Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
TRENTIÈME CHAPITRE
JÉSUS-CHRIST
Je méditais un jour sur la Passion du Fils de Dieu et sur sa pauvreté. Or, le Christ me donna la vision de sa pauvreté. Il me la montra immense dans mon cœur. Sa volonté était empressée ; il m’ordonnait de la voir et de la bien considérer. Et je voyais ceux pour lesquels il se fit pauvre. J’eus un tel sentiment de reproche et de douleur, que mon cœur tomba en défaillance.
Puis il augmenta en moi la lumière qui donnait sur sa Passion. Je le vis pauvre d’amis, pauvre de parents ; enfin je le vis pauvre de lui-même, et relativement à son humanité, incapable de s’aider. On dit quelquefois que sa puissance divine était cachée, à cause de son humanité ; elle n’était pas cachée, j’en ai reçu de Dieu l’assurance ; mais quand je vis où Jésus fut réduit quant à son humanité, je commençai à entrevoir pour la première fois les dimensions de mon orgueil : je sentis une douleur que je ne connaissais pas, plus grande que jamais, et tellement profonde, que je me crois désormais incapable de la joie. J’étais debout dans ma méditation, debout dans ma douleur, et il lui plut de me découvrir, dans l’abîme de sa Passion, des choses que je ne savais pas. Je compris de quel œil il voyait tous ces cœurs de bourreaux obstinés contre lui. Il voyait tous leurs membres conspirer ensemble dans l’unique sollicitude d’abolir son nom et sa mémoire. Il voyait leur colère rassembler leurs souvenirs et ramasser leurs forces pour détruire le Sauveur ; il voyait leurs subtilités, leurs ruses, leurs machinations ; il voyait tous leurs conseils et la multitude de leurs calomnies, et leur rage, et leur atroce colère ; il comptait un à un leurs préparatifs ; il assistait à leurs pensées, aux recherches intérieures et extérieures que faisait leur cruauté pour préparer à son supplice des raffinements inconnus. Leur férocité eut d’innombrables inventions. Il voyait les tortures qu’on lui préparait, et les injures, et les ignominies.
Dans cette lumière mon âme vit, de la Passion du Christ, plus de choses que je ne puis et même que je ne veux en déclarer. J’ai fait certaines découvertes pour lesquelles je demande la permission de me taire.
Et alors mon âme cria :
« O Mère désolée, sainte Marie, dites-moi quelque chose de la Passion du Fils ; car vous en avez vu plus que tout autre saint, à cause de votre grand amour. Vous l’avez vu avec les yeux du corps et avec ceux de l’âme ; vous avez beaucoup vu, parce que vous avez beaucoup aimé. »
Et mon âme redoubla ses cris.
Il y a encore un autre saint qui pourrait me dire un mot de la Passion.
Et je criai dans mon délire :
« Tout ce qu’on dit de cette Passion, tout ce qu’on raconte, tout cela n’est rien près de ce qu’a vu mon âme. Et je ne peux pas beaucoup plus que les autres la dire comme je l’ai vue. J’ai vu dans ma vision, trois fois épouvantable, que la Mère des douleurs, bien qu’elle ait plongé dans la Passion plus à fond que tout autre saint, plus à fond que le disciple aimé, j’ai vu de mille manières, qu’elle est incapable de raconter la chose comme elle est ; le disciple bien-aimé en est incapable aussi.
Et si quelqu’un me racontait la Passion telle qu’elle fut, je lui répondrais : C’est toi, c’est toi qui l’as soufferte !! !
Cette vision me fit faire connaissance avec les douleurs que je ne connaissais pas. Je commençai à souffrir ce que je n’avais pas souffert.
Je ne sais pas comment mon corps ne tombe pas par morceaux. Ce souvenir m’interdit la légèreté ; j’ai perdu depuis ce jour une certaine disposition d’âme ; ayant su ce que c’était que l’infirmité totale, les jours se sont écoulés sans m’apporter les joies qu’ils m’apportaient jadis.