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Isolée

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XIII

L’honorable Mme Gascoyne demeurait dans Lowndes-Square, au quartier tranquille et recherché de Belgravia. Elle y possédait une charmante habitation, point grande, mais parfaitement installée ; tout chez Mme Gascoyne était élégant, discret et de bon goût comme elle-même. Veuve sans enfant d’un cadet de grande maison qui lui avait laissé une très belle fortune, elle jouissait de sa liberté et des nombreux agréments de son existence. C’était une aristocratique personne tout d’une pièce, qui n’admettait pas les compromis. Elle était fort sévère sur l’article des mœurs, et si parfois les exigences sociales l’obligeaient à recevoir des personnes qu’on pouvait soupçonner de n’être pas irréprochables, fallait-il au moins que ces personnes eussent, par suite de circonstances, conquis une position qui, sans être celle de la vertu, en conférait tous les avantages.

Mme Gascoyne avait été fort jolie, et pourtant s’était mariée tard, car elle avait visé haut. Les années n’avaient rien enlevé à l’élégance de sa taille, elle était demeurée mince comme à trente ans, mais son visage était flétri et elle avait les cheveux entièrement blancs. Un peu sèche de cœur, elle n’éprouvait pas le besoin de tendresses immédiates. Elle vivait en fort bons rapports avec sa sœur qui avait dû divorcer d’un mari impossible. Les deux nièces de Mme Gascoyne, dont l’une était mariée, lui suffisaient comme somme d’intérêt supplémentaire dans la vie, car son intérêt suprême se concentrait sur elle-même et sa maison : tout y était réglé par une hiérarchie exacte à la tête de laquelle elle se trouvait, souveraine et despotique.

Mme Gascoyne venait de finir son lunch, qu’elle prenait toujours léger ; on lui servait dans de grands plats d’argent des mets délicats qu’elle mangeait du bout des lèvres avec une attitude de condescendance. Son discret maître d’hôtel lui annonça dans un souffle que M. Percy Rakewood était là. Elle ordonna aussitôt qu’on le fît monter. Mme Gascoyne était fort gracieuse à ceux qui faisaient partie du bataillon choisi qui résumait à ses yeux l’humanité et accueillit M. Rakewood avec une extrême cordialité.

— Enfin, vous voilà à Londres, ce n’est pas trop tôt ; j’ai cru que vous ne viendriez pas cette saison.

— Madame Gascoyne, vous ne me jugez pas ingrat au point d’oublier ainsi mes amis.

— En vérité, si ; vous n’êtes qu’un papillon, Rakewood.

— Un vieux papillon, alors ?

— Peut-être. Enfin, vous voilà ! Depuis quand ? Suis-je au moins une de vos premières visites ?

— Ma parole, toute des premières. Mais je serai franc, je viens vous demander une faveur.

— Allons, demandez. Je ne vous crois pas capable d’être très indiscret.

— Vous avez raison. Mais d’abord, dites-moi comment est votre santé.

— Pas merveilleuse. J’ai eu une crise encore au printemps ; je ne suis pas mal maintenant. Je me soigne beaucoup, vous savez.

— Ah ! vous avez joliment raison. Alors, si vous êtes bien, j’ai encore plus d’assurance pour vous dire ce que je désire de vous. Voilà. Je veux que vous preniez sous votre protection votre petite-cousine Sylvaine Charmoy. Comment avez-vous pu la savoir chez les Hurstmonceaux sans aller la voir ?

— Plutôt, comment pouvez-vous supposer que j’aille chez cette horrible femme ? Je l’ai aperçue à la chapelle de Farm Street avec la jeune personne, que j’ai trouvée très distinguée, je dois l’avouer ; mais, une fois qu’elle est chez Mme Hurstmonceaux, je ne puis la connaître.

— Madame Gascoyne, pour une femme de vos principes et de votre expérience, vous avez tort. Que vous ayez tenu rigueur à votre cousin Hurstmonceaux de son mariage, ceci est une autre affaire ; mais que vous refusiez de vous intéresser à une jeune fille orpheline qui est votre parente, uniquement parce qu’elle a le malheur d’être obligée de vivre chez Mme Hurstmonceaux, je ne vous reconnais pas là. Vous m’excusez de vous parler ainsi ?

— Entièrement ; j’aime la sincérité avant tout. Mais enfin, que vouliez-vous que je fisse ?

— Que vous écriviez à votre jeune parente de venir vous voir. Hurstmonceaux eût été enchanté, et sa femme aussi. Vous savez que le pauvre Bobbie est bien malade.

— Je l’ai appris avec peine, et j’ai fait demander des nouvelles… Certainement, s’il désirait me voir en ce moment… Sa conscience ne doit pas être tranquille après la vie qu’il a menée.

— C’est la Providence, à laquelle vous croyez, qui lui a envoyé un être innocent pour le convertir ; mais Mlle Charmoy est timide. Entre nous, cela me fait une peine terrible de voir cette jeune créature dans ce milieu. Comment une personne aussi sérieuse, aussi religieuse que vous, peut-elle être indifférente à cette situation ?

Mme Gascoyne adorait qu’on fît appel à son éminente vertu.

— Je n’y suis pas indifférente, mais je n’y puis rien. Enfin, donnez-moi votre avis.

— Je crois que votre devoir est de connaître au plus tôt cette enfant, de lui accorder ouvertement votre appui, de lui procurer des relations honorables et agréables. Pour le quart d’heure, sa meilleure amie est lady Longarey.

— Quelle abomination !

— C’est mon sentiment ; mais qu’y peut-elle ? Cette petite fille ne connaît rien, elle est étrangère ; elle a vécu avec sa vieille grand’mère dans une retraite qui ressemblait à celle d’un couvent. Elle n’imagine même pas les vilenies qui la frôlent tous les jours. Mme Hurstmonceaux lui paraît vulgaire, mais elle n’en soupçonne pas plus long.

— Je trouve qu’il a été coupable de la part de Bobbie de faire venir sa nièce.

— Non ; il a eu envie que sa femme lui laisse sa fortune, et il ne faut pas fermer la porte à cette éventualité. L’enfant n’avait au fond personne d’aussi proche que lui. Du reste, il est trop accoutumé au milieu où il vit pour le juger comme nous le faisons.

— Quelle dépravation !

— Certainement, je ne suis pas rigoriste, et je n’ai pas le droit de l’être ; mais, en pensant à cette jolie Sylvaine, je n’ai pas dormi de la nuit et je n’ai trouvé de meilleur remède que de venir vous voir. Vous n’ignorez pas, madame Gascoyne, que j’avais espéré épouser sa mère.

— Votre fidélité vous fait honneur, Rakewood. Enfin, si vous croyez que je puisse être utile… je ne me refuse jamais à un devoir, assurément. J’irai aujourd’hui même porter une carte à Mlle Charmoy et une invitation à venir me voir ; mais vous me répondez que Mme Hurstmonceaux n’accourra pas.

— Je me charge de l’en empêcher ; je lui laisserai beaucoup d’espérances pour l’avenir. Cela vous est égal que je lui donne des espérances.

— Tout à fait.

— Et je vous remercie, ne tardez pas. Imaginez-vous que Johnnie Burney s’est posé en prétendant ; on le représente à Sylvaine comme un jeune homme timide et naïf. Lady Longarey est si habile, si insinuante ! Figurez-vous cette enfant sacrifiée à un être aussi méprisable ?

— Il ne faut pas que cela soit.

— Elle est seule, sans une amie, et par-dessus le marché en exil.

— Oui, vous avez raison, c’est très triste. Je la ferai connaître à mes nièces, du moins à Kathleen, qui est tout à fait un appui. Kathleen est toujours enchantée de faire le bien.

— Elle trouvera en sa cousine une jeune personne délicieuse, un peu froide, parce qu’elle est très réservée. Sa grand’mère l’a élevée comme vous l’auriez élevée vous-même.

— Je me rappelle bien vaguement cousine Mary qui était beaucoup plus âgée que moi, mais je sais que c’était une femme parfaite.

— Elle frémirait d’horreur si elle voyait son enfant familière avec lady Longarey et Mme Lazarelli ; car Mme Lazarelli a entrepris aussi de lui être une amie.

— Je vous le répète, je trouve Hurstmonceaux impardonnable.

— Que voulez-vous qu’il fasse ?

— Je causerai avec lui à ce sujet.

— Oh ! alors, ce sera autre chose. Si vous l’aidez, on trouvera bien les moyens.

— Il le faut, dit Mme Gascoyne subitement convertie à l’impérieuse nécessité de veiller sur Sylvaine.

Le même soir, Sylvaine dit à Mme Hurstmonceaux surprise :

— Mme Gascoyne est venue pour me voir aujourd’hui, et m’a laissé un mot me demandant d’aller prendre le thé chez elle demain.

— Mme Gascoyne ? Comme c’est aimable ! avez-vous averti votre oncle ?

— Oui.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Il a paru très satisfait ; il désire que j’y aille.

— Mais certainement. Nous sommes brouillées sur des questions d’étiquette ; votre oncle est très intransigeant quand il s’agit de moi, mais ce n’est pas une raison pour que vous ne voyiez pas vos parentes. Je suis seulement étonnée que Mme Gascoyne ne soit pas venue plus tôt. Enfin, il vaut mieux ne pas lui tenir rigueur. Lui avez-vous répondu ?

— Non, je vous attendais.

— Eh bien ! ma chère, écrivez-lui tout de suite. Je vous donnerai le coupé pour vous conduire.

— Ce n’est pas nécessaire.

— Comment donc ? Vous ne pensez pas que ma nièce ait besoin d’aller en fiacre ; vous aurez le coupé ; inutile de discuter.

— Je vous remercie, tante Anna.

Dans le courant de la soirée qu’elle passa chez lady Longarey, Mme Hurstmonceaux trouva plusieurs fois l’occasion de placer le nom de Mme Gascoyne : elle ne doutait plus d’entrer prochainement en relations avec cette personne inaccessible. Elle se demandait même s’il ne convenait pas qu’elle fît les premiers pas.

Dans la matinée du lendemain, Rakewood, qui était partout sur un pied d’intimité, vint à Portman-Square. Mme Hurstmonceaux s’empressa de l’informer de l’événement qui occupait sa pensée :

— Sylvaine va aujourd’hui même chez Mme Gascoyne.

— Je sais. Mme Gascoyne en a causé avec moi hier ; elle craignait de vous paraître indiscrète en venant pour Sylvaine. Je l’ai assurée que vous ne seriez pas formalisée.

— Du tout. Je veux que Sylvaine soit tout à fait libre ; Mme Gascoyne sera la bienvenue chez moi quand il lui plaira.

— J’en étais sûr ; vous avez comme toujours beaucoup de bon sens et d’indulgence. Je crois que Mme Gascoyne a le sentiment d’avoir été un peu ridicule à votre égard ; seulement, on n’aime point à avouer ces choses-là. Elle vous donne le beau rôle ; en ne vous occupant pas d’elle, vous lui ferez comprendre ses torts.

Mme Hurstmonceaux se sentit flattée.

— Vous comprenez bien, dit-elle, que personnellement Mme Gascoyne m’est tout à fait indifférente. Je vous assure que si elle a envie de voir mon mari, je n’y aurai aucune objection.

— Vraiment, vous agissez d’une façon très correcte, madame Hurstmonceaux. Mme Gascoyne ne pourra pas manquer de s’en apercevoir.

— J’avertirai Sylvaine de prier Mme Gascoyne de venir si cela lui est agréable. Dieu merci, ma maison est assez grande pour qu’il soit facile de ne pas me gêner. J’ai suffisamment d’amis à moi, je me moque bien de l’ennuyeuse famille du colonel.

— Vous n’en avez aucun besoin. Je reconnais que Mme Gascoyne n’est pas amusante du tout ; mais il est indiqué que Sylvaine soit en bons rapports avec elle.

— Certainement, certainement, elle en aura toute liberté.

— Est-ce que je ne verrai pas miss Charmoy aujourd’hui ?

— Comment donc ? Je vais la faire prévenir ; elle est auprès de son oncle, elle lui fait la lecture du journal. Il est si exigeant qu’il ne veut écouter ni sa nurse qui lit en perfection, ni Forster ; il prétend qu’il n’y a que la voix de Sylvaine qui n’irrite pas ses nerfs.

— Peut-il me recevoir ?

— Je ne sais pas. Nous pouvons toujours faire demander.

Le message fut transmis ; la réponse revint : le colonel verrait M. Rakewood cinq minutes.

— Mon cher Rakewood, je ne vous accompagne pas, dit Mme Hurstmonceaux, cela ferait trop de monde à la fois.

Puis prenant un air de circonstance :

— Vous me direz comment vous l’avez trouvé, pauvre cher homme.

— Je n’y manquerai pas. A bientôt.

— Venez dîner un de ces jours.

— Volontiers. Lequel ?

— Samedi.

— Très bien. A samedi.

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