Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
VINGTIÈME CHAPITRE
PÈLERINAGE
Béni soit Dieu et le Père de Notre-Seigneur Jésus, qui nous console en toute tribulation.
Oui, il a daigné consoler la pécheresse en toute tribulation. Après le dix-huitième pas, où le nom de Dieu me faisait crier, après l’illumination que m’apporta le Pater, je sentis la douceur de Dieu, et voici comment. Je considérai l’union en Jésus-Christ de l’humanité et de la divinité. Absorbée dans cette vue, buvant la contemplation et la délectation, j’obéissais dans mon âme à des inspirations intimées par l’attrait. Ce fut à cette époque la plus grande joie de ma vie. Pendant la plus grande partie du jour je restai debout dans ma cellule, abîmée dans la prière, enfermée, seule et stupéfaite. Et mon cœur reçut si fort le coup de la joie que je tombai à terre, incapable de parole. Ma compagne courut à moi, s’agita et me crut morte ; mais elle m’ennuyait et me faisait obstacle.
Un jour, au milieu des persévérances de la prière, avant d’avoir tout donné, quoiqu’il s’en fallût de fort peu, pendant une oraison du soir, privée de sentiment divin, je me lamentais et je criais à Dieu « Tout ce que je fais, je le fais pour vous trouver. Vous trouverai-je, quand je l’aurai fini ?… » La réponse vint. « Que veux-tu ? dit-elle. — Ni or, ni argent, ni le monde entier ; vous seul. — Fais donc et hâte-toi ; quand tu auras terminé, toute la Trinité viendra en toi. » Je reçus beaucoup d’autres promesses ; je fus arrachée à toute douleur, je fus congédiée avec la suavité divine. Puis j’attendis l’exécution. Quand je racontai le fait à ma compagne, je manifestai quelque doute, à cause de la grandeur des promesses : cependant la suavité de l’adieu entretenait mon espérance.
Ce fut alors que je fis à Assise le pèlerinage de saint François, et ce fut pendant la route que la promesse s’accomplit. Pourtant je n’avais pas tout donné aux pauvres. Peu s’en fallait à la vérité ; mais la mort d’un saint homme, qui s’était chargé de mes affaires, en avait retardé la dernière phase. Cet homme, converti par moi, voulut aussi tout donner ; pendant qu’il allait et venait pour cette affaire, il mourut en chemin. Sa sépulture est honorée, et illustrée par des miracles.
Revenons à moi. Je faisais donc mon pèlerinage : je priais en route, je demandais entre autres choses au bienheureux François l’observation fidèle de sa règle, à laquelle je venais de m’astreindre ; je demandais de vivre et de mourir dans la pauvreté.
J’étais déjà allée à Rome pour demander au bienheureux saint Pierre la grâce et la liberté qu’il faut pour être pauvre réellement. Par les mérites de saint Pierre et de saint François, je reçus, avec une certitude sensible, le don de la vraie pauvreté. J’étais arrivée à cette grotte au delà de laquelle on monte à Assise par un étroit sentier. J’étais là, quand j’entendis une voix qui disait : « Tu as prié mon serviteur François ; mais j’ai voulu t’envoyer un autre missionnaire, le Saint-Esprit. Je suis le Saint-Esprit, c’est moi qui viens, et je t’apporte la joie inconnue. Je vais entrer au fond de toi, et te conduire près de mon serviteur.
« Je vais te parler pendant toute la route ; ma parole sera ininterrompue et je te défie d’en écouter une autre, car je t’ai liée, et je ne te lâcherai pas, que tu ne sois revenue ici une seconde fois, et je ne te lâcherai alors que relativement à cette joie d’aujourd’hui ; mais quant au reste, jamais, jamais, si tu m’aimes. »
Et il me provoquait à l’amour, et il disait : « O ma fille chérie ! ô ma fille et mon temple ô ma fille et ma joie ! Aime-moi ! car je t’aime, beaucoup plus que tu ne m’aimes ! » Et, parmi ces paroles, en voici qui revenaient souvent « O ma fille, ma fille et mon épouse chérie ! » Et puis il ajoutait : « Oh ! je t’aime, je t’aime plus qu’aucune autre personne qui soit dans cette vallée. O ma fille et mon épouse ! Je me suis posé et reposé en toi ; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. J’ai vécu au milieu des apôtres : ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas comme tu me sens. Rentrée chez toi, tu sentiras une autre joie, une joie sans exemple. Ce ne sera pas seulement comme à présent le son de ma voix dans l’âme, ce sera moi-même. Tu as prié mon serviteur François espérant obtenir avec lui et par lui. François m’a beaucoup aimé, j’ai beaucoup fait en lui mais si quelque autre personne m’aimait plus que François, je ferais plus en elle. »
Et il se plaignait de la rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et il gémissait, et il disait « J’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans mensonge. Si je rencontrais dans une âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces qu’aux saints des siècles passés, par qui Dieu fit des prodiges qu’on raconte aujourd’hui. Or personne n’a d’excuse, car tout le monde peut aimer ; Dieu ne demande à l’âme que l’amour ; car lui-même aime sans mensonge, et lui-même est l’amour de l’âme. » Pesez ces dernières paroles ; pesez-les. Elles sont profondes.
Que Dieu soit l’amour de l’âme, il me le faisait sentir par une vive représentation de sa passion, et de sa croix qu’il a portée pour nous ; Lui, l’immense ; Lui, le glorieux, il m’expliquait sa passion et tout ce qu’il a fait pour nous, et il ajoutait : « Regarde bien ; trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour ? » Et mon âme comprenait avec évidence qu’il n’y a rien en Lui qui ne soit pas amour. Il se plaignait de trouver en ce temps peu de personnes en qui il puisse déposer sa grâce, et il promettait de faire à ses nouveaux amis, s’il en trouvait, de plus grandes grâces qu’aux anciens. Et il reprenait : « O ma fille chêne, aime-moi ; car je t’aime beaucoup plus que tu ne m’aimes. Aime-moi, ma bien-aimée ; j’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans malice. » Et il voulait que l’âme, suivant sa puissance et sa capacité, l’aimât du même amour, de l’amour qu’il a pour elle, lui promettant de se donner si seulement, elle le désire. Et il disait toujours « O ma bien-aimée, ô mon épouse, aime-moi, mange, bois, dors ; toute ta vie me plaira, pourvu que tu m’aimes ! » Il ajouta : « Je ferai en toi de grandes choses en présence des nations, je serai connu en toi, glorifié, clarifié en toi ; le nom que je porte en toi sera adoré à la face des nations. » Il ajouta mille autres choses.
Mais moi, pendant que je l’écoutais, considérant mes péchés et mes défauts, je me disais : Tu n’es pas digne de tous ces grands amours. Le doute me prit, et mon âme dit à Celui qui parlait : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas ces choses inconvenantes ; car je suis fragile et capable d’orgueil. » Il répondit : « Eh bien, essaie ! essaie de tirer vanité de mes paroles, essaie donc ; tâche un peu ; essaie de penser à autre chose. » Je fis tous mes efforts pour concevoir un sentiment d’orgueil ; mais tous mes péchés me revenant à la mémoire, je sentis une humilité telle que jamais dans toute ma vie. Je tâchai d’avoir des distractions ; je regardai curieusement les vignes le long du chemin. Je tâchai d’échapper aux discours qu’on me tenait ; mais de quelque côté que s’égarât mon œil, la voix disait toujours : « Regarde, contemple ; ceci est ma créature. » Et je sentais une douceur, une douceur ineffable.
J’étais tellement aimée, disait la voix, que le Fils de Dieu et de la Vierge Marie s’était incliné vers moi pour me parler. Et Jésus-Christ me disait : « Quand le monde entier viendrait à toi, je te défie de parler à un autre qu’à moi ; mais, puisque me voici, tu possèdes le monde entier. » Et pour me tranquilliser, il me disait : « C’est moi qui ai été crucifié pour toi, moi qui ai souffert pour toi la faim et la soif, moi qui t’ai aimée jusqu’à l’effusion du sang. » Il me racontait sa passion et me disait : « Demande une grâce pour toi, pour tes compagnes, pour qui tu voudras, et prépare-toi à recevoir ; car je suis beaucoup plus prêt à donner que toi à recevoir. » Mon âme cria disant : « Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne. » Et tous mes péchés me revenaient à la mémoire. Mon âme ajouta : « Si toi qui me parles depuis le commencement, tu étais le Saint-Esprit, tu ne me dirais pas de telles paroles ; d’ailleurs si le Saint-Esprit était en moi, je devrais mourir de joie. » Il répondit : « Est-ce que je ne suis pas le maître ? Je te donne la joie que je veux, non pas une autre. Il y a un homme à qui j’en ai donné une moindre. Ses yeux se sont fermés, et il est tombé sans connaissance. Je vais te donner encore ce signe de ma présence. Essaie de parler à tes compagnes, essaie de penser à quelque chose de bon ou de mauvais, n’importe quoi ; je te défie de penser à autre chose qu’à Dieu. Je suis le seul qui puisse lier l’esprit. Je n’agis pas en vue de tes mérites, mais en vue de ma bonté. »
Pendant qu’il parlait, je me sentais digne de l’enfer, et ce sentiment avait pour la première fois les caractères de l’évidence. Il ajoutait que si mes compagnes de voyage avaient été mal choisies, je n’aurais pas entendu et éprouvé ce que je venais d’entendre et d’éprouver. Quant à elles, elles s’interrogeaient sur la langueur où elles me voyaient ; car j’étais brisée de douceur. J’avais peur d’arriver ; j’aurais voulu que la route durât jusqu’à la fin du monde. Quant à la joie que je sentais, je renonce à la dire, surtout quand j’entendis :
« C’est moi, le Saint-Esprit, c’est moi qui suis en toi. » Et la douceur venait avec chaque parole. Il m’accompagna jusqu’au tombeau de saint François, suivant sa parole, et ne me quitta pas, et resta avec moi jusqu’après le dîner, et me suivit dans ma seconde visite au tombeau. Quand j’entrai pour la seconde fois dans l’église, je fléchis le genou, et je vis un tableau qui représentait François serré contre la poitrine de Jésus. Alors il me dit : « Je te tiendrai beaucoup plus serré que cela ; je t’embrasserai d’un embrassement trop serré pour être vu. Voici pourtant l’heure où je vais te quitter, ô ma fille chérie, ô mon temple et mon amour, et ma délectation ; je vais te remplir et te quitter, te quitter quant à cette joie, non, non pas te quitter réellement, pourvu que tu m’aimes ! »
Et bien que cette parole fût amère comme prédiction, elle eut cependant en elle-même une douceur inouïe. Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l’esprit et des yeux du corps ; je le vis ! Vous me demandez ce que je vis ? C’était quelque chose d’absolument vrai, c’était plein de majesté, c’était immense, mais qu’était-ce ? Je n’en sais rien ; c’était peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il s’éloigna. Son départ lui-même eut les attitudes de la miséricorde. Il ne s’en alla pas tout à coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il disait encore : « O ma fille chérie, que j’aime plus qu’elle ne m’aime ! tu portes au doigt l’anneau de notre amour, et tu es ma fiancée ! Désormais tu ne me quitteras plus : la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit est en toi et sur ta compagne ! » Et mon âme cria : « Puisque vous ne me quitterez plus, je ne crains plus le péché mortel ! » Mais là-dessus il ne voulut pas répondre. Et comme, au moment du départ, j’avais demandé une grâce pour ma compagne, il en promit une d’un autre genre. Il se retirait, il se retirait ; je compris qu’il m’empêchait de tomber à terre, et qu’il me forçait à rester debout.
Mais, après le départ, lorsque tout fut consommé, je tombai assise, et je criai à haute voix, hurlant, vociférant, rugissant sans pudeur, et, au milieu des hurlements, je crois que je disais : « Amour, amour, amour, tu me quittes et je n’ai pas eu le temps de faire ta connaissance ! Oh ! pourquoi me quitter ? » Mais je ne pouvais plus parler. Et si je voulais articuler au lieu de paroles, il ne venait que des hurlements, et je rugissais, je rugissais ; si j’essayais de dire un mot, il était couvert par un cri ; on cherchait à m’entendre, et on ne pouvait pas. Cela se passait à la porte de l’église de Saint François. Tout le peuple s’assembla, je rugissais en présence du peuple. J’étais assise en criant et j’étais languissante pendant que rugissais. Mes compagnons et mes amis furent pris de honte et s’écartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui m’arrivait ; on se trompa sur la cause. Quant à moi, je disais : « C’est Lui, je ne doute plus, c’est Lui ; j’ai la certitude, c’est Lui, c’est le Seigneur qui m’a parlé. Je hurlais de douceur et de douleur, car c’était Lui, mais il était parti. « La mort, criai-je, la mort ! » Mais, ô douleur ! je ne mourais pas, et je vivais, et il était parti ! mes jointures se séparaient.
Je revins d’Assise, et, chemin faisant, je parlais de Dieu avec une grande douceur, et j’avais grand’peine à me taire. Je me contenais cependant, car je n’étais pas seule. Or, pendant la route, Jésus me parla et me dit :
« Moi, Jésus-Christ, qui te parle et qui t’ai parlé, je te donne ce signe que vraiment c’est Moi ; je te donne la croix et l’amour de Dieu je te les donne pour l’éternité. »
Je sentis dans mon âme la croix de l’amour, et cela rejaillit sur mon corps, et je sentis la croix corporellement, et mon âme fut liquéfiée. Revenue à la maison, je sentais une douceur tranquille, paisible, trop immense pour être exprimée. Alors vint le désir de la mort ; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah ! la mort ! la mort ! et je serais parvenue à la substance même de la douceur, dont je sentais de loin quelque chose, et je l’aurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue ! Ah ! la mort ! la mort ! la vie m’était une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue. Je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours et je criais : « Ah ! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! Enlevez-moi, enlevez-moi. » Je sentis alors des parfums qui ne sont pas de la terre, et des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien des paroles m’ont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une telle douceur, ni une telle profondeur. Pendant que j’étais à terre, ma compagne, admirable de simplicité, de pureté, de virginité, entendit une voix qui disait : « Le Saint-Esprit est dans cette chambre. » Elle s’approcha de moi, et m’adressa ces paroles : « Dis-moi ce que tu as ; car je viens d’entendre une voix qui m’a dit : Approche-toi d’Angèle. » Je lui répondis : « Ce qui t’a été dit ne me déplaît pas. »
Et depuis ce jour je lui communiquai quelques-uns de mes secrets.