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Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française

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VINGT-SIXIÈME CHAPITRE
LA GRANDE TÉNÈBRE

Un jour mon âme fut ravie et je vis Dieu dans une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à toute plénitude. Au lieu où j’étais, je cherchai l’amour, et ne le trouvai plus. Je perdis même Celui que j’avais traîné jusqu’à ce moment, et je fus faite le non-amour [5].

[5] Cette parole sublime a pour commentaire tout le traité de saint Denys l’Aréopagite sur les Noms divins. Le grand docteur, après avoir épuisé les affirmations, les trouvant inférieures à Celui qui s’est désigné, dans la langue humaine, par le Tetragrammaton, trois fois mystérieux, le nom terrible et ineffable, le grand docteur ajoute :

« Quoique l’on approprie à la Divinité, qui dépasse toutes choses, les noms d’Unité et de Trinité, toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous ni d’aucun être ; mais, afin de glorifier saintement cette essence indivisible et féconde, nous désignons par les noms divins de Trinité et d’Unité ce qui est plus sublime qu’aucun nom, plus sublime qu’aucune substance ; car il n’est ni unité ni trinité ; il n’est ni nombre, ni singularité, ni fécondité ; il n’est aucune existence, ni aucune chose connue qui puisse dévoiler l’essence divine si excellemment élevée par-dessus toutes choses, dévoiler un mystère supérieur à toute raison, à toute intelligence. Et Dieu ne se nomme pas, et ne s’explique pas ; sa majesté est absolument inaccessible… De là vient que les théologiens ont préféré s’élever à Dieu par la voie des locutions négatives. » (St Denys, Des Noms divins, ch. XIII, traduction de Mgr Darboy.)

Peut-être Angèle de Foligno atteignit la pratique inférieure des théories de l’Aréopagite, peut-être arriva-t-elle à un état mystique qui correspondait aux grandeurs métaphysiques qu’entrevoyait le disciple de saint Paul. Réalisant la nuit noire sur laquelle saint Denys fixait son œil d’aigle, Angèle vit Dieu dans l’immense ténèbre, et fut faite le non-amour.

(Note du traducteur.)

Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et nécessairement dans une ténèbre, parce qu’il est situé trop haut au-dessus de l’esprit, et tout ce qui peut devenir l’objet d’une pensée est sans proportion avec lui.

Il me fut alors donné une confiance parfaite, une espérance certaine, une sécurité sans ombre et sans obscurcissement, continuelle et garantie.

Dans le bien infini, qui m’apparut, dans la ténèbre, je me recueillis tout entière, et au fond je trouvais la paix, la certitude de Dieu avec moi, je trouvai l’Emmanuel.

Souvent je vois Dieu ainsi suivant le mode ineffable et sans la plénitude absolue, qui ne peut être ni exprimée par la bouche, ni conçue par le cœur. Dans le bien certain et secret, que j’aperçois avec une immense ténèbre, est enfouie mon espérance ; en Lui je sais et je possède tout ce que je veux voir et posséder, en Lui est le tout bien. Je ne puis craindre ni son départ, ni le mien, ni aucune séparation. C’est une délectation ineffable dans le bien qui contient tout, et rien là ne peut devenir l’objet ni d’une parole ni d’une conception. Je ne vois rien, je vois tout : la certitude est puisée dans la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien excède tout ; c’est le mystère réservé. Ensuite je vois avec ténèbre que Celui qui est là, au-dessus de tout, surpasse jusqu’au bien absolu. Et tout le reste est ténèbre, et tout ce qu’on peut penser est tout petit à côté.

Faites attention. La divine puissance, sagesse et volonté, que j’ai vue ailleurs merveilleusement, paraît moindre que ceci.

Celui-ci c’est un tout ; les autres, on dirait des parties ; les autres, quoique inénarrables, donnent une joie qui rejaillit dans le corps.

Mais quand Dieu paraît dans la ténèbre, ni rire, ni ardeur, ni dévotion, ni amour, rien sur la face, rien dans le cœur, pas un tremblement, pas un mouvement. Le corps ne voit rien les yeux de l’âme sont ouverts. Le corps repose et dort, la langue coupée et immobile toutes les amitiés que Dieu m’a faites, nombreuses et inénarrables, et ses douceurs et ses dons, et ses paroles et ses actions, tout cela est petit à côté de Celui que je vois dans l’immense ténèbre et si tout me trompait, il me resterait la paix suprême, à cause de l’immense ténèbre où repose le tout bien.

A l’altitude ineffable de voir Dieu dans l’immense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je l’ai vu mille fois avec ténèbre, mais trois fois seulement dans l’obscurité suprême. Mon corps est travaillé par les infirmités ; le monde me poursuit avec ses épreuves et ses amertumes ; les démons m’affligent et me persécutent presque continuellement ; ils ont puissance sur moi. Dieu leur a permis d’affliger mon âme et mon corps, et je vois presque matériellement les assauts qu’ils me livrent.

De l’autre côté Dieu m’entraîne à lui, par le bien suprême que je vois dans la nuit noire. Dans l’immense ténèbre, je vois la Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois moi-même, debout, au centre.

Voilà l’attrait suprême, près de qui tout n’est rien, voilà l’incomparable.

Mes paroles me font l’effet d’un néant ; qu’est-ce que je dis ? mes paroles me font horreur, ô suprême obscurité ! mes paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes. Silence ! silence ! silence ! silence ! Quand j’habite dans l’ombre noire, je ne me souviens plus de l’humanité de Jésus-Christ, du Dieu-homme, ni de quoi que ce soit qui ait une forme. Je vois tout et je ne vois rien.

Sortant de l’obscurité, je recommence voir l’Homme-Dieu ; il attire mon âme avec douceur, et il dit quelquefois : Tu es moi, et je suis toi.

Je vois ses yeux ; je vois sa face miséricordieuse ; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre d’un embrassement immensément serré. Ce qui procède de ses yeux et de sa face est le bien qu’on voit dans la nuit noire. C’est la chose qui sort du fond, et l’inénarrable délectation vient avec elle. Dans l’Homme-Dieu mon âme puise la vie, elle se maintient en lui plus longtemps que dans la vision obscure. Mais l’attrait de l’immense ténèbre est incomparablement supérieur, au moins pour moi, à l’attrait de l’Homme-Dieu. J’habite désormais dans l’Homme-Dieu presque continuellement. Un jour je reçus de lui cette assurance qu’entre lui et moi il n’y a rien qui ressemble à un intermédiaire. Depuis ce moment, de son humanité sur moi la joie coule nuit et jour.

La louange chante en moi, et je dis : « Gloire à vous, Seigneur ! votre croix est en mon lit ; j’ai pour oreiller la pauvreté ; j’étends et repose mes membres dans la douleur et le mépris. C’est sur ce lit qu’il est né, qu’il a vécu, qu’il est mort. Dieu a tant aimé la société de la douleur et du mépris, qu’il l’a choisie pour son Fils, et le Fils s’est couché dans ce lit, et il s’est accordé avec le Père dans cet amour. C’est dans ce lit que je me suis reposée et que je me repose ; j’espère y mourir et être sauvée par lui. O Jésus ! la joie que j’attends de ces pieds et de ces mains est une joie inénarrable. Quand je le vois, au lieu de revenir, je voudrais approcher toujours, toujours, et ma vie est une mort. A son souvenir, je deviens muette ma langue est coupée. Quand je le quitte, le monde et tout ce que je rencontre augmente ma faim et ma soif. La longueur de l’attente fait de mon désir une peine mortelle. Dans ces visions et consolations, très souvent mon âme est ravie et enchantée par le Dieu très doux à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. »

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