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Isolée

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XXII

« Si vous voulez être heureux, mon cher garçon, il faut toujours me croire, et je vous dirai toujours la vérité. Une fois que vous mettrez ma parole en doute, la vie deviendra insupportable pour vous et pour moi. Et qu’est-ce que vous y gagnerez ? »

Telle était la règle de conduite que Mme Duran avait su imposer à son mari et dont il avait compris la beauté libératrice. La confiance entière, sans réserve, pouvait seule, en effet, assurer son bonheur. Les époux vivaient donc sur ce pied de paix, et jamais les alibis de Mme Duran n’étaient suspectés. Si quelques-uns eussent été plutôt difficiles à justifier, un grand nombre, par contre, étaient pourvus de pièces à l’appui indiscutables, et, de cette façon, la balance s’établissait à la satisfaction générale. Il ne fallut en conséquence aucune combinaison particulière pour permettre à Mme Duran de se retrouver, après avoir pris son lunch chez Mme Lazarelli, le lendemain même de la visite d’Albéric, tête à tête avec le colonel Blunt dans la petite maison de Brompton où ils avaient l’habitude de se réunir. Un changement de hansom et un voile plus épais suffisaient à Mme Duran pour se sentir absolument à l’abri de la curiosité, et, du reste, dans cette immensité qu’est Londres, avec ses lieues et ses lieues de rues sans boutiques, sans passants, se perdre est la chose du monde la plus facile.

Cette petite maison, meublée comme pour un honnête ménage, demeurait sous la garde d’une vieille Ecossaise qui en soignait passionnément le mobilier et avait accepté sans hésitation la fiction qui lui avait été offerte : Mme Duran s’était représentée comme une victime de parents cruels… Ils étaient mariés… mais la déclaration de mariage ruinerait l’avenir de son mari. Alors, elle restait au théâtre… et se soumettait à le voir rarement.

Pleine de compassion pour tant d’héroïsme, Mme Lean accueillait toujours la charmante dame avec le plus grand respect. Quelquefois Mme Duran passait quarante-huit heures à Brompton, car le prétexte préalable : « Je suis horriblement fatiguée, et je vais aller pour deux jours à Brighton, ou à Eastbourne (ou n’importe où), pour me remettre », était invariablement accepté par M. Duran sans commentaire. Il mettait sa femme en hansom, donnait l’adresse de la gare au cocher, et elle s’en allait en lui souriant, pour revenir reposée et charmante.

Mme Duran, dans une phraséologie convenue, avait averti le colonel de sa venue ; sa lettre avait été lue et mise à la poste par le cher Harry lui-même qui n’y avait vu quoi que ce soit à redire et avait seulement prié sa femme d’ajouter ses condoléances personnelles aux siennes.

Le colonel Blunt était infiniment sensible à la beauté ; lorsque Mme Duran ayant enlevé le long manteau qui la couvrait entièrement parut habillée de crêpe de Chine blanc, il s’avoua qu’elle était une merveille ; et n’eut aucune peine, malgré ses arrière-pensées, à se montrer tendre pour elle, d’autant qu’il tenait extrêmement à ne pas éveiller chez son amie d’inquiétudes. Elle se comporta du reste avec un tact parfait, et son attitude témoigna immédiatement que sa visite étant de condoléance devait se maintenir dans une note purement amicale et affectueuse.

— Oh ! mon cher Cecil, dit-elle de sa voix très douce, quelle émotion pour moi !… Il m’était si cruel toujours de penser à elle…

— Pourquoi ? demanda naïvement le colonel en baisant les belles mains blanches et parfumées qui s’abandonnaient aux siennes.

Les yeux admirables de Mme Duran se levèrent d’abord vers un ciel invisible et mystérieux ; puis sa tête s’inclina sur l’épaule de son amant et elle murmura : « Les hommes ne comprennent pas… ils ne comprennent pas un cœur de femme. » Et, se redressant, l’expression de son regard langoureux se faisant soudain ardente :

— Je suis jalouse, Cecil ; vous ne le croyez pas, je le sais, mais c’est la vérité : je suis terriblement jalouse.

— Comment une créature telle que vous peut-elle être jalouse d’un homme comme moi ? Je n’espère vous plaire, ma belle Maud, qu’en me faisant votre esclave.

— Oh ! oui, soyez mon esclave toujours, toujours… Jurez-le-moi.

Pour ne pas préciser ses serments, le colonel se contenta de répondre :

— Sur vos lèvres, Maud, sur vos lèvres…

Et de chercher la bouche fleurie qui ne se dérobait pas…

Mme Duran, malgré l’ensorcellement de ses caresses, le pathétique de ses larmes et la finesse de ses insinuations, ne put arracher au colonel aucune parole ayant rapport à un avenir où elle occuperait près de lui une autre place.

En vain elle se laissa aller à gémir sur les tristesses de sa vie, sur les servitudes affreuses, révoltantes pour sa délicatesse, que le mariage lui imposait… elle n’obtint que l’invitation réitérée (et qui avait bien son prix certainement) d’exprimer ses désirs. Souhaitait-elle quelque chose qu’il fût au pouvoir du colonel Blunt de lui donner ?… Non, elle ne souhaitait rien, si ce n’est cependant de se trouver à Hombourg, où au moins l’on pouvait se voir plusieurs fois par jour… et puis Harry n’y resterait que peu de temps cette année : il avait des engagements de cricket… Elle n’attendait que de savoir les projets du colonel pour fixer les siens.

— Partez le plus tôt possible, chère, puisque le voyage vous amuse, et moi je vous suivrai dès que je serai libre. Je vais avoir quelques affaires… Il faut absolument que j’aille dans le Yorkshire.

— Est-ce que je ne pourrais pas vous y rejoindre ? Vous pourriez m’enfermer ; personne ne me verrait.

— Vous êtes trop généreuse, non… Et Harry ? Soyez raisonnable… comme vous l’êtes toujours…

L’entretien continua sur le même ton, sans que l’un des deux gagnât quelque chose sur l’autre. Le colonel Blunt se vit, en douceur, mais avec une fermeté extraordinaire, remémorer des droits qu’on jugeait avoir sur lui ; mais il n’y eut pas moyen, quoi que fît Mme Duran, de parvenir à lui en faire répéter l’aveu… Enfin, au moment de se quitter, ils arrivèrent incidemment au sujet que l’un et l’autre avaient présent à l’esprit.

— A propos, que dites-vous de la proposition de votre jeune ami français de faire mon buste ? Il vous en a parlé, n’est-ce pas ?

— Mais je dis qu’il sera bien heureux d’avoir l’occasion de vous contempler longuement ; seulement, il m’avait exprimé le désir d’installer un atelier chez moi ; je lui ai fait comprendre que ce n’était pas possible… en ce moment.

— Oh ! Cecil, pourquoi ?… J’aurais été si heureuse du prétexte. J’aime tant me sentir dans votre maison, darling

— Vous y viendrez, mon adorable beauté, à d’autres occasions… mais après l’événement de ces jours-ci… et, comme je dois m’absenter, vous serez la première à reconnaître, en y réfléchissant, que c’eût été maladroit… Il peut aller chez vous…

— Je comprends, vous avez raison ; je n’avais vu que mon désir… Mais, s’il vient au cottage, vous ne pensez pas que sa cousine s’en offense ?

— S’en offense ? Non. Mais elle pourrait être un peu jalouse.

— Croyez-vous ?… Est-ce qu’ils sont fiancés ?

Et, souriant :

— Il paraît bien léger.

— On ne vous approche pas en vain, Maud. Gardonne ne m’a pas fait ses confidences ; cependant, j’incline à penser que sa famille le verrait avec plaisir épouser sa cousine… Je puis me fier à vous, n’est-ce pas ? Eh bien, il m’entretenait hier soir encore du désir qu’il éprouvait de la voir retourner en France… N’en dites rien, je vous en prie, à cause de Mme Hurstmonceaux.

— Vous pouvez être sans crainte, répondit Mme Duran avec solennité ; au fond, ce serait beaucoup plus naturel. Qu’est-ce qu’elle fait, cette jeune fille, chez les Hurstmonceaux ? Je ne crois pas qu’elle se plaise en Angleterre ; du reste, on ne sait pas, elle parle si peu. Elle cause avec vous quelquefois cependant.

— Un peu, mais elle parle surtout beaucoup avec son cousin…

— Je ne voudrais pas faire de peine à cette petite fille… je suis si fidèle de ma nature… C’est Henry qui m’a poussée à accepter l’offre de M. Gardonne, mais ce n’est pas à lui que j’obéis, c’est à vous seul, Cecil ; je ferai ce que vous m’ordonnerez…

— Je crois que le plus simple sera de s’en tenir à ce qui est décidé. Vous partez dans quelques jours ; ce sera le dénouement naturel.

Elle fut d’accord et pleinement rassurée. Sylvaine retournerait en France… et, en effet, comment avait-elle pu s’imaginer une rivalité possible ?

Ils en revinrent après cette petite escarmouche à leurs affaires personnelles : le voyage prochain à Hombourg et d’autres détails méprisables dont Mme Duran ne s’occupait qu’à regret, mais dont elle souffrait que le colonel Blunt s’occupât pour elle. Ils se séparèrent enfin avec une grande tendresse apparente : lui se jurant qu’il ne reviendrait jamais avec elle dans cette petite maison de Brompton ; elle, se croyant sûre de l’avenir, et éprouvant cette exaltation particulière et conquérante que procure la sensation de tenir en poche un chèque dont le chiffre allège de tout souci.

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