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Isolée

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XXXVI

A l’étonnement de M. Gardonne, Albéric paraissait s’être installé pour un temps illimité à Escalquens. Tel qu’il connaissait son fils, M. Gardonne se demandait s’il n’y avait pas pour expliquer un aussi long séjour au foyer paternel quelque amourette sous roche ; mais sa curiosité, secondée par la perspicacité et la finesse de Mme Gardonne qui excellait à pénétrer les secrets d’autrui, n’avait rien découvert. Albéric vivait évidemment comme un cénobite ; il allait par les vignes et les chais avec son père, ou s’enfermait des heures dans une grande pièce démeublée dont il avait fait un atelier, et le soir fumait un nombre invraisemblable de cigarettes.

M. Gardonne demeurait ahuri devant les phénomènes dont il était témoin : Sylvaine rebelle, et Albéric tranquille et rangé ; il ne savait comment associer ces deux manifestations, mais obscurément il était persuadé que d’une façon inexpliquée elles se répondaient.

Albéric était triste, de cette tristesse lourde qui tombe parfois sur les êtres jeunes, et dont ils sont comme écrasés. Un secret mécontentement de lui-même l’oppressait, lui ôtait le goût de vivre pourtant si fort chez lui. L’idée de Nelly, celle de Sylvaine, le hantaient tour à tour. L’amour n’était donc pas uniquement le plaisant passe-temps qu’il lui était toujours apparu, et les conséquences du plaisir d’une heure pouvaient devenir tragiques.

Le goût d’Albéric pour Nelly Holt avait été purement sensuel ; il s’était senti orgueilleux d’éveiller chez cette belle fille, franche et gaie, des sensations inconnues pour elle jusque-là ; et avec toute la fougue, toute l’inconséquence qu’il apportait aux entreprises amoureuses, il l’avait pressée, sans se demander si elle l’aimait, la désirant seulement. Nelly, mal préparée à une lutte qu’elle n’avait jamais imaginée possible, s’était donnée dans un trouble des sens dont l’inattendue violence l’avait laissée sans force ; sur l’heure même, elle avait compris son erreur, et n’avait pas caché son mépris d’elle-même, et de celui qui l’avait entraînée. A son jugement, il s’était montré déloyal, et elle le lui avait dit, à la profonde surprise d’Albéric.

Plus il réfléchissait, plus il se persuadait que Nelly, et Nelly seule, avait pu éloigner Sylvaine de lui, et que la connaissance d’un fait probant avait donné à sa résistance le caractère décisif contre lequel il s’était heurté. La pensée d’être père émouvait profondément Albéric ; il avait écrit lettre sur lettre à Nelly, la conjurant de lui dire la vérité, s’il y avait une vérité à connaître, et se mettant à son entière disposition. Aucune réponse ne lui avait été faite. Son impuissance à savoir l’irritait jusqu’à la colère. Il essayait de temps en temps de se figurer qu’il se forgeait des chimères ; qu’il était inadmissible que Nelly se fût trahie, si le cas eût été ce qu’il redoutait, et qu’une simple jalousie de Sylvaine, fondée sur des soupçons vagues, suffisait pour expliquer la conduite qu’elle avait tenue à son égard.

Sylvaine ! Elle lui était très précieuse maintenant. Aucune autre femme, aucune inconnue, ne pourrait arriver à être pour lui ce qu’elle serait devenue. M. Gardonne, un peu tourmenté, malgré tout, essaya de questionner son fils sur sa mélancolie inaccoutumée, Albéric lui répondit avec amertume :

— Oui, j’ai des idées noires ; il fallait t’arranger pour me faire épouser Sylvaine.

— Tu en épouseras une autre.

— Non, avec mon caractère je n’épouserai jamais quelqu’un que je ne connais pas. Je suis comme Jocrisse.

— Eh bien ! épouse Sylvaine, elle n’est pas mariée. Son engouement pour les Anglaises ne durera pas toujours. Qui nous empêche d’aller à Cannes ? La santé de ta mère s’en trouverait à merveille.

Mais avant d’avoir pu donner à ce mirifique projet une forme précise, M. Gardonne reçut de Mme Gascoyne une lettre dont la lecture le laissa abasourdi. Mme Gascoyne lui apprenait la demande en mariage du colonel Blunt, et l’intention où était Sylvaine de la prendre en très sérieuse considération ; elle avait demandé pour réfléchir une quinzaine de jours que le colonel Blunt, avec un tact parfait, emploierait à une croisière sur le yacht d’un de ses amis. Sylvaine aurait ainsi toute liberté pour envisager l’avenir, et Mme Gascoyne ajoutait qu’il serait peut-être correct que le tuteur et oncle de Sylvaine vînt en cette circonstance importante lui apporter le concours de ses conseils et de son appui. Elle ne doutait du reste pas une minute de l’extrême satisfaction avec laquelle M. Gardonne accueillerait la perspective d’un établissement si avantageux pour sa pupille, et Mme Gascoyne, afin de l’y encourager, ajoutait deux pages d’éloges sur le colonel Blunt, suivies d’explications techniques concernant sa magnifique fortune.

Le pauvre M. Gardonne, à qui cette lettre avait été apportée de bon matin dans son cabinet de toilette, lisait et relisait la belle écriture nette de Mme Gascoyne. Mais au lieu d’être heureux et satisfait comme apparemment il l’aurait dû, le tuteur de Sylvaine éprouvait un vrai chagrin, chagrin qui allait jusqu’à lui mettre des larmes au bord des paupières… l’enfant était perdue pour eux, perdue sans retour. Il comprit seulement alors combien il eût été heureux de faire de Sylvaine la femme de son fils ; combien ce projet familial si simple, si facile d’exécution quelques mois plus tôt, lui avait tenu au cœur… Puis, il se demanda avec une réelle anxiété comment Albéric prendrait cette nouvelle, et l’émotion que provoqua cette pensée fut cause qu’en se rasant il se coupa deux fois, et, en conséquence parut devant sa femme avec des balafres de taffetas noir sur le visage. Il fut bien aise de la petite agitation que son aspect occasionna, et qui différa de quelques instants les interrogations de Mme Gardonne. Elle était encore au lit, mais elle avait la louable habitude de se faire apporter le courrier et d’en examiner soigneusement l’extérieur. Elle précisa donc immédiatement sa question.

— Qui est-ce qui t’écrit de Cannes ? Ce n’est pas Sylvaine… Elle n’est pas malade au moins ?

La mine assombrie de son mari avait donné soudain cette idée à Mme Gardonne.

— Oh ! non, elle n’est pas malade, répondit M. Gardonne avec amertume.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle se marie.

— Elle se marie ? Avec qui, grand Dieu ?

M. Gardonne passa à sa femme la lettre de Mme Gascoyne, afin qu’elle en prît connaissance. Mme Gardonne parcourait, le visage un peu contracté… car si rien ne pouvait lui être plus agréable que la certitude de l’établissement au loin de Sylvaine, son caractère jaloux lui faisait cependant ressentir comme un affront personnel les accessoires avantageux de ce mariage. Quand elle eut terminé, elle dit seulement :

— Tu te préoccupais de sa chambre ; je crois bien que nous ne la verrons pas souvent ici.

— Que va penser Albéric ? interrogea M. Gardonne en s’affaissant dans un fauteuil.

— Mais j’espère bien qu’il pensera qu’elle n’est guère regrettable. Une fille de vingt ans qui épouse un vieux viveur pour son argent.

— Elle l’épouse peut-être pour avoir un chez elle. C’est nous qui l’avons envoyée chez cette abominable Mme Hurstmonceaux où il lui a été fait affront. Et à ce souvenir le sang monta aux joues de M. Gardonne.

Mme Gardonne, mise au courant par son mari, avait décidé que cette affaire-là avait été ridiculement exagérée, et qu’avec plus de tact Sylvaine se serait tue. Aussi, elle dit :

— Je suis persuadée que Sylvaine a fait plus d’embarras de cette histoire qu’il n’en valait la peine. Mon Dieu, toutes les femmes plus ou moins ont eu à supporter des insolences, mais on garde ces aventures-là pour soi. Enfin, si elle est contente, tant mieux. Je présume qu’elle va nous écrire.

— Tu as bien vu que Mme Gascoyne l’annonce… Mais il n’y a rien de décidé ferme encore.

— Ça, c’est une petite ruse. Oh ! elle est très fine… Elle sait se faire valoir.

— Tu n’as jamais été bienveillante pour elle, Sophie.

— Que veux-tu, j’y vois clair, c’est un malheur souvent. Sois convaincu pourtant que je suis enchantée de son bonheur ; et puis, te voilà, mon pauvre ami, soulagé d’un grand souci, car enfin cette enfant était une responsabilité.

L’honnêteté naturelle de M. Gardonne lui fit répondre :

— Elle ne m’a pas coûté beaucoup jusqu’ici.

— Possible, mais il y avait l’avenir ; je ne te cache pas que je redoutais l’avenir.

M. Gardonne sortit de la chambre de sa femme pour aller chercher ailleurs quelqu’un qui comprendrait mieux ses sentiments ; il rencontra Albéric au bas de l’escalier, Albéric guêtré, le chapeau mou mis en arrière avec une bonne grâce rustique qui sembla charmante à son père. Comment une femme n’était-elle pas amoureuse d’un garçon comme celui-là ?

L’intention de M. Gardonne avait été de ménager la sensibilité de son fils, car il était persuadé que le mariage de Sylvaine le chagrinerait ; mais son impatience alla plus vite que sa prudence. Il entraîna Albéric dans la petite pièce du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de travail, et lui dit sans autre préambule :

— Qui crois-tu que Sylvaine épouse ?

Albéric eut un tressaillement.

— Sylvaine ? Sylvaine se marie ?

— Oui, et avec ce vieux colonel Blunt. Voilà une chose que je n’aurais jamais imaginée.

— Ni moi, dit Albéric qui s’était assis.

— Tu es ému, mon pauvre garçon, demanda M. Gardonne affectueusement.

— Oui, père…

Et il ajouta :

— Je me suis aperçu depuis quelque temps que je l’aimais.

— Mais alors, pourquoi ne le lui as-tu pas dit ?

— Je le lui ai dit ; elle ne veut pas de moi.

— Ce n’est pas croyable.

M. Gardonne médita quelques secondes et ajouta :

— Il doit y avoir là-dessous une histoire de femme.

Albéric sourit avec tristesse.

— Peut-être.

— Souffle dessus.

— Je ne puis rien.

— Eh bien ! voilà ce que je n’aurais pas cru. Je ne te le cache pas, je suis furieusement désappointé ; j’ai toujours rêvé de vous voir mari et femme ici, à Escalquens… on aurait été heureux… avec des petits…

M. Gardonne fut alarmé de l’émotion évidente d’Albéric.

— Tu ne vas pas être malheureux pour de bon, au moins ?

— Si, père, je vais être très malheureux… Le colonel Blunt… ma petite Sylvaine… ma petite colombe… C’est horrible !…

Et il mit la main devant ses yeux comme pour cacher une image importune.

— Et tu ne feras rien pour empêcher ce bête de mariage ? demanda M. Gardonne.

— Non, rien.

— Albéric, je ne te reconnais pas.

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