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Isolée

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XX

Albéric, le cœur gai, roulait dans son hansom. La pensée de Peg Lory l’occupait, et en même temps celle de Nelly Holt qui lui avait beaucoup plu. Albéric tenait toutes les femmes en affectueuse déconsidération, et le milieu où il avait vécu l’avait persuadé que toutes étaient accessibles. Sa moralité était non existante, et il envisageait presque comme une politesse de convier une femme à l’amour. La fréquentation quotidienne du colonel Blunt ne lui avait pas donné l’impression que les choses se passassent d’une façon différente du côté du détroit où il se trouvait momentanément.

Pendant ce genre de méditations, Albéric mettait soigneusement l’idée de Sylvaine à l’écart ; du reste depuis une heure, il se sentait très rassuré à son sujet. Evidemment Mme Gascoyne, sa sœur et sa nièce seraient une excellente société à Sylvaine en attendant qu’elle allât à Escalquens ; puis il réfléchissait qu’Escalquens n’était pas non plus un séjour folâtre, et qu’une jeune fille pourvue d’une très mince dot n’avait guère chance d’y rencontrer un épouseur ; tandis qu’à Londres, soutenue par des parentes bien placées, Sylvaine avait des probabilités sérieuses de trouver un bon parti… en tout cas, rien ne pressait ; et, s’il devait revenir à l’automne comme il en avait maintenant le projet, il fallait que Sylvaine y fût. Elle allait passer l’été seule avec son oncle ; il n’y avait donc aucune raison de se tourmenter. Les sollicitudes n’étaient nullement du goût d’Albéric ; il se hâta de les chasser, et de laisser son esprit s’égarer sur de plus agréables images. Il devait, le surlendemain, revoir miss Holt qui l’avait engagé à venir prendre le thé à son club ; Albéric ne pouvait tenir pour vraiment sérieuse et prude une jeune fille qui professait les théories qu’il lui avait entendu énoncer, qui vivait seule, et ne rendait compte de ses actions à qui que ce soit… En tout cas, elle était prodigieusement amusante.

Avant de se rendre chez miss Peg Lory, Albéric avait décidé de passer d’abord dans Charles Street, afin de s’assurer de la perfection irréprochable de sa tenue ; une coquetterie inusitée lui était venue, et le valet de chambre du colonel avait entrepris son éducation sur le point spécial de l’habillement. Comme il entrait dans le hall, il se croisa avec son hôte ; celui-ci, contre son habitude, avait l’air agité, et s’adressant à Albéric :

— Ah ! mon cher garçon, puisque vous voilà, passez donc un instant avec moi dans mon fumoir ; j’ai un service à vous demander.

— Parfaitement, tout à vos ordres, mon cher colonel.

Le colonel Blunt, qui avait gardé son chapeau sur la tête, l’enleva, le posa nerveusement sur une table et dit à Albéric :

— Etes-vous libre ?

— Assurément, si je puis vous être bon à quelque chose. Je ne vous ferai pas de mystère ; j’allais voir Peg Lory.

— Eh bien ! remettez cette visite et faites-moi l’amitié d’aller à Richmond. J’y suis annoncé, et je ne peux pas m’y rendre ; ma femme est morte il y a une heure.

Albéric fut extrêmement surpris de l’émotion visible du colonel, qui continua :

— Je n’aime pas télégraphier cette nouvelle, ce serait ridicule ; annoncez-la à Mme Duran, elle comprendra que je ne puis aller chez elle ce soir.

— C’est une affaire entendue.

— On vous gardera à ma place, naturellement, et vous me verrez en rentrant… Je suis attendu dans Berkeley Square ; comme nous n’étions séparés qu’à l’amiable, j’ai des ordres à donner… Vous m’excusez, mon cher.

Et il sortit, le rouge aux pommettes.

— Est-ce qu’il regrette la défunte, par hasard ? se demanda Albéric.

Puis, sans plus méditer, il se prépara à exécuter sa mission. Mme Duran aussi était une délicieuse femme, et il se promit de lui faire valoir le sacrifice qu’il avait accompli pour venir la trouver.

Mme Duran habitait, depuis quelques semaines, un « bijou cottage » qu’elle avait tout bonnement gagné au colonel Blunt par un pari sur le Derby ; perdant, elle devait lui offrir son portrait par un maître, et, la chance l’ayant favorisée, elle trouvait tout simple d’en profiter. Son mari était d’accord ; il racontait en riant la veine inouïe de sa femme, se félicitant d’avoir réalisé l’économie d’un portrait qui lui aurait coûté cher, et cette petite combinaison si avantageuse pour tout le monde était couramment acceptée.

Mme Duran, ce dont son affectueux époux ne se doutait guère, ne rêvait que divorce. Elle avait depuis plusieurs mois des intelligences dans la maison de Mme Cecil Blunt et était tenue au courant de l’état de la mourante. Elle se voyait bientôt légitimement installée dans la belle maison de Charles Street, où pour l’instant elle ne présidait que d’une façon occulte. Le colonel était beaucoup trop perspicace pour n’avoir pas deviné les intentions nourries à son égard par sa belle amie, mais il était aussi résolument décidé à ce qu’elle ne les exécutât jamais. Cependant, il savait qu’il fallait user de finesse, non pour lui-même qui ne craignait personnellement aucune perfidie féminine, mais afin de sauvegarder l’accomplissement de ses vœux les plus chers. Il tenait Mme Duran capable de toutes les bassesses, et il importait de défendre Sylvaine contre une jalousie qui ne reculerait devant rien. Déjà Mme Duran avait trouvé mauvais que son adorateur attitré fit l’éloge de la jeune fille, non qu’elle imaginât aucune rivalité possible, et celle-là moins que toute autre, mais elle ne pouvait souffrir qu’on admirât en sa présence qui que ce soit. La venue à Londres du jeune Gardonne avait entièrement dissipé la vague appréhension que Sylvaine occupât une minute de trop l’esprit du colonel ; elle jugea que le cousinage ne servait qu’à dissimuler des sentiments plus vifs, et le colonel bénévolement la confirma dans cette idée. Aussitôt, par une perversion morale, Mme Duran eut à cœur de faire la conquête d’Albéric, et d’exciter ainsi la jalousie du colonel qui, nullement sa dupe, s’empressa de feindre. Aussi, en voyant Albéric, Mme Duran éprouva un vif plaisir ; mais, lorsqu’il lui eut communiqué la nouvelle qu’il apportait, elle eut beaucoup de peine à maîtriser la violence de ses sensations. Elle n’y parvint qu’en se lançant dans un flirt désespéré qui lui servit de dérivatif.

M. Henry Duran, beau et magnifiquement en forme, grâce à son assiduité au cricket et au canotage, pensa, en observant le nouveau manège de sa femme, que ceux qui la croyaient occupée du colonel Blunt se trompaient grandement. Rien ne le rassurait plus que la multiplicité des coquetteries de sa chère Maud ; du reste, le rôle de « beauté » qu’elle remplissait consciencieusement, et dont il tirait un juste orgueil, ne pouvait se conserver qu’à ce prix. Il le comprenait et s’y résignait.

Cette réputation de beauté, Mme Duran la méritait. Son teint était véritablement merveilleux. Quoique brune, elle était d’une blancheur de lait qui s’étendait de son visage à ses épaules, à ses bras, à tout ce qu’on voyait de son corps superbe.

Un homme d’esprit l’avait surnommée « Devonshire Cream », et ce sobriquet lui était resté ; c’est ainsi que, dans les clubs et dans l’intimité des fumoirs, on désignait la belle créature. Elle se coiffait avec une simplicité affectée, ses cheveux lourds partagés par une raie et relevés par un nœud très lâche au-dessus de la nuque.

Cette brillante étoile était apparue pour la première fois à une réunion de courses dans la petite ville de Hertfordshire où, fille d’un obscur médecin, elle avait été élevée et s’était mariée. Son succès dans un groupe aristocratique, venu d’un des plus importants châteaux du voisinage pour l’occasion, avait été si foudroyant qu’elle avait aussitôt rêvé de le continuer à Londres comme le prince magnanime, qui mit immédiatement ses hommages à ses pieds, l’y conviait. Elle exécuta son projet, fut calomniée par les uns, louée par les autres, et en somme domina le courant. Mais elle était avant tout pratique, et quand elle eut goûté du luxe, elle le voulut à elle d’une façon définitive. Elle comprit de suite que les amitiés royales la feraient inviter chez les duchesses, ce qui était beaucoup, mais ne lui procureraient rien de solide, et que la main qui l’avait soutenue pourrait facilement en se retirant la rejeter dans le néant ; c’est ce qu’elle était décidée à éviter. Avec beaucoup de discernement elle avait accepté les hommages du colonel Blunt, dont la réputation de viveur heureux flattait suffisamment son amour-propre, en même temps que sa fortune et sa générosité le rendaient inappréciable comme ami effectif.

Mme Duran avait, dès les premières heures de son triomphe, souhaité d’arriver à un mariage réparateur ; le sien n’était qu’un lamentable pis-aller qu’elle regrettait amèrement. Par bonheur, Henry l’aimait, et plus on la courtisait, plus il était épris. Vaniteux à l’excès, il acceptait avec satisfaction son rôle de mari d’une « professionnal beauty » et y portait un certain tact. Il avait toujours soin de lui offrir des fleurs quand elle sortait le soir, de façon qu’il n’avait jamais à s’enquérir d’où venaient les prodigieux bouquets dont elle faisait un de ses éléments de succès. On ne savait vraiment pas s’il était aveugle ou complaisant, et peut-être lui-même, dans son inconscience, n’aurait pu fixer ce point. Il se considérait beaucoup, car enfin il était l’homme qui avait le droit de coucher avec la plus jolie femme de Londres, et parfois il prenait en public avec elle des familiarités conjugales un peu osées. Elle acceptait tout, et en particulier le traitait en esclave ; et ne doutait pas, l’heure venue, de le faire se prêter à ses projets de divorce, et à parvenir à lui prouver qu’il y aurait pour lui une satisfaction d’amour-propre à voir son ex-femme occuper une position qu’il ne pouvait lui donner. Leur fortune était absolument insignifiante, et ayant maintenant abandonné la petite ville où ils vivaient d’une façon modeste, leur situation extrêmement obérée devait s’effondrer si un secours extérieur n’arrivait pas à leur aide. Mme Duran eût désiré le rang avec passion, et avait entrepris plusieurs héritiers présomptifs, mais aucun ne lui parut sûr, et le colonel Blunt, en somme, réunissait beaucoup de qualifications désirables. Après de sérieuses réflexions, dès qu’elle eut connaissance de la santé précaire de Mme Cecil Blunt, elle se résolut à lui succéder. Sachant la force de l’habitude chez un homme qui approchait de la cinquantaine, Mme Duran se plia à tous les caprices du colonel Blunt, et lui prodigua les preuves de l’affection la plus intéressée, c’est-à-dire la plus solide. En même temps, elle s’appliquait à multiplier ses conquêtes et à charmer par ses succès son mari, le prince et le colonel, qui suivaient sa carrière ascendante avec un égal intérêt, et apparemment sans se jalouser les uns les autres.

Albéric n’avait pas le moindre doute sur la nature des relations du colonel et de la belle Mme Duran, mais cette connaissance n’entravait en rien sa liberté d’action. Cette magnifique et voluptueuse personne à la peau satinée, veloutée et parfumée, lui agréait fort, et il n’hésita pas à le lui dire, dans les termes les plus véhéments.

Elle l’avait amené dehors et marchait avec lui sur la pelouse lisse comme du velours, douce aux pieds et reposante aux yeux. Le jardin étroit et long, descendant jusqu’à la rivière, était rempli de fleurs odorantes, d’arbustes délicats ; de gros arbres donnaient une ombre généreuse ; il émanait de la terre, à l’heure du soir, un arome subtil. L’eau en bas clapotait avec une vibration joyeuse. Albéric saisit le poignet de Mme Duran, et le serra à le meurtrir. Elle coula vers lui un regard chaud qui parut s’échapper à regret de dessous ses lourdes paupières, et murmura :

— Non, ne faites pas cela, on verrait la marque sur mon bras.

Et elle éleva son beau bras afin de le regarder de près.

Les lèvres rouges d’Albéric étaient tendues sous sa moustache noire ; ses yeux ardaient de vie et de passion : le désir le rendait beau sans le rendre sauvage. Il dit à Mme Duran :

— Comme vous me plaisez ! Je vous veux.

Elle rit et, sans se fâcher, lui répondit en anglais, car elle parlait mal le français qu’elle comprenait parfaitement :

— Vous allez trop vite.

— Jamais trop vite.

— Mais vous oubliez que j’attends du monde à dîner et que mon mari est là.

— S’il n’était pas là ? interrogea Albéric en la frôlant de l’épaule à la pointe des pieds.

Elle tressaillit un peu et très bas dit :

— Prenez garde.

Puis elle ajouta :

— Ce serait autre chose.

— Voulez-vous que je propose de faire votre buste. J’aurai ainsi un prétexte pour revenir et vous voir seule.

— Je veux bien… annoncez à mon mari que vous le ferez en ami… pour rien… Cela le décidera.

Et à un geste ébauché d’Albéric, craignant qu’il n’allât vraiment trop loin, elle se retourna et rebroussa chemin vers la maison.

— Je crois qu’on m’a appelée.

Quelques moments après, ses convives arrivèrent, deux hommes et une femme ; mais ce n’étaient pas des puritains farouches, et Albéric eut tout loisir de témoigner son admiration pour son hôtesse. Il supplia M. Duran de l’autoriser à entreprendre le buste de sa femme.

— Je ferai de Mme Duran une Minerve ; elle sera divine avec un casque.

M. Duran, fortement intéressé par la proposition, mit la question aux voix : le casque siérait-il ou ne siérait-il pas à la beauté de sa femme ?

A l’unanimité on se déclara pour l’affirmative.

— Cependant Maud a une admirable forme de tête, observa le mari en posant sa main de propriétaire heureux sur les cheveux lisses et soyeux qu’il caressa ostensiblement.

— Laissez, Henry, dit sa femme.

Et elle ajouta, sérieuse :

— Vous devriez être enchanté qu’on me trouve la physionomie de Minerve.

Personne ne broncha, pas même le mari, et la réflexion passa comme innocente et naturelle.

— Si vous pouviez venir poser à Londres, dit Albéric, nous irions plus vite.

— Mais, vous n’avez pas d’atelier ? répondit naïvement Mme Duran.

— Il serait facile d’en organiser un chez le colonel Blunt, la bibliothèque y conviendrait ; on aurait un jour parfait, et il ne me refuserait certainement pas la permission d’y travailler.

— Et ici ? demanda M. Duran.

— Ici, les pièces sont bien petites, et au midi ; mais enfin, ici ou ailleurs, je suis à votre service.

Les convives, appelés à donner leur opinion jugèrent que poser à Londres serait plus commode, et en outre, puisque M. Gardonne était venu pour voir sa cousine, on ne lui enlèverait pas sa liberté.

— Du reste, ajouta Albéric, à défaut de la maison du colonel, il y a celle de ma tante ; je suis bien certain de sa bonne volonté.

— Je préfère cela, dit M. Duran d’un ton dogmatique.

Mais Mme Duran avait fait ses réflexions et compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’inspiration de son jeune adorateur.

— Non, non, avec ce pauvre colonel Hurstmonceaux si malade, c’est impossible. Du reste, il n’y a aucune nécessité de faire mon buste.

Mais maintenant son mari y tenait et, après une longue discussion, il fut entendu qu’on en parlerait au colonel Blunt.

— Pas demain, pas immédiatement, objecta avec délicatesse Mme Duran, malgré tout il a reçu un choc ; vous ferez bien, Henry, d’aller le voir, nous n’avons pas d’ami plus dévoué.

Et avant de se séparer ce soir-là, sans embarras, tout tranquillement, à dix pas de son mari qui causait, Mme Duran offrit ses lèvres savoureuses à Albéric, qui s’en saisit comme d’un fruit délicieux.

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