Sylvaine se voyait maintenant affranchie de tous les liens imaginaires qui l’avaient attachée à une place fixe. Elle essayait de tout son cœur de pleurer son oncle, mais le regret lui était impossible. Elle l’aimait, elle ne l’oublierait pas, elle était heureuse d’avoir consolé ses derniers moments et l’associait pour toujours au souvenir de sa grand’mère.
Le colonel Hurstmonceaux, dans un testament très régulier, avait laissé à Sylvaine sans aucune réserve tout ce qui lui était personnel, c’est-à-dire beaucoup de souvenirs de famille, de bijoux anciens, dont Mme Hurstmonceaux n’avait jamais eu connaissance ; plus, une somme d’environ soixante-quinze mille francs, résultat de bons placements effectués depuis son mariage avec les épaves de son ancienne fortune. Sylvaine se réjouissait d’être plus riche, pensant que l’argent aplanirait bien des obstacles… Albéric avait des goûts simples ; la vie pourrait être bonne et sûre à Escalquens ; il était venu à Sylvaine comme une nausée du luxe, et la simplicité de Nelly Holt, qui n’avait dans son existence rien de factice, l’attirait : c’était ainsi qu’elle souhaitait vivre, donnant aux choses du cœur la place prépondérante que Nelly attribuait à celles de l’esprit.
Le colonel Blunt et le solicitor de la famille étaient les exécuteurs testamentaires du colonel Hurstmonceaux ; ils avaient pris momentanément la direction de la maison de Portman Square que les circonstances laissaient sans maîtres. Mme Hurstmonceaux, après avoir été quelques heures en danger, allait mieux, et sir Hugh Marner répondait de sa guérison, mais le calme absolu était indispensable ; elle ignorait donc son veuvage et tous les événements extérieurs. On avait transporté chez Mme Caulfield les effets de Sylvaine, en attendant la décision qu’elle prendrait d’accord avec son tuteur.
Non sans un peu de répugnance, Sylvaine avait consenti à recevoir le colonel Blunt et sa sœur ; celui-ci l’avait conjurée de lui exprimer ses désirs. Pouvait-il quoi que ce soit pour lui être agréable ? Il obtint, ainsi que miss Neville, la permission de revenir ; mais ni l’un ni l’autre ne firent de questions sur les causes de son départ de Portman Square.
Sylvaine avait l’intuition d’être toute proche d’une crise définitive dans sa vie. L’esprit et le cœur lourds d’espérances confuses, elle aurait voulu que Nelly lui parlât de l’avenir ; mais Nelly semblait y répugner. Si, au reçu de ses lettres de France, Sylvaine lui en lisait quelques passages, l’autre demeurait silencieuse, le sourcil froncé, évidemment préoccupée…
L’avant-veille du jour où les messieurs Gardonne devaient arriver, les jeunes filles, chacune un livre à la main, s’étaient établies pour passer la soirée, Sylvaine distraite et cherchant dans le feu le mirage de ce qui l’attendait. Tout à coup Nelly posa son livre et d’un air résolu se rapprocha de Sylvaine ; leurs fauteuils d’osier se touchaient presque, mais toutes deux regardaient le foyer. Sylvaine eut le pressentiment d’une souffrance et sans savoir pourquoi, frémit. D’une voix qui se maîtrisait, Nelly dit très bas :
— Sylvaine, je vais vous faire une confession bien douloureuse, mais je vous la dois ; j’ai lutté et j’ai compris que je vous devais la vérité… La vérité est parfois bien cruelle…
— Oh ! Nelly, puis-je vous aider ? demanda Sylvaine, émue de l’intonation qui trahissait une détresse évidente.
— Merci ; personne ne peut m’aider, je saurai me suffire… Vous savez, Sylvaine, que j’ai toujours eu confiance en moi-même : je me jugeais au-dessus des tentations et des passions.
… Je me trompais…
Et d’un mouvement rapide elle fit faire volte-face à son fauteuil et tourna son visage vers Sylvaine.
Une lumière instantanée traversa l’esprit de Sylvaine… Elle ne dit qu’un mot :
— Albéric ?
Nelly se laissa glisser à terre et s’assit, les deux mains jointes enserrant ses genoux relevés.
— Oui… Albéric… Sylvaine, il n’est pas digne de vous… il faut vous éclairer. Je ne puis vous expliquer ce qui est arrivé, car je ne le comprends pas moi-même… J’ai connu ce que je ne croyais jamais connaître, une sorte de folie… folie si forte que j’ai cru m’en affranchir en y cédant… Vous savez que je n’accepte pas les servitudes qu’on impose aux femmes… J’ai agi délibérément… Lui, il ne comprend la vie que pour ces amours passagères… Toute ma force m’avait abandonnée… J’étais ivre… volontairement ivre… Depuis, j’avais fait dans mon existence la part de cet égarement d’une heure… qui ne nuisait à personne… Je croyais pouvoir l’oublier… mais… mais… Oh ! Sylvaine, comment vous l’apprendre ? Une autre vie est en moi…
Il y eut un très long silence ; puis, réalisant peu à peu cette révélation inouïe, Sylvaine éclata en sanglots.
Nelly, le visage sec, continuait à regarder le feu.
— Il faut maintenant m’entendre jusqu’à la fin… Il ne sait rien… Je ne veux pas qu’il sache rien.
— Oh ! Nelly, il vous épousera, il vous épousera ! dit passionnément Sylvaine.
— L’épouser ! épouser un être que je méprise, un homme sans volonté, sans but dans sa vie, un misérable esclave de ses sens ! Jamais… jamais ! vous entendez ? J’ai hésité ; j’ai d’abord pensé à revendiquer tout haut ma liberté… j’ai compris que l’heure n’est pas encore venue… Je vais aller aux Etats-Unis… J’en reviendrai au temps voulu. J’ai assez d’argent pour vivre un an et plus sans travailler… on a l’habitude de mon indépendance ; je placerai l’enfant là où on l’élèvera bien… Et plus tard, quand ma situation sera indépendante, je le prendrai avec moi… je n’ai aucune peur… et si vraiment l’amour m’avait entraînée je n’aurais honte de rien… mais je reconnais ma bassesse… et la sienne…
— Pauvre, pauvre Nelly !
— A votre égard, Sylvaine, j’ai cru ne pas avoir le droit de me taire. Vous auriez agi dans l’ignorance ; maintenant vous savez… Mais, ne l’oubliez pas, vous êtes seule au monde à savoir…
— Oh ! Nelly, jamais… jamais un mot. Mais, Nelly, s’il vous aime ?
— Il ne m’aime pas…
— Il doit vous aimer.
— Non, non, Sylvaine, je ne me fais aucune illusion ; je ne crois pas qu’il puisse aimer : la débauche dessèche le cœur.
— Mais c’est horrible, Nelly !
— Oui, vraiment, c’est horrible ; depuis longtemps je l’avais compris… mais au moment du péril, ma connaissance ne m’a servi à rien.
— Oh ! Nelly, si vous aviez prié…
Miss Holt haussa les épaules.
— Vous priez, vous, et je vous brise le cœur.
— Oui, mais j’espère… j’espère que lui et vous… Oh ! Nelly, ce doit être… pour… pour votre enfant.
Elle s’arrêta et murmura :
— Comment pourrai-je le revoir ?
— Sylvaine, vous avez mon secret, vous ne devez pas le trahir… Et maintenant vous savez pourquoi je préfère que vous alliez chez Mme Caulfield. Moi, demain, je m’absenterai… Vous serez sans doute partie de Londres lorsque je reviendrai… Vous tâcherez de me pardonner, Sylvaine… J’avais voulu vous aider, insensée que j’étais ; j’avais deviné vos sentiments ; je croyais pouvoir vous guider, vous rapprocher de lui… et c’est moi… Du reste, tel qu’il est, il ne vous aurait pas rendue heureuse ; ne le regrettez pas.
Sylvaine ne répondait que par des larmes. Un chagrin aigu remplissait son âme ; la terre soudain lui manquait, et sans un regret, pendant quelques secondes, elle désira véhémentement la mort.
Nelly s’était relevée, Sylvaine la regarda à la dérobée : elle lui apparaissait maintenant comme une sorte d’énigme mystérieuse… Elle avait aimé Albéric, et lui aussi l’avait aimée… Elle avait commis un terrible péché ; elle avait forfait à cet honneur de femme que Sylvaine avait été élevée à tenir plus précieux que la vie… Et Nelly ne lui faisait pas horreur ! Elle en avait compassion. Oh ! quel avait été le crime d’Albéric ! Albéric qu’elle croyait si bon… qu’elle chérissait il n’y a qu’un moment…
Nelly reprit d’une voix qui trahissait sa profonde émotion :
— Nous nous dirons adieu, petite Sylvaine ; j’aime mieux ne pas vous revoir.
— Oh ! Nelly, vous m’écrirez, vous m’écrirez quelquefois.
— Si vous le souhaitez, oui… J’ai gâté votre vie, mais je ne pouvais pas honnêtement me taire.
— Non, vous ne le pouviez pas.
— Bonsoir, Sylvaine.
— Bonsoir, Nelly.
Leurs mains ne se cherchèrent pas ; la porte se ferma et Sylvaine se trouva seule.
Elle put alors reprendre haleine, essayer de comprendre ce qu’on venait de lui apprendre. Une pensée dominait toutes les autres : Albéric était perdu pour elle… perdu… Tout son être frémissait d’une sorte de répulsion, et le souvenir affreux d’Archie Elliot essayant de la presser dans ses bras la torturait. Le monde n’était donc que mal, que péché ?…
Alors, l’amour si doux, si pur, dont sa grand’mère l’avait entretenue, auquel elle avait cru, n’existait pas. Elle remémora avec désespoir toutes les révélations cruelles des derniers mois, Mme Hurstmonceaux et ses abominables insinuations. La honte dont on l’avait soupçonnée était donc possible ? Le mot se formula en elle comme une brûlure : Nelly avait été la maîtresse d’Albéric… Nelly, si fière, si digne… Une chose pareille pouvait arriver ! Alors, comment vivre ? Où chercher le refuge ? où trouver la paix ? Elle eut la vision des religieuses à voile blanc chantant le soir dans le jardin à l’heure de l’angélus.