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Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française

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CINQUANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
CONNAISSANCE DE DIEU ET DE SOI

Je suis une aveugle, je vais dans les ténèbres. La vérité n’est pas en moi. Suspectez, ô mes enfants, les paroles de cette pécheresse, et ne les suivez que quand elles ressemblent aux vestiges de Jésus-Christ et placent vos pieds dans l’endroit où il a mis les pieds.

Mes enfants, je ne suis plus disposée à écrire, mais à pleurer. Quand pleurerai-je enfin mes péchés et leur terrible rédemption ? Quand pleurerai-je la Passion du Fils de Dieu, du Juste, la Passion de l’Immaculé ? Mais vous m’écrivez ! Je suis obligée d’écrire pour vous répondre. Ce que je vous dis, c’est la plus récente impression de mon cœur. Sachez que rien ne vous est nécessaire, rien, excepté Dieu. Trouver Dieu, recueillir en Lui vos puissances, voilà l’unique nécessaire. Pour ce recueillement il faut couper toute habitude superflue, toute familiarité superflue avec les créatures, quelles qu’elles soient, toute connaissance superflue, toute curiosité superflue, toute opération et occupation superflues. En un mot, il faut que l’homme se sépare de tout ce qui divise. Il faut qu’essayant de pénétrer dans l’abîme de ses misères, il se recueille dans son passé, dans son présent, dans les probabilités de son avenir éternel. Que ceci soit fait tous les jours, ou du moins toutes les nuits. Puisque l’homme tourne et retourne son cœur, qu’il tâche de pénétrer dans la connaissance du Dieu des miséricordes, dans la dispensation de sa pitié suprême, réalisée par Jésus-Christ vis-à-vis de toutes nos misères ; qu’il veille sur sa mémoire, pour qu’elle garde le souvenir du bienfait infini. Se connaître ! connaître Dieu ! voilà la perfection de l’homme, et je n’ai aucun goût à rien dire ou écrire en dehors de ces deux paroles : Se connaître ! connaître Dieu ! Contempler sa prison, sa prison sans issue, et si l’homme ne trouve pas le bonheur dans cette prison, qu’il s’adresse à un autre et ne se repose pas sur son grabat !

O mes chers enfants, visions, révélations, contemplations, tout n’est rien sans la vraie connaissance de Dieu et de soi : je vous le dis en vérité, sans elle, rien ne vaut. Aussi je me demande pourquoi vous désirez mes lettres, puisque mes lettres ne peuvent rien pour votre joie, excepté si elles vous portent la vertu de mon cri : se connaître ! connaître Dieu ! Quel ennui de parler pour dire autre chose ! Silence ! silence sur tout ce qui n’est pas cela ! Oh ! priez Dieu qu’il donne cette lumière à tous mes enfants, et qu’il fixe votre demeure en elle ! Que la connaissance de Dieu vous soit nécessaire, ceci est évident ; mais comme notre fin est le royaume des cieux, auquel nous ne pouvons ni ne devons parvenir, qu’informés sur le type de l’Homme-Dieu, il est nécessaire de le connaître, Lui, sa vie, ses œuvres, et sa route vers la gloire, pour posséder son royaume par ses mérites, transformés en lui-même par la grâce de sa ressemblance.

Il est absolument nécessaire de connaître l’Homme-Dieu, sa croix, sa Passion, et la forme de vie qu’il nous a donnée. C’est là que son infinie charité et son amour inestimable ont éclaté plus visiblement que dans toute autre grâce divine. C’est pourquoi il est absolument nécessaire, sous peine d’ingratitude, de l’aimer comme il nous a aimés, d’embrasser le prochain dans cet amour, de pleurer sur la croix, sur la Passion du Bien-Aimé, et d’être transformés en la substance de son amour. La connaissance de notre rédemption, et des choses immenses que Dieu a faites pour nous, nous provoque, nous incite et nous appelle à considérer notre noblesse immense, puisque Dieu nous a aimés jusqu’à mourir. Si cette créature que je suis eût été moins noble, si ma valeur eût été moins immense, Dieu n’eût pas fait, en vue de moi, connaissance avec la mort. Cette connaissance du Dieu crucifié découvre à notre âme la nécessité du salut. Puisque le Dieu très haut, infiniment distant de la créature, infiniment satisfait dans sa plénitude, inaccessible, s’est incliné jusqu’à notre salut, ne négligeons pas cette œuvre, qu’il n’a pas négligée, et soyons, par la pénitence, les coadjuteurs de ses éternels décrets. La connaissance du Dieu crucifié entraîne un nombre infini d’autres bienfaits. Le sang qui sauve allume le feu.

Voici encore une des nécessités qui nous obligent à descendre dans l’abîme où l’on connaît le Dieu crucifié. L’homme, mes enfants, aime comme il voit. Plus nous voyons de cet Homme-Dieu crucifié, plus grandit notre amour vers la perfection, plus nous sommes transformés en Celui que nous voyons. Dans la mesure où nous sommes transformés en son amour, nous sommes transformés en sa douleur ; car notre âme voit cette douleur. Plus l’homme voit, plus il aime ; plus il voit de la Passion, plus il est transformé, par la vertu de la compassion, en la substance même de la douleur du Bien-Aimé. Plus l’homme voit de la Passion, plus il aime, plus il est transformé en Celui qu’il aime, par la vertu de la douleur. Comme il est transformé en amour, il est transformé en douleur par la vision de Dieu et de soi-même.

O perfection de la connaissance !

O Dieu ! quand l’âme plonge dans l’abîme sans fond de l’altitude divine que je blasphème si je la nomme, quand l’âme plonge dans l’abîme de son indignité, de sa vileté, de son péché, quand l’âme voit le Dieu très haut devenu l’ami, le frère, la victime du pécheur, verser pour ce misérable, dans une mort infâme, le sang précieux, plus elle plonge profondément ses regards dans le double abîme, plus profondément se réalise dans l’intime de ses entrailles le mystère de l’amour, la sacrée transformation.

Quand l’âme voit la créature à ce point remplie de défauts que sa lumière même est un aveuglement ; car elle en est tellement encombrée qu’auprès de la réalité tout ce qu’elle en voit n’est rien ; quand l’âme se voit, à la lumière que Dieu lui montre, quand elle se voit cause de la douleur inouïe que Jésus-Christ a soufferte pour elle ; quand elle aperçoit cette immensité plus qu’excellente, s’inclinant vers cette vile créature, naissant et mourant pour elle dans l’ineffable crucifiement ; quand l’âme entre dans cette connaissance, elle se transforme en douleur, et plus profonde est la connaissance, plus profonde est la douleur. Si pendant sa vie un homme cherche à en satisfaire un autre, au moment de la mort il redouble de sollicitude.

Mais le Roi des rois, bien qu’une douleur immense et continue l’eût d’avance étendu sur la croix depuis sa conception, au lieu d’un lit de pourpre et d’un tapis doré, quand vint l’heure de sa mort il se trouva en face de cette croix si vile, si abominable qu’il ne put être soutenu et attaché à elle que par le moyen des clous qui le perçaient ; il fallut les clous des pieds et les clous des mains pour le retenir, autrement il tombait. Au lieu de serviteurs empressés, il eut les satellites du diable, s’ingéniant à rendre le supplice plus cruel, et aidant la torture à pénétrer plus profondément dans l’intime des entrailles ; et ils lui refusèrent la goutte d’eau qu’il demandait, et qu’il demandait en criant.

Oh ! mon Dieu, quand l’âme voit ces choses, quand elle s’abîme dans la contemplation de sa misère, quand elle se connaît telle qu’elle est, elle qui s’est précipitée dans la misère infinie, qui a mérité des supplices éternels, qui est devenue la risée de Dieu, des anges, des démons et de toute créature ; quand elle voit le Dieu très haut, le Seigneur Jésus-Christ, Celui qui possède tout, ayant envahi la pauvreté, pour relever l’homme de cet opprobre ! Lui qui trouve dans son essence toutes délices et toute béatitude, quand elle le voit plongé dans la douleur, pour nous arracher à l’éternel tourment, satisfaire et porter pour nous ! Lui Dieu, au-dessus de la louange, à qui seul appartient la gloire, dans l’obéissance, dans l’humiliation, dans tous les mépris, dans tous les opprobres ; quand il apparaît revêtu de honte, pour nous communiquer la gloire ; quand l’âme entre dans cette vue, elle est transformée en douleur, et sa transformation n’a pour mesure que la profondeur de sa contemplation.

Oui, oui, encore et toujours, plus profondément l’âme connaît cette altitude divine, cette bonté infinie, prouvée par des faits, et ce vide humain, cette ingratitude, cette vileté de la créature, plus profondément elle est blessée d’amour et de douleur, plus absolument elle est transformée en Lui. Voilà toute la perfection : se connaître ! connaître Dieu ! Nécessité suprême qui domine toute nécessité ! Etre éternellement penchée sur le double abîme, voilà mon secret ! O mon fils, je t’en supplie de tout mon cœur, ne lève pas les yeux ; tiens-les fixés sur la Passion, parce que cette vue, si tu lui es fidèle, allume dans l’âme lumière et feu !

Si tes yeux s’égarent essaie de les tenir et de les fixer là. Je t’en prie, je t’en supplie ! Quand ton âme n’est pas levée à la contemplation de l’Homme-Dieu crucifié, recommence, et rumine intérieurement les voies de la croix. Si ceci est encore trop fort pour toi, prononce au moins des lèvres les paroles qui représentent la Passion ; parce que l’habitude des lèvres finira par devenir une habitude du cœur : il prendra feu à son tour. Sa vue, mon fils, sa vue ! Si l’homme voyait la Passion de l’Homme-Dieu par une parfaite contemplation, s’il embrassait d’un regard profond sa pauvreté, ses opprobres, ses douleurs, l’anéantissement qu’il a subi pour nous ; si, par la vertu de la grâce, il voyait ces choses telles qu’elles sont, il suivrait Jésus-Christ par la pauvreté, par une continuelle compassion, par la route du mépris : il se compterait pour rien, j’en suis certaine. Quant à la grâce divine, tout le monde peut l’avoir et la trouver ; et l’homme est sans excuse ; car Dieu, dans sa munificence, la donne généreusement à qui la veut et la cherche.

Je désire, mon fils, que ton cœur soit vide de tout ce qui n’est pas le Dieu éternel, sa connaissance et son amour, et que ton esprit n’essaie pas de se remplir de ce qui n’est pas Lui. Si la chose est trop haute pour toi, possède au moins et garde la connaissance du Dieu crucifié ; si cette seconde vue t’est retirée comme la première, refuse le repos, mon fils, jusqu’à ce que tu aies retrouvé et reconquis l’un ou l’autre de ces deux rassasiements. Ecoute encore, mon fils, crois fermement ce que je vais te dire.

Celui qui cherche la route et l’approche de Dieu, celui qui veut jouir de Dieu dans ce monde et dans l’autre, que celui-là connaisse Dieu en vérité, non pas par le dehors et superficiellement, qu’il ne s’arrête pas aux paroles dites ou écrites, ou aux analogies tirées des créatures. Cette façon de connaître, qui est en rapport avec la parole humaine, est une connaissance sans profondeur. Il faut connaître Dieu en vérité par une intelligence profonde de sa valeur absolue, de sa beauté absolue, de son absolue hauteur et douceur, et vertu, bonté, libéralité, miséricorde et tendresse ; il faut le connaître comme étant le souverain Bien, dans l’absolu. L’homme sage et l’homme vulgaire connaissent tous deux, mais bien différemment. Celui qui possède la sagesse connaît la chose dans son fond et dans sa réalité, l’autre, dans son apparence. L’homme vulgaire, qui trouve une pierre précieuse, l’apprécie et la désire pour son éclat et pour sa beauté, sans voir plus loin ; le sage l’aime et la désire, parce qu’au delà de son éclat et de sa beauté il voit sa valeur vraie et sa vertu cachée. Ainsi l’âme qui a la sagesse ne se soucie pas de connaître Dieu par la considération superficielle des apparences. Elle veut le connaître en vérité ; elle veut expérimenter ce qu’il vaut, sentir le goût de sa bonté ; il n’est pas pour elle seulement un bien, mais le souverain Bien. Pour cette bonté immense, en le connaissant elle l’aime, en l’aimant elle le désire. Et le souverain Bien se donne à elle, et l’âme le sent : elle goûte sa douceur et jouit de sa délectation ; et l’âme participe au souverain Bien. Blessée du souverain Amour, blessée et brûlante, elle désire tenir Dieu ; elle l’embrasse, elle le serre contre elle et se serre contre lui ; et Dieu l’attire avec l’immense douceur, et la vertu de l’amour les transforme l’un dans l’autre, l’aimant et l’aimé, l’aimé et l’aimant. L’âme embrasée par la vertu de l’amour se transforme en Dieu, son amour. Comme le fer embrasé reçoit en lui la chaleur, et la vertu, la puissance et la forme du feu, et devient semblable au feu, et se donne tout entier au feu, et s’arrache à ses propres qualités, donnant asile au feu dans l’intime de sa substance ; ainsi l’âme, unie à Dieu par la grâce parfaite de l’amour, se transforme en Dieu sans changer sa substance propre, mais par la vertu du mouvement qui transporte en Dieu sa vie divinisée. Connaissance de Dieu ! O joie des joies, Seigneur ! c’est elle qui précède, l’amour vient après, l’amour transformateur ! Qui connaît dans la vérité, celui-là aime dans le feu.

Or, cette connaissance profonde, l’âme ne peut l’avoir ni par elle-même, ni par l’Ecriture, ni par la science, ni par aucune créature ; ces choses extérieures peuvent disposer l’âme à la connaissance ; mais la lumière divine et la grâce de Dieu peuvent seules l’y introduire. Pour obtenir de Dieu, souverain bien, souveraine lumière et souverain amour, cette connaissance, je ne connais pas de voie plus sûre et plus courte qu’une prière pure, continuelle, humble et violente ; une prière qui ne sorte pas seulement des lèvres, mais de l’esprit et du cœur, et de toutes les puissances de l’âme, et de tous les sens du corps ; une prière pleine d’immenses désirs, qui supplie et qui se précipite sur son objet.

Que l’âme qui veut découvrir la Pierre précieuse et connaître en vérité et voir la Lumière, prie, médite et lise continuellement le livre de vie, qui est la vie mortelle de Jésus-Christ. Notre Père, le Dieu très haut, enseigne et montre à l’âme la forme, le mode et la voie de la connaissance, cette voie qui est l’amour ; et cet exemplaire, ce modèle, ce type, c’est dans le Fils que le Père le montre.

C’est pourquoi, mes chers enfants, si vous désirez la lumière de la grâce, si vous voulez arracher votre cœur aux soucis, mettre des freins aux funestes tentations, et devenir parfaits dans la voie de Dieu, fuyez sans paresse à l’ombre de la croix de Jésus-Christ. En vérité, il n’est pas d’autre voie ouverte aux fils de Dieu : il n’est pas d’autre moyen pour le trouver et le garder que la vie et la mort de Jésus-Christ crucifié : c’est ce que j’appelle le livre de vie. La lecture n’est permise qu’à l’oraison continuelle, laquelle illumine l’âme, l’élève et la transforme. L’âme illuminée par la lumière de l’oraison voit clairement la voie du Christ préparée et foulée par les pieds du Crucifié. Quand elle court dans cette voie, l’âme se sent non seulement délivrée du poids que pèsent le monde et ses soucis accablants, mais élevée vers la délectation et la douceur divine. Consumée et brûlée par l’incendie que Dieu allume, elle est changée en lui-même : l’oraison assidue trouve tout dans la vue de la croix.

Fuis vers cette croix, mon fils, et mendie la lumière au Crucifié qu’elle soutient. Va lui demander de te connaître, afin de puiser dans ton abîme la force de t’élever jusqu’à sa joie divine. Au pied de sa croix, tu t’apparaîtras incompréhensible, quand tu verras quel misérable Dieu a racheté et adopté pour fils. Ne sois pas ingrat ; fais toujours, toujours la volonté d’un tel Père. Si les enfants légitimes de Dieu ne font pas sa volonté, que feront les adultérins ? J’appelle adultérins ceux qui, loin de la maison paternelle, s’égarent dans la concupiscence. J’appelle enfants légitimes ceux qui, dans la pauvreté, la douleur et l’opprobre, cherchent la ressemblance du Crucifié. Ces trois choses, mon fils, sont le fondement et le sommet de la perfection. Ce sont elles qui éclairent l’âme, l’achèvent et la préparent à la transformation divine. Connaître Dieu, se connaître, ici toute immensité, toute perfection, et le bien absolu ; là, rien ; savoir cela, voilà la fin de l’homme. Mais cette manifestation n’est faite qu’aux enfants légitimes de Dieu, aux fils de la prière, aux ardents lecteurs du livre de vie. C’est devant leurs yeux que le Seigneur étale les caractères sacrés du livre. C’est là que sont écrites toutes les choses que le désir cherche ; c’est là qu’on boit la science qui n’enfle pas, toute vérité nécessaire à soi et aux autres. Si tu veux la Lumière supérieure à toute lumière, lis dans le livre ; si tu ne lis pas légèrement, comme quelqu’un qui court, tu trouveras, pour toi et pour tout homme, ce qu’il faut. Et si tu prends feu dans cette fournaise, tu recevras toute tribulation comme une consolation dont tu n’étais pas digne. Je vais dire quelque chose de plus fort. Si la prospérité et la louange viennent à toi, attirées par les dons de Dieu, tu ne seras ni enflé, ni exalté : car dans le livre de vie tu verras en vérité que la gloire n’est pas à toi.

Un des signes, mon fils, qui montrent à l’homme la grâce de Dieu présente à lui, c’est, en face de la gloire, le don d’inventer un abîme pour s’humilier de plus bas.

Avant tout, mon fils, sache cela : le double abîme et le livre de vie.

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