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Isolée

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VI

Quand Sylvaine ouvrit les yeux, elle fut d’abord frappée de la qualité particulière de la lumière ; un jour atténué et estompé entrait dans la chambre, au lieu de la limpide clarté à laquelle sa vue était habituée. Ce n’était pas la lourde et familière silhouette de Pauline qui se mouvait par la pièce, mais celle alerte, raide et preste d’une jeune housemaid, qui, avec un peu d’embarras, posa sur un guéridon la première tasse de thé matinal et annonça que le bain était prêt.

En une seconde Sylvaine fut sur pied… Il lui fallait voir Mme Delaroute, il lui fallait entendre une voix connue ; le sentiment d’étrangeté l’oppressait d’une angoisse indéfinissable… Elle se regarda dans une glace, presque préparée à se trouver changée elle-même. Non, c’était bien son visage battu et pâli. Ses malles étaient ouvertes… elle y plongea les mains, toucha les choses familières comme pour se donner une certitude de la réalité ; puis, enveloppée dans son saut-de-lit tout blanc, traversa craintivement le palier et frappa chez Mme Delaroute. La porte s’ouvrit instantanément, et Mme Delaroute, déjà habillée, parut sur le seuil, attira Sylvaine à elle et maternellement l’embrassa…

— Bonjour, l’enfant. Avez-vous bien dormi ? Voulez-vous que je vienne vous aider ?

— Oui, venez, je vous en prie, dit Sylvaine d’une voix de détresse. Et elles rentrèrent ensemble dans la chambre. Là Mme Delaroute procéda à l’examen de la mine de sa petite amie.

— Vous n’avez pas un fameux visage, ma petite ; il ne faut pas vous affliger. Dame ! je comprends… ça saisit, un changement pareil ; mais votre oncle et votre tante ont l’air de braves gens, et c’est joliment chic chez eux. Ils vous ont installé une chambre qui ne laisse rien à désirer.

Sylvaine secoua la tête.

— Vous vous y habituerez, et quand vous y aurez mis toutes vos petites affaires, ce sera autre chose. Vous avez une vue agréable, venez donc constater.

Et Mme Delaroute s’approcha d’une des fenêtres aux délicieux rideaux de mousseline liberty. Au dehors s’étendait le large square avec son jardin central aux arbres magnifiques d’une verdure intense ; à droite et à gauche, les maisons inégales, les unes blanches, les autres jaunes, les autres bises, mais toutes avec un porche et des fenêtres fleuries. L’atmosphère était comme ouatée ; une grande paix régnait. Seules, passaient à une allure rapide les voitures de fournisseurs, et le facteur, méthodiquement, faisait entendre son rataplan sur le heurtoir des portes. Mme Delaroute avait soulevé le panneau de la fenêtre, et toutes deux furent encore une fois frappées de la saveur et de la qualité de l’air ; cependant la journée était belle et chaude en ce matin de mai.

La chambre elle-même était d’une tonalité transparente ; les murs, le plafond, les meubles d’un bois vert pâle, tout était fragile et délicat, comme si nulle poussière, nulle souillure n’existaient. L’installation avait été évidemment surveillée avec soin : la petite table à écrire était garnie de papier à bordure noire, l’armoire tapissée de sachets ; sur une quantité de tablettes inutiles s’étageaient des vases, des brimborions sans usage : l’esprit positif de Mme Delaroute en fut offensé.

— Quel temps perdu à essuyer toutes ces machines dont on n’a pas besoin ! Allons, mon enfant, de la vigueur ! Faites votre toilette, je rangerai vos affaires en vous attendant ; et puis, il faut penser à déjeuner. La jeune personne m’a dit : « Downstairs », je sais ce mot-là ; ils devraient sonner la cloche au moins, comme au couvent.

Elles descendirent une heure après, la maison semblait morte, quoiqu’on eût le sentiment que des ombres y glissaient sans bruit. Ce fut Sylvaine qui ouvrit la porte de la salle à manger ; elle était vide. Mais à peine furent-elles assises à la table, abondamment pourvue, que le colonel Hurstmonceaux parut.

— Je vous en prie, ne vous levez pas. Je vous ai fait attendre. Voulez-vous me préparer mon thé ? dit-il en souriant timidement à Sylvaine.

Elle avait rougi et regardait son oncle, qui lui indiquait une place en face de la vaste bouilloire : en même temps, un domestique, presque invisible à force d’être effacé, lui mettait sous la main tout ce qui lui était nécessaire.

Le colonel Hurstmonceaux avait les regards fixés sur sa nièce et dans ses yeux d’un bleu lavé se lisait une émotion contenue. Il passa deux ou trois fois la main sur sa grosse moustache blanche et dit en français d’une voix un peu enrouée :

— Vous me faites extraordinairement souvenir de ma sœur Mary.

Les domestiques étaient sortis, et Sylvaine n’eut pas honte de deux larmes qui tombèrent sur ses joues. Ces quelques paroles avaient suffi pour la rendre en une seconde bien moins étrangère. C’était vrai : ce vieil homme qu’elle ne connaissait pas, qui l’intimidait, était pourtant le frère de sa grand’mère ; elle pouvait, elle devait l’aimer. Depuis quatre mois elle avait totalement perdu le sentiment délicieux (le seul qui justifie la peine de vivre) d’être utile. Elle, habituée à protéger, à servir sa chère grand’mère, s’était jugée tout à coup inutile : ni l’oncle Jules ni Mme Gardonne n’avaient aucun besoin d’elle, ni même Albéric ; Mme Delaroute avait son André. L’idée que pour le colonel Hurstmonceaux elle pouvait compter fut infiniment douce à Sylvaine ; aussi surmontant sa réserve, elle l’interrogea sur ses goûts.

— Aimez-vous le thé très fort ? Peu ou beaucoup de crème ?

Il répondait empressé, évidemment satisfait, et, se tournant avec une grande courtoisie vers Mme Delaroute, il lui dit :

— Je suis bien heureux d’avoir ma nièce.

— Ah ! monsieur, vous avez raison. Pauvre petite ! Il faut la gâter. Merci… assez… (car le colonel profitait de l’aménité de Mme Delaroute pour lui remplir son assiette). — Et Mme Hurstmonceaux ? Est-ce que nous ne la verrons pas ce matin ?

Mme Delaroute s’était avisée qu’on n’avait pas encore demandé de nouvelles de la maîtresse de maison et jugeait opportun d’y remédier.

— Mme Hurstmonceaux ne descend jamais le matin, je suis toujours seul ; mais maintenant je déjeunerai avec Sylvaine.

Il disait : « Sylvine, » et le nom étrange évidemment l’interloquait un peu.

— Et je ne vous plaindrai pas, reprit Mme Delaroute, à qui la timidité était totalement étrangère.

Elle encourageait Sylvaine à manger.

— Mangez, ma petite, ça vous remontera le moral ; car vous comprenez, monsieur, elle est bouleversée. C’est inévitable.

Les yeux du vieil homme allaient de l’une à l’autre femme avec un intérêt extrême ; il guettait, tant son observation semblait intense, chaque geste de Sylvaine. Elle était si naturellement élégante, si fine, que ce cadre imposant, cette salle à manger aux meubles lourds et magnifiques, regorgeant d’argenterie sur les dessertes, tout s’ajustait à sa personne. Mme Delaroute constata mentalement que jamais Sylvaine ne lui avait paru si jolie ; elle en fut fière et charmée comme d’une chose lui appartenant. Avec son libre sans-gêne, s’adressant au colonel Hurstmonceaux, elle lui dit :

— N’est-ce pas, elle est jolie ?

Puis elle se mit à rire en voyant rougir Sylvaine et même le colonel, choqué comme d’une liberté de cette réflexion à bout portant.

Quand ils eurent terminé leur repas, et celui du colonel fut beaucoup plus long que celui de ses compagnes, il les remercia avec une extrême aménité ; puis, non sans hésitation, demanda à Sylvaine :

— Est-ce que vous êtes libre ? Est-ce que vous avez quelque chose à faire ?

— Elle est libre, répondit Mme Delaroute ; je m’occuperai de ses effets… Allez, mon petit, allez avec monsieur votre oncle. Car elle avait deviné l’intention du colonel.

— Si vous désirez écrire, madame, dit-il en lui désignant la table à cet usage, qui, selon la coutume anglaise, se trouvait avec de commodes fauteuils dans la salle à manger.

— C’est ça, merci ; j’écrirai à André.

Et comme le colonel voulait lui-même préparer le buvard, quoique ses doigts tordus de goutteux lui rendissent les mouvements difficiles :

— Merci, mon colonel, merci, je m’installerai parfaitement toute seule ; je suis très débrouillarde.

Et, satisfaite, Mme Delaroute se frotta les mains ; Sylvaine suivit son oncle. Il lui fit traverser le large vestibule, ouvrit une porte de cuir d’abord ; puis une autre, et se trouva dans son « study ». La pièce donnait également sur le square ; vaste, elle était remplie de livres, de gravures anciennes, de tableaux de chevaux, de chiens, d’armes. Une large table était encombrée de journaux et de périodiques ; sur d’autres tables il y avait des pupitres en acajou, en maroquin, de grandeurs et de formes diverses. Une forte odeur de tabac saturait l’atmosphère. Un grand et profond fauteuil avec un appui-pied était placé dans le bon jour, et sur une console, entre les fenêtres, se trouvait un plateau avec plusieurs bouteilles ; à son étonnement, Sylvaine vit même que l’une était une bouteille de champagne ; du reste, à l’odeur du tabac se mêlait aussi celle du brandy et du soda qui remplissaient un verre à demi vidé.

C’était dans cette pièce que le colonel Hurstmonceaux, quand il n’allait pas au Club, passait sa vie, et, malheureusement pour lui, des attaques de goutte l’y clouaient souvent. Sa chambre à coucher avait été installée derrière son « study », avec lequel elle communiquait et, de cette façon, ses relations avec sa femme pouvaient être aussi rares qu’il le désirait car ces deux êtres, qui s’étaient pris par intérêt, ne possédaient pas un point en commun ; ils se gênaient mutuellement, et la vulgarité de l’ex-Mme Green était en horreur à un homme qui poussait les raffinements jusqu’à la manie ; il s’était, en l’épousant, libéré des dettes qui bourrelaient sa vie, et en échange avait donné son nom, ce qu’il jugeait tout à fait suffisant. Du reste, Mme Hurstmonceaux, pourvu qu’elle pût parler du « colonel » et qu’il l’accompagnât de temps en temps dîner en ville, se tenait pour contente en nommant son mari à tout propos ; comme, en somme, il était là, elle rendait sa présence aussi tangible que s’il se fût montré.

Le colonel Hurstmonceaux avait souffert de l’espèce d’ostracisme qui avait suivi son mariage, et il était parfaitement sensible aux nuances de refroidissement qui d’abord l’avaient accueilli à son club ; très réservé et taciturne, il avait gardé son air hautain, et peu à peu la réserve diminuait, les poignées de main se faisaient plus cordiales, surtout depuis qu’on s’apercevait que Hurstmonceaux ne visait nullement à inviter ses anciens camarades à dîner ni à faire étalage de son luxe. Jamais on ne le voyait dans les éclatants équipages de Mme Hurstmonceaux, dont cependant, sous sa direction, les voitures comptaient parmi les mieux tournées de Londres. Lui-même marchait comme jadis, ou bien se faisait véhiculer dans un fiacre fermé dont le cocher avait sa clientèle depuis dix ans et auquel il avait donné la marque distinctive d’un chapeau teint en blanc. Après avoir été un joueur enragé, perdant aux courses des sommes énormes, il pariait maintenant avec prudence et passait des heures au whist. A vrai dire, il détestait la maison de Portman Square, sa pesante magnificence, l’esclavage de sa nombreuse domesticité ; heureusement, il lui restait Forster, qui l’avait servi dans des temps moins prospères, alors qu’il gîtait dans un lodging poussiéreux de Jermyn Street, dont l’évocation lui était cependant fort agréable, car il s’y mêlait d’autres ressouvenances moins édifiantes. Le colonel Hurstmonceaux avait été toute sa vie un homme à bonnes fortunes, pas toujours très délicat ; maintenant, absolument blasé, sa pipe et le whisky lui suffisaient. Parfois, une jolie créature l’agitait encore un moment ; il arrivait qu’on l’aguichait, car le colonel avait une réputation de perversité triomphalement établie. Et voici que sur la fin de cette vie qui comptait si peu de mérites, qui avait été une course effrénée aux jouissances et aux satisfactions de tout genre, une jeune créature comme Sylvaine était envoyée en consolation.

Le colonel Hurstmonceaux, sans illusions sur lui-même, en ressentait quelque componction. Dès avant la venue de Sylvaine, il avait donné ordre à Forster de faire disparaître certains livres, certaines gravures, et il avait exprimé à Mme Hurstmonceaux l’espoir qu’elle ne permettrait à aucun de ses amis de s’exprimer trop librement devant sa nièce. Le colonel jugeait les amis et amies de sa femme, mais elle ne les jugeait pas ; elle se récria donc et affirma en outre qu’elle veillerait sur l’innocence de Sylvaine avec un soin jaloux. L’innocence paraissait à Mme Hurstmonceaux, qui n’avait jamais connu cet état, une distinction sociale, quelque chose comme le privilège d’une classe supérieure ; elle pensa qu’elle en prendrait sa part, que le reflet en rejaillirait sur elle et que son prestige en serait rehaussé.

— Asseyez-vous, je vous prie, Sylvaine, dit le colonel en avançant un fauteuil à sa nièce.

Puis, se mettant en face d’elle et la regardant :

— J’aimerais tant causer un peu de votre grand’mère… Nous nous sommes beaucoup aimés quand nous étions enfants.

— Elle vous aimait toujours.

— Vraiment ? Racontez-moi…

Alors Sylvaine lui fit le récit de leur existence retirée à Auteuil, de ses longs entretiens avec sa grand’mère ; elle la représenta encore belle, d’une dignité suprême, se plaisant à tout, aimant les fleurs, les arbres, les oiseaux.

— Oh ! elle les aimait aussi quand elle était petite fille. Je suis peiné, bien peiné, de n’avoir pas revu ma pauvre Mary.

— Elle le désirait tant !

— Aussi, elle vous a envoyée à moi, à un vieil oncle qui ne vaut pas cher, mais qui sera bien heureux si vous voulez l’aimer un peu.

Et il ajouta avec amertume :

— C’est ce que personne ne fait plus depuis bien longtemps.

— Je vous aimerai pour ma grand’mère, dit gravement Sylvaine.

L’entretien, mis sur ce ton, était dans l’ordre habituel de ses idées.

— Il faudra être très indulgente, n’est-ce pas, chère ? Indulgente pour tout le monde. Peu de personnes, vous le savez, ressemblent à votre grand’mère ; même votre mère, qui était si charmante, ne lui ressemblait pas… Mais vous, vous n’êtes pas comme votre mère, vous êtes l’image de ma sœur Mary. Tenez, je vais vous montrer un portrait d’elle lorsqu’elle avait votre âge.

— Oh ! oui, mon oncle, je vous en prie.

Pour la première fois elle lui donnait ce nom.

Il entendit, et sous ses sourcils broussailleux ses yeux s’humectèrent. Avec une clef d’or il ouvrit une des grandes boîtes qui se trouvaient sur la table, et de sa main maladroite, après avoir tâtonné un peu, en sortit un portefeuille de soie verte et le plaça devant Sylvaine. Avec vénération elle le déplia. Insérée dans le portefeuille même et encadrée par la soie, était une miniature de jeune fille aux cheveux courts et frisés, d’une nuance plus foncée que ceux de Sylvaine ; le visage était d’une grâce et d’une fraîcheur ravissantes ; la robe, légèrement décolletée, découvrant le cou blanc, se croisait en châle et était serrée un peu haut par une ceinture étroite ; à droite de la poitrine était peinte une pensée très apparente.

Sylvaine regardait, et, penché au-dessus d’elle, le colonel regardait aussi. D’une voix voilée il dit :

— Ma sœur me l’a donné la première fois que je suis parti pour les Indes ; il m’a suivi partout.

— J’ai le vôtre, mon oncle, à la même époque, avec celui de mes grands-parents. Oh ! ma pauvre grand’mère aimait tant ces miniatures !

— Et vous, Sylvaine, vous les garderez ?

— Toute ma vie… toujours !…

— Un jour vous aurez celle-ci. N’est-ce pas qu’elle était jolie, ma sœur Mary ? Ah ! je ne l’ai pas assez aimée, je n’ai pas assez pensé à elle… Et maintenant c’est trop tard…

Il essaya de rire et ajouta :

— En général, dans la vie, c’est toujours trop tard : vous verrez cela.

— Jamais !

Et le ton de Sylvaine fut décisif.

Il y eut un silence ; puis, lentement, et accompagnant ses mouvements de mots brefs, le colonel montra à Sylvaine des lettres, des cheveux ; elle, tira son médaillon et dit :

— Voyez, ils n’étaient pas blancs.

Il tint le médaillon dans sa main et le rendit sans rien dire ; puis méthodiquement serra tout, et d’un geste décidé tourna la clef dans la petite serrure.

— Nous sommes amis, n’est-ce pas ? dit-il.

— Oh ! oui.

— Je vous prie d’avoir confiance en moi. Si vous voulez, le matin, vous viendrez souvent ici, je vous serai reconnaissant ; et si cela ne vous ennuie pas, je pourrai vous faire marcher au parc. Ce n’est pas loin, vous savez. Aimez-vous marcher ?

— Beaucoup. Je faisais de longues promenades au Bois avec Mme Delaroute.

— Eh bien, vous en ferez maintenant avec votre vieil oncle ; et, si quelque chose vous déplaît, vous m’avertirez. Voulez-vous me le promettre ?

— Je ne puis rien promettre, dit Sylvaine ; mais je me souviendrai de ce que vous me dites.

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