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Isolée

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XIV

Mme Gascoyne, très digne, reçut Sylvaine avec bonté. Elle s’aperçut que la jeune fille tremblait : aussi eut-elle à cœur de la rassurer. Elle lui tendit les deux mains, la fit asseoir sur le large divan garni de coussins où elle se tenait habituellement, et la remercia avec une grande politesse d’avoir répondu à son appel. Puis, comme moyen immédiat de rompre la gêne, elle sonna et commanda :

— Le thé, immédiatement.

Deux domestiques arrivèrent, portant le lourd plateau d’argent qui fut déposé sur un support à son usage. Il y avait de tout sur ce plateau, et Mme Gascoyne, de ses mains maigres et blanches aux doigts couverts de bagues, se mit en mesure de servir Sylvaine, lui parlant en même temps.

— Vous êtes un peu dépaysée, chère, mais ce sentiment passera, je serai très contente de vous voir souvent. Nous prendrons jour pour aller chez ma sœur ; ma nièce Kathleen vous sera une amie parfaite. Je crains, chère enfant, que vous ne manquiez d’amies de votre âge.

Sylvaine avoua ne pas en avoir une seule.

— Je ne m’en étonne pas. Je suis fâchée de vous l’apprendre, mais Mme Hurstmonceaux est une personne chez qui en général on ne mène pas les jeunes filles ; elle n’est pas de votre famille, il n’y a donc rien qui puisse vous offenser, pas plus que moi. Votre oncle a fait une erreur en l’épousant, nous sommes tous sujets à l’erreur. Je ne juge personne, mais je vous avertis, parce que je ne veux pas de malentendu entre nous.

Ces révélations successives sur Mme Hurstmonceaux causaient à Sylvaine le plus grand malaise. Elle se crut tenue de dire :

— Elle est très bonne pour moi.

— Sans doute, pauvre créature, et vous avez raison de ne pas être ingrate. Il y a une miséricorde pour les pécheurs… j’espère qu’elle la trouvera, mais c’est de vous que je veux m’occuper.

Et de sa voix douce, le visage attentif, Mme Gascoyne fit subir à Sylvaine un véritable interrogatoire. Sylvaine y répondait avec une simplicité d’enfant. Mme Gascoyne, de ses beaux grands yeux un peu à fleur de tête, la regardait avec une expression de réel intérêt. Elle la questionna sur tous ses goûts : aimait-elle les jardins, les animaux, les chiens, les oiseaux ?

Mme Gascoyne avait à son côté un griffon bien-aimé dont elle fit les honneurs ; et comme Sylvaine le caressait et l’admirait, elle lui dit :

— Si cela vous fait plaisir d’avoir un chien, on vous en trouvera un. Vous me paraissez plutôt solitaire… Comment ! quand Mme Hurstmonceaux dîne dehors, vous êtes seule à table ?

— Oui, depuis la maladie de mon oncle Robert.

— Tout ceci est fort mal combiné. Je causerai avec votre oncle. Demandez-lui quand il veut me recevoir. Pense-t-il un peu à son âme ? Je prierai le père Carr de l’aller voir.

— Je n’en sais rien, je n’ose pas lui parler de ces choses.

— Mais vous ? Vous y songez ?

— Oh ! oui.

— Vous avez l’air d’une excellente enfant ; on voit que vous avez été élevée par une vraie Hurstmonceaux. Vous pouvez compter sur mon amitié.

Sylvaine rougit de plaisir.

— J’ai été négligente envers vous, je vous ai laissée faire de tristes connaissances, je réparerai cela ; seulement, je vais tout de suite vous demander un sacrifice : ne montez plus à cheval avec lady Longarey.

— Mais comment pourrai-je l’éviter ?

— On s’arrangera pour vous faire monter à cheval avec Kathleen, un peu plus tard. Il n’y a qu’à dire maintenant que le médecin vous défend pour le moment l’exercice du cheval.

Le visage de Sylvaine révélait le trouble que lui causait cette requête. Mme Gascoyne crut nécessaire de porter le fer immédiatement sur la plaie.

— Croyez-en ma connaissance de la vie. Lady Longarey est une femme tellement perdue de réputation que celle d’une jeune fille qui serait vue souvent avec elle en souffrirait sûrement. Lady Longarey n’a reculé devant aucun scandale ; elle a vécu publiquement à Florence avec un homme marié. Ce sont des choses affreuses ; mais puisque les circonstances vous ont par mauvaise chance mise en rapport avec de pareilles personnes, il importe que vous soyez éclairée…

Sylvaine rapporta de chez Mme Gascoyne une impression confuse, mais où la satisfaction dominait ; elle avait aimé ses façons un peu altières, mais si nobles, et l’extrême accent de vérité et de franchise qui se dégageait de toutes les paroles de Mme Gascoyne… Puis pendant ces deux heures, elle avait parlé presque continuellement de sa mère et de sa grand’mère ; d’autres portraits de ses arrière-grands-parents lui avaient été montrés. Elle s’était sentie adoptée, et ce sentiment lui avait été doux.

Mme Gascoyne lui avait demandé comment elle était venue, et parut satisfaite quand elle sut que le coupé de Mme Hurstmonceaux avait amené et attendait Sylvaine.

Mme Hurstmonceaux fut très curieuse d’apprendre les détails de la visite ; de quoi avait-elle parlé ?

— Mme Gascoyne m’a beaucoup interrogée sur le passé.

— Est-ce qu’elle va venir vous voir ?

— Oui ; elle compte aussi faire une visite à l’oncle Robert.

— Parce qu’elle le croit très malade. Ces sortes de personnes n’ont pas de plus grand plaisir que d’amener un prêtre à un malade ; moi, je n’oserais pas, je suis trop sensible ; mais si Mme Gascoyne y parvient, je serai très heureuse.

Mme Hurstmonceaux se montrait infiniment gracieuse pour Sylvaine, car la perspective qu’elle croyait maintenant assurée de connaître, grâce à elle, Mme Gascoyne lui causait une vive satisfaction. Aussi les ordres préventifs les plus formels avaient-ils été donnés d’introduire avec honneur dans le grand salon toutes les visites qui pourraient venir pour miss Charmoy. Mme Hurstmonceaux jugeait que sa maison ne pouvait faire qu’une impression extrêmement favorable, et elle se flatta d’y réunir bientôt toute la famille du colonel. Ces agréables idées l’empêchèrent de prêter la moindre attention à l’air un peu embarrassé de Sylvaine quand le lendemain elle s’excusa de ne pouvoir monter à cheval avec lady Longarey. Mme Hurstmonceaux l’engagea avec bonté à se reposer, et n’associa en rien cette défection avec la visite faite à Mme Gascoyne.

Celle-ci, ainsi qu’elle l’avait annoncé, ne se fit pas attendre. Percy Rakewood l’avait précédée et était venu dire à Sylvaine qu’elle avait entièrement fait la conquête de sa parente ; il l’en félicita.

— Car elle est difficile, et elle en a le droit. Soyez donc tout à fait à votre aise avec elle ; j’ai voulu vous aider à la recevoir, je sais qu’elle viendra tout à l’heure.

— Comme vous êtes bon pour moi !

— Je le voudrais assurément.

Mme Gascoyne parut à son tour et franchit le seuil redoutable de la maison de Mme Hurstmonceaux sans extérieurement manifester d’agitation. Elle examina tout avec curiosité, surtout les tableaux dont la plupart lui parurent d’un choix malheureux à cause des sujets ; mais elle se tut, et, après avoir causé amicalement avec Sylvaine, demanda à être menée au colonel. Il avait été prévenu, et s’était levé pour la recevoir.

Leur entretien fut parfaitement calme ; ils ne témoignèrent aucune émotion, quoique tous deux en ressentissent. Elle, apitoyée par l’énorme changement qui s’était fait en Hurstmonceaux et par l’effort visible qu’il s’imposait pour réunir ses idées ; lui, remué de revoir sa cousine, à qui, dans sa faiblesse physique et morale, il songeait comme à une protection. Elle en eut l’intuition et lui dit :

— Je viendrai vous entretenir de projets que j’ai pour vous et pour Sylvaine.

Il répéta avec un peu d’hébétement :

— Pour moi et Sylvaine ?

— Oui. Vous ne pourrez rester à Londres le mois prochain : il fait beaucoup trop chaud.

— Certainement, certainement.

— En attendant, continua Mme Gascoyne élevant la voix, comme si elle se fût figuré que, parlant haut, le sens de ses paroles serait plus accessible. Je vais mener Sylvaine chez Edith ; Kathleen sera très heureuse de la connaître.

— Comment va Edith ? demanda le colonel.

Il avait été un temps amoureux de cette cousine vraiment ravissante, et son nom parut le galvaniser.

— Doucement, c’est une santé perdue.

— Dommage, très dommage.

— Je vous trouve mieux que je n’espérais, Robert ; mais, cependant, si vous le désirez, je reviendrai.

— Je le désire beaucoup.

— Alors c’est entendu, et demain j’enverrai ma voiture prendre Sylvaine.

— Si vous êtes assez bonne…

— Je ne veux pas vous fatiguer, ne bougez pas. Je suis bien aise que vous soyez levé.

Il montra d’un geste douloureux son côté paralysé et leva tristement ses yeux ternes vers Mme Gascoyne.

— On se remet ; songez à vous bien porter.

Il ne répondit pas, baissa la tête et la vit s’éloigner avec indifférence.

— C’est un affligeant spectacle, dit Mme Gascoyne en prenant congé de Sylvaine ; il est terriblement déprimé. Je crois cependant qu’il a toute sa tête.

— Oh ! assurément ; il est faible, voilà tout.

Lorsque, Mme Gascoyne partie, Sylvaine retourna chez son oncle, elle le trouva très agité, et nurse Rice l’assurant que si les visites le bouleversaient à ce point il n’en recevrait plus, il fit appel à Sylvaine.

— N’est-ce pas, elle reviendra ?

— Certainement, oncle Robert, si vous ne vous faites point de mal.

— J’aimerais aussi voir Edith ; vous le direz à Edith.

— Je dirai tout ce que vous voudrez.

Il fut apaisé et finit par s’endormir.

Mme Caulfield, la sœur de Mme Gascoyne, ne lui ressemblait en rien ; autant l’aînée avait été prospère, autant avec une beauté égale, sinon plus séduisante, avec la nature la plus douce et la plus aimante, Mme Caulfield avait été maltraitée par la vie : peines de cœur, soucis d’argent, rien ne lui avait été épargné ; elle avait conservé néanmoins toute sa bonté native. Sa sœur la jugeait un peu sévèrement parce qu’il lui arrivait parfois de se plaindre ; elle avait pourtant le nécessaire, et le nécessaire est tout ce qu’il faut aux gens qui ont eu des malheurs : le superflu n’est évidemment indiqué que pour les gens heureux. Mme Gascoyne était certaine que si les circonstances l’eussent exigé, elle s’en serait très bien passé, tandis qu’Edith était faible.

Mme Caulfield habitait une maison microscopique, juste aux confins de la partie fashionable de Belgravia ; cette maison était très coquette, et Mme Gascoyne ne voyait vraiment pas que sa sœur eût gagné à en posséder une plus grande. Mme Caulfield passait la plus grande partie de ses journées sur une chaise longue ; on venait beaucoup la voir, car elle était très populaire. Elle reçut Sylvaine avec une véritable expansion et l’embrassa, ce à quoi Mme Gascoyne n’avait pas songé ; mais la bouche gracieuse et tendre de Mme Caulfield était faite pour les baisers ; son sourire, ses yeux bleus, doux et profonds, pour refléter la joie. Parce qu’elle était orpheline, Sylvaine avait déjà une place dans son cœur ; elle la poussa affectueusement vers Kathleen en disant :

— Je suis sûre que vous vous aimerez beaucoup.

Kathleen imita sa mère, et ses lèvres touchèrent les joues de Sylvaine un peu froidement, il est vrai ; mais, en revanche, sa poignée de main fut aussi cordiale que possible.

Mme Gascoyne s’était assise et se plaignait de la chaleur ; puis, s’adressant à sa sœur, elle dit :

— Que Kathleen l’emmène ; elles feront meilleure connaissance sans nous.

Sylvaine, engagée par Kathleen à la suivre, le fit un peu à regret, la fille l’intimidant beaucoup plus que la mère. Elles descendirent, et Kathleen introduisit Sylvaine dans une toute petite pièce assez mal éclairée, mais qui était son domaine, et avec la plus grande aisance entama l’entretien.

Kathleen Caulfield avait vingt-cinq ans ; elle était grande, brune, le visage gracieux et décidé. Quoique très simple, son ajustement donnait, par son extrême netteté, une impression d’élégance ; elle portait ce jour-là une fraîche robe de batiste rose, serrée par un ruban blanc autour de sa taille exagérément mince ; son pas était assuré, ses gestes un peu secs. Elle fit prendre place à Sylvaine dans un fauteuil bas, se plaça en face d’elle, le menton dans la main, et, après l’avoir regardée, lui dit :

— Je suis sûre que nous deviendrons amies. Qu’est-ce que vous aimez ? Dites-moi vos goûts.

Sylvaine se trouva légèrement embarrassée d’abord, mais essaya de satisfaire la curiosité de Kathleen.

L’autre l’écoutait sans avoir changé de position.

— Je vois ce que c’est. Vous avez eu l’éducation de bouillie qu’on donne en France ; vous n’avez aucun goût particulier, parce que vous ne vous connaissez pas vous-même. Vous devez horriblement vous ennuyer sans un intérêt spécial.

— Je ne m’ennuyais jamais chez ma grand’mère.

— Peut-être ; mais dans vos conditions actuelles, que maman m’a expliquées, il faut vous faire une vie ; si vous voulez sortir quelquefois avec moi, je m’occupe des écoles, je conduis des enfants à la campagne, et puis le soir nous les réunissons et nous les amusons… Je suis sûre que vous devez très bien raconter les histoires… Ces pauvres enfants en sont avides. Oh ! je ne vous mènerai pas dans de jolis quartiers, par exemple ; non, c’est le quartier des voleurs, et même pis.

— Avec qui y allez-vous ?

— Avec qui ? Mais toute seule ; je sais fort bien me protéger moi-même.

Et suivant les regards de Sylvaine attachés aux murs :

— Vous examinez mes fleurets ? Oui, ce sont les miens. J’adore l’escrime ; je prends deux leçons par semaine avec mon amie Nelly Holt. C’est une charmante fille ; elle est journaliste et a beaucoup de talent ; ni elle ni moi n’avons l’intention de nous marier. Et vous, est-ce que vous désirez vous marier ?

— Mais… n’est-ce pas… c’est la destinée des femmes ?

— Pas de toutes les femmes, et je vous réponds que ce n’est pas la mienne ; c’est celle de ma sœur Ruby : elle est mariée depuis huit ans, et j’ai six neveux et nièces.

— Est-ce qu’elle est heureuse ? demanda timidement Sylvaine.

— Il paraît. Du reste vous jugerez ; elle a déjà écrit qu’on vous amène la voir, elle demeure près de Richmond. C’est une agréable promenade d’y aller. Avez-vous été de ce côté ?

— Non, nulle part encore. Mme Hurstmonceaux n’aime que la ville.

— Et vous, aimez-vous la campagne ?

— Oui, je crois, beaucoup. Je n’y ai jamais vécu, mais Auteuil était presque la campagne.

— Montez-vous à bicyclette ?

— Oh ! non.

— Il faudra apprendre. Nelly Holt et moi, nous faisons de charmantes promenades. Je n’ai pas les moyens d’avoir un cheval, car nous sommes pauvres, vous savez ; Nelly aussi. Vous viendrez avec nous, ma chère petite cousine, conclut gentiment Kathleen ; je vous trouve une figure très triste, je veux changer cela. Il ne faut pas être sentimentale ; voyez maman, elle est terriblement sentimentale, aussi elle est toujours malheureuse.

Sylvaine ne fut pas absolument persuadée, mais subit entièrement le charme de Mme Caulfield et celui de Kathleen, qu’elle quitta à regret, avec l’assurance de les voir bientôt, et Mme Gascoyne, enchantée que l’entrevue se fût si bien passée, la reconduisit triomphalement à la porte de la maison de Portman-Square. L’aspect en était vraiment tout à fait élégant, et Mme Gascoyne regarda avec d’autant plus de complaisance sa jeune parente qu’elle se plut à la considérer comme l’héritière de Mme Hurstmonceaux. C’était indubitablement une terrible femme ; mais, envisagée en bienfaitrice probable de Sylvaine, elle prenait un autre caractère, moins effrayant.

Sylvaine ne se doutait guère des réflexions de Mme Gascoyne, et, le cœur lourd, montait l’escalier. Elle avait été arrachée pour jamais à sa sécurité trompeuse ; brusquement, le rideau qui lui cachait les réalités brutales de la vie avait été tiré, et elle en demeurait atterrée. Heureusement que pour les âmes vraiment innocentes, et celle de Sylvaine l’était à un degré rare, l’image du péché ne se précise pas. Elle lisait les mots de « fornication », « d’adultère », sans que ces mots fissent naître dans son esprit autre chose qu’une idée vague qu’elle repoussait ; mais en même temps le mystère même qui entourait le péché le rendait redoutable. La pensée que Mme Hurstmonceaux, que lady Longarey étaient des femmes coupables dont la vie cachait des hontes, lui fut horriblement pénible. Un dégoût réel la saisit : elle comprit bien que ni M. Rakewood, ni Mme Gascoyne, n’avaient parlé avec légèreté, et qu’il ne s’agissait pas de médisances, mais de faits indiscutables. La première résolution qui se présenta à son esprit fut d’écrire à son tuteur ; elle lui proposerait d’aller dans un couvent ; là, elle ne gênerait personne. Puis, elle songea à son oncle… à l’impossibilité de l’abandonner… seul… malade… et surtout il l’aimait ; elle aussi sentait maintenant qu’elle l’aimait… Non, elle ne pouvait pas déserter.

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