Isolée
XV
Un chaud matin de juillet, Mme Delaroute fut tout étonnée de voir Albéric Gardonne à sa porte. Elle avait répondu elle-même comme d’habitude au coup de sonnette, se demandant quel pouvait bien être le visiteur inattendu. Sa surprise fut complète ; elle était en petite tenue de maison, c’est-à-dire en jupe courte et camisole blanche, ayant trimé dans son ménage depuis la première heure, et profitant de l’absence de la plupart de ses élèves pour mettre tout en ordre chez elle. Confuse d’être surprise ainsi, avec un geste de défense, les deux mains en avant pour excuser son costume, elle s’exclama d’une voix gaie :
— Monsieur Albéric ! Quel bon vent vous amène ? Car je vois à votre figure que vous ne venez rien m’annoncer de fâcheux.
— Rien du tout ; j’avais besoin de vous ouvrir mon cœur, ma chère madame Delaroute.
— Parfaitement. Mais, mon petit, est-ce que vos confidences peuvent attendre cinq minutes ? J’aimerais bien aller me passer une robe, et surtout me laver les mains.
— Allez, madame Delaroute ; je vous attends sur le balcon, une heure, deux heures, ce qu’il vous plaira.
— Bien entendu vous déjeunez avec nous. Justement nous avons une blanquette.
— J’accepte ; ne vous faites pas trop belle surtout, j’ai le cœur sensible.
Mme Delaroute sortit en riant, et revint un quart d’heure après, habillée d’un peignoir de toile, le visage clair et les mains nettes.
— J’ai vu ma sauce, je suis à vous, mon enfant ; voyons ce qu’il y a.
Et, le visage attentif et sérieux, elle s’assit sur une des chaises de sa petite salle à manger, car de salon elle n’en avait pas, et s’en passait sans peine.
— Ma chère madame Delaroute, dit Albéric en prenant l’air lugubre, j’ai rompu avec Rolande.
— Qui ça, Rolande ? interrogea Mme Delaroute en riant d’un rire contenu qui ressemblait un peu à un gloussement.
— Ma dernière amie, madame Delaroute ; elle me servait de modèle, ainsi c’était un arrangement bien raisonnable. Mais, sur une observation que je lui ai faite au sujet de sa tenue, elle m’a jeté un fromage à la crème à la tête. J’ai senti en le recevant qu’elle ne répondait pas à mon idéal, et je l’ai congédiée… En conséquence, je suis malheureux et je suis accouru vous trouver.
— Vous avez eu cent fois raison. Nous avons précisément un fromage à la crème ce matin, espérons qu’il restera dans nos assiettes.
— Oui, mais ce n’est pas tout. Ecoutez encore, femme compatissante ; j’ai besoin d’être consolé, et je veux aller voir Sylvaine, il n’y a que Sylvaine qui me remette dans mon aplomb. Ainsi l’année dernière, après ma rupture avec Sémiramis…
— Sémiramis ?…
— Oui, on l’appelle comme ça ; je serais tombé malade d’ennui sans Sylvaine. Voyez-vous, madame Delaroute, l’oisiveté du cœur me pèse.
— Eh bien ! allez voir Sylvaine, je crois que vous lui ferez bien plaisir. Le colonel Hurstmonceaux est malade, vous savez.
— Oui, et je m’en moque. Seulement, chère madame Delaroute, à la suite des événements que je viens de vous révéler, je n’ai plus le sou. Avez-vous cent francs à me prêter ?
— Moi ? Jamais ! Mais peut-être André.
— Pour sûr André, il est économe. Comment fait-on pour être économe ? J’ai pourtant eu de beaux exemples sous les yeux, mon honorée belle-mère en particulier. Je lui avais écrit au sujet d’une petite avance (sans lui en donner la raison) ; elle se dérobe honteusement.
— Eh bien ! quand André va rentrer, on verra ce qui est possible.
— Une fois à Londres, je me laisse nourrir par ma famille, car c’est ma famille, ces richards, et puis je me rends compte de ce qu’ils ont fait de Sylvaine. Ça ne me va pas, madame Delaroute, de la sentir si loin.
— Ni à moi non plus, je vous assure.
— Elle aurait été mille fois mieux à Escalquens.
— A vrai dire, c’eût été plus naturel.
— D’ailleurs, si elle s’embête, elle n’aura qu’à revenir avec moi.
— Comme vous arrangez les choses. Si vous attendiez votre père pour ce voyage… Est-ce qu’il ne doit pas le faire ?
— Il en parle, mais il n’ira jamais, madame Delaroute : je suis décidé ; d’abord, je ne veux pas que Rolande me repince, et je n’ai pas d’autre moyen pour lui échapper.
— Allez à Escalquens.
— C’est ça qui me ferait avoir envie de retrouver Rolande ! Non, il me faut Sylvaine.
— En ce cas, rien à dire.
André Delaroute revint à midi, exact et satisfait, et, sans aucune difficulté, concéda à Albéric l’avance qu’il demandait.
— Le premier du mois prochain, je vous rapporte ça, mon bienfaiteur.
— Très bien, heureux d’avoir pu vous être utile.
Albéric ne parla plus que de son départ. Mme Delaroute lui recommanda de ne rien oublier.
— Ils sont très élégants chez votre oncle ; surtout emportez vos beaux habits.
— A la rigueur, je m’en commanderai chez son tailleur.
— Grand fou ! Avez-vous averti Sylvaine ?
— L’avertir ? Mais ce serait enlever toute la beauté de l’aventure. J’apparais subitement à ses yeux comme un étranger de distinction. Je parie qu’elle crie de joie.
— Ce n’est pas dans sa manière.
— Et moi, je vous dis que si. Voulez-vous venir avec moi, madame Delaroute, je vous enlève.
— C’est André qui n’entendrait pas cette proposition-là. Quand partez-vous ? puisque vraiment vous êtes sérieux.
— Ce soir. J’ai déjà déposé ma malle chez un camarade. Je tiens à éviter Rolande ; je la connais, elle n’a pas de rancune, j’aime autant ne pas recevoir ses excuses. Suis-je sérieux ?
— Oui, au fond vous l’êtes.
— Vous me connaissez, vous êtes perspicace. Hein ? Sylvaine, à cette heure-ci, ne se doute pas.
— Non, assurément, elle ne se doute pas.
— Je voudrais être à demain matin.
— Ce ne sera pas bien long.
Albéric eut beaucoup de peine à tromper son impatience ; mais enfin, secondé par Mme Delaroute, car elle accepta sa charge pour la journée entière, il y parvint, et, en compagnie d’André, elle le mena au chemin de fer et le vit monter en wagon.
Le beau visage joyeux du jeune homme resplendissait ; ses yeux brillaient d’un tel éclat que Mme Delaroute ne put se défendre de dire à son fils :
— Vrai, il est gentil.
— M’est avis que Mlle Sylvaine le trouvera plus gentil que les Anglais.
— Oh ! ils sont comme frère et sœur.
— On connaît cette histoire-là, ma pauvre maman.