Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE
LA JUSTICE
Un jour, j’étais en oraison ; je fis des questions, non pas pour sortir d’un doute, mais parce que je brûlais d’en savoir plus sur Dieu, et je lui dis :
« Pourquoi avez-vous créé l’homme ? Pour quoi avez-vous permis sa chute ? Pourquoi la passion de votre Fils, quand vous aviez, pour nous racheter, tant d’instruments dans les mains ? » Je sentais jusqu’à l’évidence qu’en effet Dieu pouvait nous vivifier et nous sauver autrement. Je me sentais poussée et forcée à faire des questions. J’aurais voulu dans ce moment me fixer dans la prière pure et simple ; mais Dieu me contraignit à l’interroger. Je restai plusieurs jours ainsi, toujours interrogeant, et cependant la question ne venait pas du doute. Je comprenais que Dieu avait choisi la voie la plus appropriée à sa bonté et à nos besoins mais cela ne suffisait pas, car je voyais clairement qu’il eût pu agir d’une tout autre manière.
Il vint un moment où je fus ravie en esprit ; je vis alors que le mystère de ses voies est un mystère sans commencement ni fin. Ravie dans l’immense ténèbre, mon âme voulut rétrograder vers elle-même. Impossible ! Elle voulut aller plus avant. Impossible ! Puis, enlevée plus haut, elle aperçut la puissance inénarrable, puis la justice de Dieu, sa volonté, sa bonté, et je découvris au fond d’elles les choses que j’avais cherchées. Tout à coup mon âme fut arrachée à l’immense ténèbre. Pendant qu’elle y avait été abîmée, mon corps était étendu à terre mais quand vint la lumière, je me relevai vivement, me tenant sur l’extrémité de mes doigts de pied. L’agilité de mon corps était inouïe, et je crus sentir que j’étais créée pour la seconde fois. Je plongeai mon regard avec une joie immense dans la volonté de Dieu, dans sa puissance, dans sa justice, et au delà de mes espérances, je buvais avec transport l’intelligence des mystères ; mais leur manifestation est interdite aux paroles, parce qu’ils dépassent la nature.
Je savais bien que Dieu pouvait nous sauver autrement ; mais je n’avais jamais compris comment le mode de rédemption qu’il a choisi constitue de lui à nous la plus haute manifestation de sa bonté, et l’union la plus intime, celle qui se fait par la bouche, l’union eucharistique.
Ce jour-là j’arrivai à une telle connaissance de la justice de Dieu et de la rectitude de ses jugements, à une telle satisfaction, à une telle tranquillité, que dans aucune hypothèse, je n’éprouverais ni douleur, ni négligence, ni relâchement dans la prière. Cette vision m’a laissé dans l’âme une paix, un repos, une tranquillité sans exemple, une tranquillité éternelle. Mais je n’ai pas tout dit.
Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon qu’elle est le tout bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus l’amour et contemplait l’inénarrable. J’étais sortie de ma première vision, j’étais entrée dans l’inénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je l’ignore pleinement. Tous les états que j’avais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. J’aime tous les biens et tous les maux, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt pour moi l’harmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis : Par votre justice, délivrez-moi, Seigneur ; par vos jugements, délivrez-moi, Seigneur ; j’ai la même confiance et la même délectation que quand je dis : Par votre avènement, délivrez-moi, Seigneur ; par votre Nativité, délivrez-moi, Seigneur ; par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur. Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fut montré qu’une fois ; le souvenir et la joie qu’il m’a laissés sont éternels. Si, par un malheur impossible, toutes les vérités de la foi m’abandonnaient, il me resterait, dans mon naufrage, une certitude de Dieu, et de ses jugements, et de la justice de ses jugements.
Mais, ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! toute créature sert au salut des prédestinés : C’est pourquoi l’âme, qui, descendue dans l’abîme, a jeté un coup d’œil sur les justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures comme les servantes de sa gloire.