Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
CINQUANTE-NEUVIÈME CHAPITRE
PREMIÈRE COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST :
LA PAUVRETÉ
La première compagne de Jésus fut une pauvreté continuelle, parfaite, immense. Elle a trois formes : l’une grande, l’autre plus grande, qui s’unit à la première ; la troisième, qui, jointe à la première et à la seconde, fut parfaite. Voici le premier degré. Jésus fut destitué de tous les biens de ce monde. Il n’eut ni terre, ni vigne, ni jardin, ni propriété, ni or, ni argent il ne reçut de secours humain que dans la mesure rigoureusement nécessaire au soulagement de l’extrême indigence. Il eut faim, il eut soif, il fut misérable, il eut froid, il eut chaud, il travailla ; tout fut pour lui austère et dur ; il ne voulut aucune des recherches de la vie ; il usa des choses communes et grossières qui se rencontraient dans cette province, où, sans feu ni lieu, il vivait en mendiant. La seconde pauvreté, supérieure, à la première, fut la pauvreté de parents et d’amis, l’éloignement des grands, des puissants, des amitiés naturelles : il n’eut ni du côté de sa mère, ni du côté de Joseph, ni du côté de ses disciples, personne qui lui épargnât un soufflet, un coup de marteau, un coup de fouet ou une injure. Il voulut naître d’une mère pauvre et humiliée ; être soumis à un père putatif, un charpentier pauvre. Il se dépouilla de l’amour et de la familiarité des rois, des pontifes, des scribes, des amis, des parents, et ne sacrifia pour l’amour de personne aucun sacrifice qui plût ou qui pût plaire à Dieu.
Mais voici la pauvreté suprême, sublime, absolue. Jésus-Christ se dépouilla de lui-même, et le Tout-Puissant se montra pauvre. Il se montra comme pauvre de puissance ; il fit semblant d’être incapable. Il revêtit la misère et l’enfance ; hormis le péché, il revêtit toute douleur. Les courses, les prédications, les guérisons, les visites, les opprobres, tout l’accabla, et il fit connaissance avec la fatigue.
Non seulement il donna sur lui puissance aux pécheurs, mais les choses inanimées et les éléments qu’il avait créés de sa main reçurent puissance de l’affliger. Il jouait l’impuissance, il ne résistait pas, il supportait à cause de nous. Il donna aux épines la puissance de pénétrer et de percer cruellement cette tête divine et trois fois redoutable. Il donna aux liens et aux chaînes le pouvoir de l’attacher à la colonne ; Celui qui en mourant fit trembler la terre, laissa quelqu’un lui lier les mains. Oh ! donnez-moi, fils de Dieu, la joie de vous voir fidèles à lui ; arrachez-vous les entrailles pour les verser dans cet abîme sans fond d’humilité fidèle. Voici l’Auteur de la Vie qui s’anéantit pour toi et pour sa gloire ; les créatures déchirent leur Créateur, et l’Incirconscrit est attaché à une colonne. Il donna à un voile la puissance de le voiler, lui, la vraie lumière illuminant toutes choses. Il donne aux fouets de le battre ; il donne aux clous de pénétrer et de percer ces pieds et ces mains qui avaient ouvert les yeux des aveugles et les oreilles des sourds. Il donne à la croix de le tenir, blessé, percé, sanglant, nu, exposé devant tous, et de lui infliger la plus cruelle des morts. Il donne à la lance d’entrer, de briser, de pénétrer ce flanc divin, ce cœur, ces entrailles ; de répandre sur la terre le sang et l’eau, sortis des profondeurs sacrées de son cœur et de ses entrailles. Les créatures devaient obéir au Créateur, non au pécheur, qui abusait d’elles. Mais que cette humilité très profonde, invincible et sans exemple, que cette humilité du Dieu de gloire écrase et confonde l’orgueil de notre néant. L’Auteur de la vie s’est soumis aux choses inanimées pour te rendre la vie, à toi, misérable, qui étais devenu, dans la mort, insensible au divin. Homme qui ne sais rien, il t’a aimé au point de t’offrir la perfection. La lance aurait dû se plier et résister à la créature qui abusait d’elle ; elle eût dû refuser d’entrer et de percer son Créateur. Les choses inanimées auraient refusé d’obéir à l’homme et de se tourner contre leur Dieu, si elles n’avaient reçu puissance sur lui.
Il a donné aux bourreaux, aux soldats, aux Juifs, à Pilate, à tous les méchants la puissance de le juger, de l’accuser, de le blasphémer, de l’insulter, de le frapper, de le moquer, de le tuer, lui qui pouvait tout empêcher d’un mot, tout renverser d’un geste et tout anéantir, ou donner un ordre au plus petit parmi les Anges, les Puissances ou les Vertus, pour tout précipiter d’un seul coup au fond de la mer. S’il n’eût lui-même donné puissance sur lui aux choses créées, elles eussent reculé d’horreur devant la Passion. Mais il s’est soumis à tout, et il a caché sa puissance, et il s’est dépouillé aux yeux des hommes, pour apprendre aux mortels la patience, pour racheter l’homme, qui s’était lui-même dépouillé de toute sa royauté, pour lui donner, par la gloire de la résurrection, la qualité d’impassible et d’invincible.
Il y a plus : pour délivrer l’homme du démon, il a donné puissance au démon de le tenter, de l’entourer de ses membres, qui sont les méchants, de le persécuter jusqu’à la mort. Le Dieu invincible par nature, l’acte premier, l’acte pur a fait à toute créature et à toute douleur cette universelle soumission, pour confondre la délicatesse de l’homme misérable, qui ne refuse pas seulement la pénitence et la douleur volontaire, mais qui repousse de toutes ses forces la douleur imposée, et murmure contre Dieu.
Jésus-Christ s’est imposé une autre pauvreté. Il s’est dépouillé de sa sagesse, de la sagesse qui est à lui. On eût dit quelqu’un de vulgaire, le plus ignorant, le plus grossier des hommes. Il ne prit pas l’attitude d’un philosophe ou d’un docteur, d’un parleur, d’un écrivain, d’un savant ou d’un sage fameux ; mais il se mêlait aux hommes, en toute simplicité et en toute douceur, montrant en même temps la route de la vérité par la vertu thaumaturgique. Lui, la sagesse du Père, et le Dieu des sciences, maître de l’esprit prophétique, et le soufflant où il veut, il eût pu éclater le génie scientifique et philosophique, se montrer et se glorifier ; mais il dit la vérité si simplement, qu’il passait non seulement pour un homme vulgaire, mais pour un aliéné et un blasphémateur. Faudra-t-il ensuite nous enfler de notre science, chercher à passer pour des maîtres, mendier auprès des hommes un nom creux et une gloire vide ?
Il s’est dépouillé de lui-même, en abdiquant jusqu’à la gloire d’être saint, juste et innocent. Voici le mystère des mystères. Il suivit une voie mystique tellement en dehors de l’attente humaine, qu’au lieu de passer pour le Saint des saints, il fut tenu pour un pécheur, ami des pécheurs, pour un traître, un séducteur, un conspirateur, un ennemi public, un blasphémateur, condamné et exécuté entre deux voleurs. Et cependant il pouvait faire notre salut.
Il eût pu incliner le monde, Lui, le Saint des saints, devant la gloire de sa sainteté ; Lui, l’Impeccable, qui portait les péchés des peuples ; Lui, le Roi des vertus et le Dieu des saints, au lieu de garder le nom de Saint, il le donna à Jean-Baptiste, son serviteur. Mais tant qu’il le put sans blesser la Vérité et la doctrine, il se dépouilla en apparence de la sainteté, pour confondre notre hypocrisie, à nous misérables, qui cherchons les apparences sans avoir la réalité, qui, par mille chemins détournés, falsifiant les faits et les tournant à notre avantage, courons à tort et à travers après la gloire qui n’est pas à nous.
Il s’est encore dépouillé de lui-même, en se dépouillant de l’empire qui est à lui. Lui, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, dont le règne n’aura pas de fin, il vécut au milieu des hommes comme esclave. Et, en effet, on l’a vendu, il s’est trouvé des acheteurs. On lui a offert l’empire. Il a refusé. Il a obéi jusqu’à la mort à de mauvais rois, payant le tribut, se soumettant aux jugements iniques. Et non seulement les rois le trouvèrent sans défense, mais leurs plus vils ministres et sujets purent l’accabler de coups et le coucher sur la croix ; et jusqu’à l’âge de trente ans c’étaient sa mère et son père putatif qui lui avaient donné leurs ordres. Parmi ses disciples, qu’il choisit rares et pauvres, au lieu de se conduire comme un maître, il déclara qu’il n’était pas venu pour être servi, mais pour servir ; enfin il donna sa vie pour eux, pour les pécheurs. Au milieu de ces pauvres disciples, s’il fut roi et maître, ce fut en fait de misère, dans la faim, dans la soif, dans la douleur ; il fut jaloux et prima les autres ; ambitieux de la dernière place, il les servit à table, et leur lava les pieds. O immensité de notre folie ! Après avoir vu ce Dieu fait domestique, nous aspirons, sans ordre et sans amour, à de vaines grandeurs et de vaines présidences !
Autre était ta sagesse, autre était ta sagesse, ô Christ Emmanuel ! tu savais combien terrible sera le destin des maîtres du monde, et que les puissants seront puissamment torturés (Sap., VI, 7), et que de leur vie, de leur autorité, et des péchés de leurs sujets, le compte le plus rigoureux sera exigé rigoureusement. Oh ! que ce livre vivant confonde notre orgueil ! Concevons donc enfin le désir de la dernière place, pour l’amour de Celui qui la choisit, et par pitié pour nos amis, ne supportons pas l’obéissance, mais désirons-la d’un immense désir.
Le Dieu à qui tout appartient, pour nous donner l’amour de la pauvreté, fut donc pauvre absolument, pauvre en fait, en esprit et en vérité, écrasant par sa pauvreté les pensées des créatures, et sa pauvreté venait de son amour : c’est pourquoi il fut mendiant. Pauvre d’argent, pauvre d’amis, pauvre de puissance, de sagesse, et de réputation, et de dignité, pauvre de toutes choses, il prêcha la pauvreté, il annonça qu’elle jugerait le monde. Il condamna les riches ; sa vie, sa parole, son exemple, tout enseigna le mépris des richesses. Mais, ô misère ! ô douleur ! la pauvreté d’esprit est chassée et rejetée de partout, et, pour comble d’abomination, elle est en horreur à ceux-là mêmes qui lisent le livre de la vie, qui prêchent et qui glorifient cette même pauvreté. En fait, en esprit, en vérité, elle est repoussée et détestée. Le monde la hait ; Jésus l’aime ; il l’a choisie pour lui et les siens ; il l’a proclamée bienheureuse. Mais où est aujourd’hui l’homme, où est la femme, où est la créature qui a adopté, comme Jésus-Christ, cette glorieuse compagne ? Bienheureux celui-là ! Mais moi ! mais moi ! nous savons quel fut le partage du Fils de Dieu, notre Créateur et Rédempteur, quant aux vêtements, quant aux palais, quant aux festins, quant à la famille, quant aux amis, quant aux honneurs rendus par la vie et la science. Et cependant nous osons prendre le nom de chrétiens, nous qui avons horreur de ressembler au Christ ! En paroles nous louons la pauvreté ; mais nous détestons en fait l’état où a vécu le Christ. O misérables ! après de telles leçons, nous repoussons le salut ! Errant loin de Jésus, nous courons après des superfluités, qui, au dernier moment, nous abandonnent, et alors nous restons seuls, seuls et vides.
Car, au lieu de suivre la voie droite, nous avons dévié, et la honte nous attend.
Bienheureux, bienheureux en vérité, suivant la parole de Dieu ; bienheureux pour le temps et pour l’éternité celui qui, réellement et en vérité, en esprit et en fait, veut l’universelle pauvreté. S’il ne se dépouille de toutes choses, dans le sens matériel ; qu’il se dépouille en esprit ; qu’il se dépouille dans son cœur. Voilà la vraie beauté ; voilà la béatitude ; voilà la clef du royaume des cieux !
Mais l’autre, celui qui prêche et qui n’agit pas, l’homme des sermons sans pratique. Ah ! le misérable, ah ! le maudit ! Il verra ce que c’est que la misère éternelle, l’éternelle inanition qu’on a dans les enfers, l’éternelle faim, l’éternelle soif ! Ni ami, ni frère, ni père, ni secours, ni rédemption ! Pas d’issue pour sortir ! pas un seul remède dans toute la sagesse humaine ! L’éternelle privation des biens qu’on a désirés contre l’ordre, et l’éternelle torture dans tous les siècles des siècles !