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Isolée

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XII

Mme Hurstmonceaux détestait tout ce qui lui rappelait l’idée de la mort, et fut extrêmement bouleversée de « l’accident » arrivé au colonel ; car ce n’était qu’un accident… Au bout de trois jours le péril semblait conjuré, mais le docteur ne répondait nullement que le malade retrouvât jamais l’usage de son côté paralysé… Pour l’état général il était plein d’espoir.

Sylvaine, dès la première heure, s’était offerte pour aider à soigner son oncle. Une majestueuse et compétente « nurse » avait été immédiatement installée en exercice, et ordonnait de tout souverainement ; mais dès que le colonel recouvra la connaissance et la parole, il fut très évident que la seule personne qu’il eût plaisir à voir était Sylvaine. Mme Hurstmonceaux se félicita de cette préférence.

— Après tout, fit-elle observer à lady Longarey, sa nièce est vraiment la personne qui doit le soigner, mes nerfs ne me le permettraient pas, absolument pas ; c’est fort impressionnant de le voir dans son lit, vous regardant avec des yeux fixes. Sylvaine aime les choses lugubres ; elle le montre bien par sa persistance désagréable à rester en deuil.

Lady Longarey, tout en témoignant une grande sympathie pour les tribulations de Mme Hurstmonceaux, exprima également une vive sollicitude pour Sylvaine.

— Il faut que vous exigiez qu’elle prenne l’air ; ce serait mal de la laisser constamment dans la chambre d’un malade. Je viendrai la prendre pour monter à cheval avec nous ; rien de meilleur que l’équitation pour reposer de la fatigue.

— Oui, certainement, car si elle tombait malade, elle aussi, qu’est-ce que je deviendrais ? Ce serait épouvantable… Je n’ai jamais été malade de ma vie, Dieu merci.

— Et vous ne le serez jamais, vous avez une constitution admirable.

Cette assurance réconfortait Mme Hurstmonceaux, impressionnée, quoi qu’elle fît, par la présence de la garde-malade, le visage compassé de Forster, et la pensée de ce qui se passait derrière cette porte que son cœur battait à franchir, car la maladie est un mystère.

— Il ne faut pas laisser ce cher cœur s’agiter ainsi, lui disait Archie Elliot quand elle lui narrait ses émotions.

Si on ne l’eût emmitouflé pour en éviter le bruit au malade, le heurtoir n’eût pas cessé de retentir, car tous les amis et amies de Mme Hurstmonceaux s’empressaient autour d’elle : Archie Elliot était là presque en permanence, et constamment restait à l’un des repas, le tête-à-tête à table avec Sylvaine évoquant des idées de tristesse que Mme Hurstmonceaux ne pouvait supporter. Aussi sortait-elle tous les soirs, et avait-elle expliqué à Sylvaine qu’il lui fallait absolument remplir ses engagements. Du reste, de sa voix la plus glaciale, le colonel avait murmuré à Sylvaine :

— Dites-lui de ne pas s’occuper de moi.

Une idée, une seule, dominait dans le cerveau du malade : s’en aller quelque part avec Sylvaine, s’affranchir de son esclavage, ne plus s’entendre dire par sa femme les paroles qui l’exaspéraient :

— Mon cher colonel, j’espère que vous avez tout ce qu’il vous faut. J’ai bien recommandé à nurse Rice : « Miss Rice, surtout que le colonel ait tout ses fantaisies. »

— Nous obéissons aux prescriptions du docteur, répondait invariablement nurse Rice en donnant à son malade un coup d’œil de propriétaire satisfait.

Il était impossible, en effet, de voir un être souffrant plus net, plus propre, mieux accommodé dans son lit ; dans cet ordre d’idées, la perfection du genre était évidemment atteinte. Sylvaine avait été très émue, beaucoup plus qu’elle ne l’eût imaginé, et à la pensée de perdre son oncle son cœur s’était serré d’angoisse… Rester seule avec Mme Hurstmonceaux lui paraissait une chose impossible. Et pourtant, où irait-elle ? Albéric n’écrivait presque jamais ; de temps en temps une lettre échevelée, puis le silence. Mme Gardonne, tous les quinze jours, expédiait quatre pages qui ressemblaient à un devoir de style, pleines de beaux sentiments, de conseils parfaits, et sans un mot du cœur ; les lettres de l’oncle Jules n’avaient jamais plus de dix lignes, affectueuses et cordiales il est vrai. Sylvaine éprouvait profondément combien elle leur était peu nécessaire ; toujours revenait la rengaine de sa particulière bonne fortune, et des sentiments dont elle devait nécessairement être animée pour son oncle et sa tante. Seule, la bonne Mme Delaroute demeurait vigilante, entrant dans les petits détails qui révèlent l’intérêt véritable.

Maintenant, à se sentir devenue tout à coup presque indispensable, Sylvaine trouvait un apaisement heureux ; elle montait et descendait, alerte, et affranchie de la gêne qu’elle n’était pas jusque-là arrivée à secouer ; elle passait devant les grands valets de pied sans être embarrassée.

Mme Hurstmonceaux, rassurée dans son égoïsme, ne lui marchandait pas les éloges, l’embrassant et lui disant avec contentement :

— Vous êtes vraiment une petite garde-malade parfaite.

Elle la louait ainsi un jour à table, environ trois semaines après l’attaque du colonel, en présence d’Archie Elliot qui répondit :

— Il me semble, madame Hurstmonceaux, que vous laissez Mlle Charmoy se fatiguer beaucoup trop ; elle reste des heures dans cette chambre. Vous devriez la distraire.

Et il ajouta, montrant ses belles dents :

— Pourquoi ne la menez-vous pas au théâtre ? N’est-ce pas, mademoiselle, que vous avez passé une agréable soirée à l’Opéra ?

Sylvaine l’avoua très volontiers. Le souvenir de cette soirée, sans qu’elle comprît pourquoi, la remplissait d’un certain trouble, tant avaient été vives les sensations nouvelles éprouvées.

— Je ne joue pas moi-même en ce moment, continua le bel Archie en français — car une de ses coquetteries avec Sylvaine était de toujours parler français devant elle. Mme Hurstmonceaux l’avait très familier, ayant jadis fait de fréquentes stations à Biarritz et dans les Pyrénées, et Sylvaine éprouvait un plaisir immédiat et sensible à entendre sa langue maternelle. Je ne joue pas moi-même, mais Mlle Charmoy apprécierait notre divine Ellen Terry ; il faut la conduire la voir.

Mme Hurstmonceaux protesta de son entière bonne volonté.

— Votre oncle n’a besoin de personne le soir, Sylvaine, que de nurse Rice ; je suis de l’avis d’Archie, une distraction vous sera très bonne.

Sylvaine fut étonnée de ne pas éprouver le désir de se défendre. Depuis trois semaines, Archie Elliot avait fait d’extraordinaires progrès dans son intimité ; elle le regardait cependant avec un fonds de répugnance, car un « acteur », selon la conception de son éducation première, était un être appartenant à une sphère à part, un personnage avec lequel elle ne pouvait jamais avoir de rapport familier. Elle avait été stupéfaite de la situation qu’occupait évidemment M. Elliot. Lady Longarey lui avait expliqué que le talent justifie tout, et que d’ailleurs, de nos jours, le théâtre était considéré comme une institution civilisatrice et morale, et les acteurs et les actrices accueillis avec éclat :

— Et comme Archie est des nôtres, il n’y a aucune raison pour que sa profession lui fasse du tort. Il travaille beaucoup, le pauvre garçon ; et du reste, ajouta lady Longarey pensant à son Jim, dans la société il n’y a plus de préjugés pour les hommes.

Réfléchissant sur elle-même, elle eût pu ajouter : « Ni pour les femmes. »

Archie Elliot était assez aimable pour que Sylvaine écoutât ces explications avec plaisir. Dans sa naïve simplicité, elle l’admirait d’être si attentionné pour Mme Hurstmonceaux : « Tout à fait comme un fils », pensait-elle ; et elle ne doutait pas que l’engouement de sa tante pour le jeune homme ne fût purement maternel. Vis-à-vis d’elle-même, Archie Elliot était infiniment respectueux, mais avec une nuance de préférence cachée qui donnait du prix aux paroles les plus insignifiantes. Comme il passait des heures chaque jour dans Portman-Square, Sylvaine avait eu l’occasion, deux ou trois fois, d’être seule avec lui pendant que Mme Hurstmonceaux se faisait attendre, et ces moments avaient une certaine douceur. Archie Elliot s’approchait d’elle, s’asseyait tout près, pas assez pour la gêner, mais assez pour éveiller une légère émotion chez l’être réservé et timide qu’était Sylvaine. Il la regardait avec ses extraordinaires yeux, non pas amoureux ou ardents, mais pénétrants, et ce regard semblait vouloir dominer le sien. Il parlait de sa voix chaude, articulant et scandant ses mots avec un soin particulier, par une habitude professionnelle, donnant une intonation à ses moindres phrases, si différent des autres hommes au verbe court et confus avec qui, depuis son arrivée à Londres, Sylvaine avait eu l’occasion de s’entretenir. Et puis, il lui demandait si gracieusement, avec une indiscrétion qui échappait à la jeune fille, quels étaient ses goûts, ses préférences… Il la plaignait d’avoir quitté la France, la « belle France », le pays qui était celui de sa prédilection, et dont il trouvait tout charmant et beau. Il avait découvert que Sylvaine ne connaissait aucun des poètes modernes, et qu’avec sa grand’mère elle n’était jamais allée au delà de Victor Hugo et de Lamartine.

— Je vous lirai du Verlaine, mademoiselle, si vous voulez ; vous serez charmée, charmée, j’en suis sûr.

Sylvaine avait avoué à Archie Elliot qu’il lui rappelait un peu son cousin Albéric.

Quoique l’évocation de ce personnage inconnu fût rien moins que bienvenue à Archie Elliot, il avait supplié Sylvaine de lui raconter beaucoup de choses sur le cousin Albéric, pour lequel déjà il éprouvait de la sympathie ; aussi il ne manquait jamais de s’enquérir si elle avait reçu une lettre de son cousin. L’absence du colonel Hurstmonceaux, pour qui Archie Elliot était un épouvantail, donnait à celui-ci une occasion unique de s’insinuer dans l’intimité de Sylvaine, et depuis la soirée à l’Opéra l’intention arrêtée du jeune homme avait été de s’en faire aimer.

D’abord, personnellement, elle était neuve et charmante ! Puis l’idée de conquérir la fortune de Mme Hurstmonceaux, et en même temps cette jolie femme, lui avait paru une inspiration admirable. Il jugeait son empire sur Mme Hurstmonceaux si absolu qu’il se croyait capable, avec le temps et beaucoup d’habileté, de lui faire accepter une combinaison qui, au lieu de l’éloigner d’elle, pouvait le faire entrer sous son toit. Il lui fallait tenir les deux femmes dans sa main, et comme il était presque certain de ne jamais faire une imprudence, de ne jamais s’emballer, il se trouvait parfaitement apte à mener à bien une tâche si délicate. Il ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise, mais les difficultés le stimulaient.

Mme Hurstmonceaux demeurait absolument touchée de la conduite de son cher Archie ; il avait feint d’être jaloux de Sylvaine, puis de craindre ses réflexions, et avait déclaré qu’à cause d’elle il était préférable pour lui de se montrer moins souvent ; de plus, pendant la maladie du colonel, il trouvait plus correct d’observer une certaine réserve dans ses visites.

Mme Hurstmonceaux, que ces sous-entendus avaient ravie, s’était vue forcée d’implorer Archie de ne rien changer à ses façons ; déjà il avait été absent plus de deux mois ! Elle s’était portée garante de la bienveillance de Sylvaine.

— Soyez très aimable pour elle, je suis sûre qu’elle sera enchantée de vous voir !

Vaincu, le bel Archie avait cédé et Mme Hurstmonceaux, d’extraordinaire bonne humeur, les joues plus carminées que jamais, entrait comme un papillon léger trois fois par jour dans la chambre de son mari. Il était beaucoup trop faible pour réagir, et l’écoutait, les lèvres serrées. Elle lui parlait, en bonne femme, de Sylvaine et de la santé de Sylvaine, et obtenait qu’il lui ordonnât de l’accompagner au dehors. La nurse, qui détestait la moindre ingérence dans son domaine ; qui aimait à régner seule et despotiquement sur son malade, appuyait Mme Hurstmonceaux. Alors, le colonel sortait de sa taciturnité pour dire à Sylvaine :

— Je vous prie, Sylvaine, allez.

Et il se retournait sur son oreiller, sombre et mélancolique, pendant que la nurse veillait à ce que tout fût « gai » dans la chambre de son malade.

La grande et unique fenêtre placée en face du lit donnait sur un étroit jardin soigneusement cultivé, et, à hauteur d’appui, une caisse remplie de géraniums et d’héliotropes s’étendait au dehors devant la fenêtre. Dans la pièce même, tout était clair et net : papier, meubles de bambou, tables couvertes de napperies brodées ; il y avait des fleurs fraîches dans des vases.

L’éclatante blancheur des draps, la couleur vive de la cretonne qui couvrait le lit, le reluisant des porcelaines et de chaque objet d’usage donnaient en effet à cette chambre de malade l’aspect le plus engageant, que déparait seul le visage ravagé appuyé sur l’oreiller. La nurse maniait son malade comme elle aurait fait d’un enfant au berceau ; et lui, de temps en temps, gémissait plaintivement aussi comme un enfant.

L’horreur de son impuissance rongeait le colonel Hurstmonceaux devenu soudain craintif. La présence de Sylvaine seule le rassurait, et de la main dont il conservait l’usage il étreignait celle de sa nièce avec une sorte de passion ; il ne lui demandait jamais rien, il ne la questionnait pas, mais à la garde-malade il disait de temps en temps :

— Est-ce que ma nièce a bonne mine ?

— Certainement, colonel ; miss Charmoy n’a pas mauvaise mine, mais elle est délicate ; il faut qu’elle prenne l’air, un peu de distraction ; la fatigue la ferait sûrement tomber malade.

Et nurse Rice redressait sa haute taille, mince et nerveuse, qu’aucune lassitude ne semblait jamais atteindre ; puis, de son geste dominateur, après avoir regardé l’heure, offrait au colonel quelque réconfortant.

— Il faut maintenir vos forces.

Elle disait « il faut » d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très vite, ce fut une chose acceptée et reconnue que l’existence de cette chambre de malade, et pour tout le reste, sauf le bruit du marteau, la vie recommença précisément comme auparavant. Mme Hurstmonceaux faisait avec beaucoup de sentiment les honneurs de la maladie de son mari, et en même temps les éloges de sa nièce, et, une fois ces devoirs accomplis, ne songeait qu’à s’amuser ; plus éperdue que jamais du désir de paraître jeune, elle se soumettait au massage jusqu’à l’anéantissement, avec un courage héroïque.

Pour se maintenir le moral, tous les soirs qu’elle ne sortait pas, elle recevait cinq ou six personnes à dîner, et après le dîner, qui ne commençait guère avant huit heures et demie, on jouait aux cartes ; plus d’une fois à ces réunions, Sylvaine se serait sentie étrangement mal à l’aise sans la présence d’Archie Elliot qui, lorsque l’entretien s’animait trop, et que Mme Hurstmonceaux elle-même, mise en joie par les rasades de champagne, se laissait aller à d’inquiétantes plaisanteries, avait une manière pleine de tact de forcer la conversation à dévier, et de rappeler habilement à Mme Hurstmonceaux la présence de sa nièce. Johnnie Burney était maintenant un des assidus de Mme Hurstmonceaux et il parlait longuement à Sylvaine du golf, du polo, et de tous les sports qui étaient l’unique intérêt de sa vie ; elle l’écoutait avec une indifférence parfaite. Mme Hurstmonceaux avait été mise par lady Longarey au courant de ses espérances, et, tout à fait charmée à la perspective de devenir la tante du neveu d’un duc, encourageait le jeune Burney de tout son pouvoir. Elle le plaçait à table à côté de Sylvaine, et jugeait que, cela fait, elle avait le droit de songer à son propre plaisir. Sylvaine s’ennuyait prodigieusement en compagnie de Johnnie Burney ; mais à cause de lady Longarey elle était aimable pour lui, et le laissait sans protestation rester à son côté.

Comme tout le monde jouait chez Mme Hurstmonceaux, Sylvaine avait adopté une petite table dans le fond du second salon ; là, elle travaillait, et parfois lisait.

Un soir, que la vue d’une belle lune argentée montant dans le ciel pâle et le silence extérieur la rendaient plus rêveuse que de coutume ; que la nostalgie du passé l’étreignait avec intensité, elle entendit tout à coup dans le grand salon, où toute la compagnie de Mme Hurstmonceaux était réunie autour d’une table de baccara, des applaudissements et des expressions bruyantes de bienvenue auxquelles une voix d’homme rieuse répondait. Le brouhaha dura une douzaine de minutes ; puis, la mine agitée et enchantée, Mme Hurstmonceaux parut dans la grande baie qui divisait les salons, et, s’avançant vers Sylvaine, elle lui dit en lui présentant l’homme qui la suivait :

— Ma beauté, je vous amène M. Percy Rakewood, qui vous a si bien connue quand vous étiez une toute petite fille.

Sylvaine se leva brusquement, le rouge à ses joues pâles. Ce nom, qu’elle n’avait pas entendu prononcer depuis nombre d’années, lui rappelait tant de souvenirs ! Elle avait gardé très vive la mémoire de l’ami indulgent qui tant de fois l’avait tenue sur ses genoux, et lui avait offert de si belles poupées.

D’un mouvement spontané elle lui tendit sa main. Avec une galanterie tendre, Rakewood la porta à ses lèvres ; il regarda Sylvaine attentivement, et, s’adressant à Mme Hurstmonceaux, dit :

— Elle ne ressemble pas à sa mère, mais elle est bien charmante.

— C’est mon avis. Je vous laisse pour que vous refassiez connaissance.

— C’est ça, dit Rakewood, laissez-nous ; nous avons beaucoup de choses à nous dire.

Aussitôt Mme Hurstmonceaux disparue :

— Venez vous mettre près de moi, dit-il câlinement à Sylvaine.

Et il la fit asseoir sur le canapé où il avait pris place, et la contempla avec attendrissement.

Dix ans auparavant, il avait été follement épris de la mère de Sylvaine qui s’était montrée, suivant sa coutume, délicieuse et coquette ; mais lorsqu’il avait exprimé son désir de l’épouser, Mme Charmoy s’était dérobée, bien qu’elle eût ce cher Percy en grande sympathie ; son cœur frivole était occupé ailleurs. Percy Rakewood était à cette époque diplomate en activité, et la nouvelle de la mort de celle qu’il aimait toujours vint le trouver en Orient. Il en avait été cruellement attristé, car au fond de lui-même il conservait l’espoir de la conquérir. Six mois plus tard, à un passage à Paris, il n’avait pas voulu renouveler ses regrets en allant voir Mme de Nohic ; il s’était informé avec sollicitude de l’enfant orpheline et, la sachant sous la protection de sa grand’mère, il ne s’en était plus inquiété. Depuis, il avait donné sa démission et vécu principalement en Italie ; partout on le choyait comme le méritait un des hommes les plus aimables et du plus plaisant visage qu’il fût possible de rencontrer. A soixante ans passés, il demeurait séduisant encore ; de taille moyenne et élégante, toujours blond avec des cheveux frisés, et deux boucles sur le front — un peu ridicules peut-être, mais qui lui seyaient — la barbe légère en éventail, qui lui était une grande parure, câlin, persuasif, en véritable Irlandais. La vie diplomatique l’avait affiné, et, n’aimant que les Latins, il avait pris aux races du Midi toute leur bonne grâce. Sa familiarité affectueuse avec Sylvaine fut aisée et tendrement paternelle ; s’emparant de sa petite main, il la serra entre les siennes, lui disant :

— J’ai été si surpris lorsque Mme Hurstmonceaux m’a appris que vous étiez ici. J’ignorais votre grand chagrin, car sûrement je vous aurais écrit.

Et d’une voix basse :

— Il faut, chère enfant, que vous sachiez que j’ai tendrement aimé votre maman.

— Oh ! que j’ai plaisir à vous entendre me le dire, répondit Sylvaine, les larmes au bord des cils. Je me souviens si bien quand vous veniez rue de La Boëtie.

— Je vous remercie de ne pas m’avoir oublié ; je ne le mérite pas, j’aurais dû songer à sa fille. Mais je vous savais si bien, si heureuse auprès de Mme de Nohic…

Puis il ajouta avec une nuance d’inquiétude :

— Est-ce que vous êtes contente ici ? Cela doit bien vous changer.

— Oui, cela me change beaucoup en effet… Tout est un peu étrange… Ils sont très bons.

— Je l’espère ; ils doivent être trop heureux de posséder un pareil trésor ; je ne leur croyais pas la vocation paternelle et maternelle. Racontez-moi pourquoi vous n’êtes pas restée en France… Votre oncle Gardonne vit toujours cependant.

— Je crois bien ; mais quand j’ai perdu ma chère grand’mère, l’oncle Robert a offert de m’adopter, et mon tuteur a trouvé que ma place était ici.

— Mais vous auriez mieux aimé ne pas venir ? Parlez franchement.

— Certainement, puisque je ne les connaissais pas. Mais je crois maintenant que je suis utile à l’oncle Robert.

— Il est très mal, ce pauvre Hurstmonceaux, à ce qu’on m’a raconté.

— Pas si mal ; il va mieux.

— Et qu’est-ce que vous faites de Mme Hurstmonceaux ? Car vous avez dû vous apercevoir que c’est une vieille folle. Je vois qu’elle est toujours amoureuse de son Archie Elliot. Qu’est-ce qu’une petite fille comme vous devient au milieu de ces gens-là ?

Il parlait sans réticence, comme si Sylvaine devait nécessairement être au courant de tout.

Gênée de ce qu’il venait de dire, elle répondit :

— Oh ! je mène une vie très tranquille ; je monte à cheval souvent avec lady Longarey.

— Lady Longarey ! Jolie société pour vous ! Une femme dont on ne compte plus les aventures. Je m’étonne vraiment qu’Hurstmonceaux permette tout cela. Avez-vous une gouvernante, au moins ? Une dame de compagnie quelconque ?

— A mon âge, je n’en ai pas besoin, je vous assure.

— C’est précisément à cause de votre âge que vous en auriez besoin. A qui vous a-t-on présentée ? Connaissez-vous quelques jeunes filles ?

— Pas encore. Lady Longarey doit un jour me mener chez ses nièces, les sœurs de Johnnie Burney.

— Il est de vos amis ?

— Oh ! non. Je n’ai pas d’amis, seulement des connaissances.

— Tant mieux. Et à Paris vous avez des amis au moins ? Racontez-moi votre vie à Paris.

— Elle était bien paisible, bien calme. Ma grand’mère vivait à Auteuil très retirée… mais j’aimais cette vie. Nous étions heureuses, et puis, il y avait le cousin Albéric.

— C’est vrai, j’oubliais Albéric. Qu’est-il devenu ?

— Rien. Il travaille.

— A quoi ?

— Les arts ; il a beaucoup de talent comme sculpteur ; il est poète aussi.

— Bien des choses… et alors le cousin Albéric venait souvent ?

— Tous les dimanches, et fréquemment dans la semaine.

— Quel âge a-t-il ?

— Juste vingt-trois ans.

— Et il a laissé partir sa petite cousine sans protester ?

— Il a beaucoup protesté, au contraire, dit Sylvaine en souriant ; mais il a compris que c’était mon devoir d’obéir aux volontés de ma grand’mère.

— C’est Mme de Nohic qui a ordonné que vous veniez ici ?

— Non, pas précisément ; mais elle aimait beaucoup l’oncle Robert, elle lui a écrit très souvent pendant les derniers mois de sa vie ; mon oncle Gardonne pensait qu’elle aurait approuvé de me voir sous la protection de son frère…

Et levant les yeux vers M. Rakewood, Sylvaine ajouta :

— C’est triste, n’est-ce pas, d’être comme moi, sans personne à moi ?

Le vieux beau laissa tomber sur elle un regard de véritable tendresse ; par mille petits riens insaisissables elle lui rappelait sa mère. Il se résolut à lui être un ami efficace.

— Hurstmonceaux vous est très attaché ?

— Je le crois.

— Pauvre homme ! J’imagine qu’il n’est pas plus heureux qu’il ne faut avec sa riche épouse. Elle peut être terrible, la chère Anna ; je l’ai beaucoup connue à Madrid au temps où elle était Mme Green. Ils ont eu, je le sais, des scènes plutôt désagréables ensemble ; ils sont au même râtelier, mais ils n’étaient pas nés pour cela. Enfin, c’est encore une idée très convenable qu’elle a eue de vouloir vous laisser sa fortune. Il faut lui en savoir gré.

— Oh ! mais je n’y tiens pas du tout ; quand je serai majeure, je retournerai vivre en France.

— Toute seule ?

— Non, pas toute seule ; avec Pauline, notre vieille servante.

Rakewood ne fit aucune réponse directe à l’énonciation de ces étranges projets. Il dit seulement :

— Ecoutez, chère enfant ; voulez-vous m’accepter comme une espèce de second tuteur ? Il me semble que vous avez besoin d’être un peu guidée ici… et comme j’ai tant aimé votre mère…

Il s’arrêta, puis ajouta :

— Cela ne vous fait pas de peine que je vous parle de la chère créature qu’était votre mère ?

— Si, cela me fait de la peine ; mais c’est une peine que j’aime…

— Voyez-vous, continua Rakewood d’une voix émue, je ne puis jamais tout à fait croire qu’elle est morte, car c’était la vie même. Je lui disais parfois qu’elle était une nymphe, une dryade, un être de rêve ; elle semblait devoir être immortelle ; aucune femme ne m’a jamais donné cette impression d’allégresse. Ah ! sa gaieté était une chose délicieuse… Son rire, je l’entends souvent… Vous n’êtes pas comme elle, vous êtes grave, vous l’étiez déjà à dix ans… Elle, tout le Midi étincelait dans sa personne. Vous souvenez-vous bien d’elle ?

— Si je m’en souviens ! Moi aussi, je n’ai jamais pu réaliser qu’elle ne vit plus.

— Elle n’a pas été malade ?

— Non… une embolie, un instant…

— Elle ne pouvait pas être malade… Vous avoir vue a réveillé toute la peine de mon vieux cœur… Vous me pardonnez de vous avoir attristée ?

— Je ne me suis pas sentie aussi consolée depuis longtemps. Il me semble tout d’un coup que je suis rue de La Boëtie… Aimeriez-vous à voir son portrait, le dernier ?

— Oui, vous me le montrerez, nous causerons beaucoup… Je viendrai vous prendre, nous irons nous promener ensemble, le voulez-vous ?

— Certainement, si ma tante le permet.

— Elle permettra, soyez-en sûre ; et puis, suivez mon premier conseil : ne lui demandez jamais rien, faites ce qui vous semble bon ; vous ne pouvez avoir de meilleur guide que vous-même. Evitez de prendre l’avis de Mme Hurstmonceaux ou même celui de lady Longarey.

— Est-ce que vous ne trouvez pas que lady Longarey a des manières charmantes ?

— Indubitablement. Demandez-lui des règles de manières si cela vous amuse, mais jamais des règles de conduite, entendez-vous ? Du reste, maintenant, vous promettez de me consulter ; j’ai beaucoup d’expérience, je vous assure… Est-ce que vous sortez tous les soirs avec Mme Hurstmonceaux ?

— Oh ! non, je suis en deuil. J’ai été à l’Opéra une fois, parce que ma tante le désirait beaucoup. D’ailleurs, ajouta honnêtement Sylvaine, j’y ai passé une très agréable soirée… Je n’avais jamais entendu de musique d’opéra.

— Vous aimez la musique ?

— Extrêmement.

— Quel plaisir vous faites à un vieux mélomane ! J’ai beaucoup chanté dans ma vie, je chante même encore quelquefois… sans voix, mais j’y trouve de l’agrément quand même. Il faudra que je vous fasse connaître des personnes qui ont vos goûts ; ici, on n’aime que le jeu.

Mme Hurstmonceaux revenait. Elle s’approcha un fauteuil, et demanda à Sylvaine :

— Lui dites-vous que vous êtes malheureuse ?

— Précisément, répliqua Rakewood.

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