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Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française

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PRÉFACE

De loin toutes les étoiles se ressemblent. Nos yeux sont si faibles, que ces mondes, cachés par la distance, sont pour nous des points d’or, qui, dans les nuits d’été, tremblent dans l’azur noir du même tremblement. Mais, s’il était permis d’approcher, s’il était possible de regarder, nous apercevrions avec des admirations inconnues des différences inconnues. Nous verrions que la distance qui sépare les soleils établit entre eux des rapports et des contrastes singuliers. Nous verrions que la main du Créateur a semé dans ses champs des graines différentes, que ses pieds n’ont pas laissé partout la même trace dans la poussière que sa voix faisait sortir du néant.

De loin tous les élus se ressemblent, et l’opinion vulgaire croit pouvoir les confondre dans une même indifférence. L’ignorance, qui affirme toujours, croit, que la vie des élus est une chose monotone, que, pour être élu, il faut être coulé dans un certain moule, et que ce moule, toujours le même, promet l’uniformité aux figures qu’il confectionne.

Or rien n’est plus faux.

Le monde des élus est un univers ; plus grand que l’univers matériel, mais composé, comme celui-ci, d’unité, et de variété. Pour nommer l’univers, il faut nommer ces deux éléments.

Les élus sont tous élus ; mais chacun a sa vertu propre. Jésus-Christ, qui est leur unité, leur paix, leur type universel marque sur eux, comme un sceau royal, l’unité sacrée de l’Esprit. Mais se souvenant d’avoir fait les violettes, les lis et les roses différemment capables de s’assimiler les rayons du même soleil, il a laissé à chacun sa marque, son caractère, sa forme et son nom. Il n’y a pas dans le monde deux feuilles d’arbre qui soient semblables exactement. Toutes les pierres de l’éternel temple sont les pierres de la Jérusalem qui ne finira pas ; mais pas une d’entre elles n’est taillée comme sa voisine.

Si sainte Gertrude fut, dit Oler, la sainte de l’humanité de Jésus-Christ et sainte Catherine de Gênes la sainte de sa divinité, il semble que la bienheureuse Angèle de Foligno réunit ces deux genres de contemplation, de lumière et d’adoration. Il semble qu’elle pénétra dans les abîmes de la hauteur, comme dans ceux de la profondeur. Le double abîme, dont elle parle quelquefois, nommant sans s’en apercevoir un des douze apôtres, Thomas Didyme[1], le double abîme fut la demeure où elle passa sa vie terrestre. Ce fut son palais, son temple, sa résidence royale. Quand elle interroge la profondeur, la Passion de Jésus-Christ lui dit des secrets redoutables. Elle plonge dans ses douleurs humaines, et même dans ses douleurs physiques, un regard effrayé et effrayant. Elle voit comme elle aime, c’est pourquoi elle voit jusqu’à la forme des clous ; elle mesure la douleur au nombre de leurs facettes. Elle calcule les aggravations de cette douleur d’après les détails qu’elle a découverts.

[1] Thomas Didyme en hébreu signifie double abîme.

Parmi ces récits de la Passion, il y a des choses terribles, auxquelles on oublie de penser. La vie de l’homme, qui d’ailleurs est beaucoup trop courte pour jeter la sonde dans les abîmes, se passe en outre à autre chose. Angèle a eu avec les tortures physiques de la Passion de redoutables familiarités, qui ont permis à ses yeux dévorants de suivre la chair de Jésus, la chair des pieds et des mains dans l’intérieur du bois où les clous les enfonçaient. Elle assiste à la tension atroce des bras, des jambes et des nerfs. Elle raconte comme si elle avait vu, comme si elle avait vu ce que ne voyaient pas même les bourreaux.

L’amour est plus perçant que la haine. Il entend ce qu’on dit. Il entend ce qu’on ne dit pas. Il entend le silence, lit ce qui n’est pas écrit, et devine ce qu’il faut deviner pour grandir. Il s’augmente de ses découvertes, s’enrichit de ses trésors, et se plaint ensuite de sa pauvreté, pour arracher de nouveaux secrets.

Quand elle interroge l’abîme de la hauteur, sa parole n’est qu’un cri d’impuissance, une lamentation éternelle ; elle pleure sur la limite qui l’arrête dans son vol au moment du départ. Son éloquence consiste à se plaindre, de ne pouvoir dire ce qu’elle sent, et cette plainte, à chaque instant répétée, n’est jamais monotone, parce qu’elle est toujours vraie.

Heurtant dans son vol les secrets ineffables, les mystères non révélés, elle a l’air d’un aigle qui, ayant pris son élan du haut de la montagne où la neige est éternelle, arrive aux régions où il n’y a plus, même pour lui, d’air respirable. Ses pensées lui font défaut. Elle redescend, se débat contre les paroles qui manquent à leur tour, engage contre elles une lutte corps à corps, où elle est à la fois vaincue et victorieuse, et alors elle a l’air d’un aigle qui, les serrant et les secouant dans ses griffes, car il se souvient de la montagne et du désert, ébranle les barreaux de sa cage…

Au vingt-septième chapitre, plusieurs âmes qui manquent de paroles trouveront peut-être du pain pour elles. Il y a là des abîmes entrevus, de magnifiques tentatives pour dire l’Ineffable, suivies d’un repentir plus magnifique qu’elles-mêmes ; le pardon qu’Angèle demande pour ses blasphèmes, après avoir balbutié les choses du ravissement, déchire l’horizon, comme l’éclair dans la nuit noire. Les abîmes s’ouvrent derrière les abîmes ; l’intelligence humaine apparaît courte et brève, et l’âme se rassure dans sa soif. Car Dieu se déclare infini, et les trésors de l’éternité ne s’épuiseront pas.

Le P. Faber parle de cette vie intime de Dieu, cette vie qu’il appelle inimaginable, où fonctionnent les attributs qui n’ont pas de nom ici bas. Au-delà, dit-il, de ce qui est probable, Dieu vit sa vie de gloire. C’est l’infinie réunion des choses ignorées.

Si les mystères que nous connaissons, dit-il quelque part, sont déjà si redoutables, que devons-nous penser de ces mystères, plus grands encore, dont la moindre pensée n’a jamais été donnée à l’homme ?

C’est de cette autorité sublime, que jaillissaient les foudres dont les reflets lointains, éblouissant le cœur d’Angèle, jetaient son corps à terre sans mouvement dans sa chambre. Heurtant dans son vol superbe les mystères non révélés, vivant dans la redoutable familiarité de l’ombre, elle en jouissait sans les connaître. Foudroyée à chaque instant par quelque joie terrible, c’est toujours, dit-elle, pour la première fois ; car le dernier éclair éclipse tous les autres. Toutes les lumières sont des ombres auprès de la dernière lumière. Les trésors où fouille son regard sont inépuisables à jamais, et l’éternité promet à sa joie toujours renouvelée des fraîcheurs qui ne finiront pas. Quand après avoir entassé les montagnes de bonheur dont les élus ont joui sur les montagnes de bonheur dont tous les hommes auraient joui, si toutes les joies fausses étaient changées en joies vraies, et duraient, sans interruption, jusqu’à la fin du monde, elle fouille de tous les côtés, avec l’inquiétude de l’impuissance, pour atteindre, s’il était possible, l’exagération, et quand, après avoir additionné toutes les joies connues et inconnues, elle se déclare prête à les abandonner toutes, s’il fallait choisir entre elles et une seconde de la gloire ineffable pour laquelle il n’y a pas de mot, cette gloire qui est sa gloire à elle, son éblouissement et son foudroiement, quand elle frappe l’air de ses lèvres comme pour lui arracher des sons qu’il ne contient pas, ce qu’il faut admirer le plus dans sa parole, c’est le silence, qui est au delà.

Au soixante et unième chapitre, creusant la Passion, comme si elle interrogeait la profondeur pour lui arracher cette raison inconnue d’adorer qui se dérobe dans la hauteur, elle compte un à un les instruments de la Passion, et comme les récits ne disent pas tout, comme l’Evangile est très sobre, comme les détails connus augmentent sa soif au lieu de l’apaiser, elle aborde face à face la croix du Christ, dans le secret de l’oraison. Là, comme dans un champ clos, seul à seul, dans le secret de la vision elle demande à chaque épine de la croix comment coulait le sang du front du Fils de l’Homme. Interrogeant chaque instrument de torture sur la nature des supplices, devinant par la divination de l’amour, derrière les tortures connues, plusieurs tortures inconnues, appelant successivement à son secours la parole et le silence, elle raconte quelques-unes des compassions qui accompagnèrent la Passion, compassion de Jésus pour lui-même, pour ses disciples, pour sa mère, pour son père. Les inventions de l’amour, qui est le plus grand des inventeurs, conduisent Angèle, si on ose ainsi parler, dans l’intérieur des plaies de Jésus ; avec l’audace de l’adoration elle regarde fixement, et son œil ne se trouble pas. Car l’amour est plus fort que la mort, et s’il connaît les tremblements du désir, il ignore ceux de la peur.

Le P. Faber remarque que les douleurs de la Vierge furent augmentées par la puissance qu’elle avait de les regarder en face sans distraction, au lieu de les fuir, comme font les autres créatures, secourues par leur faiblesse.

Angèle de Foligno voit l’ineffable douleur de Jésus, qui lui fut accordée et dispensée, avec la lumière divine, par la main de Dieu. Cette lumière, par laquelle il voyait lui-même ce qu’il était en lui-même, ce que le péché avait fait de lui, cette lumière terrible par laquelle il voyait dans toute leur horreur sa mort et le crime de sa mort, et le péché et le Calvaire, cette lumière qui transforma, dit-elle, Jésus-Christ en douleur, et en douleur ineffable, semble avoir révélé à la contemplatrice quelque chose de ce qu’elle révéla à l’âme humaine de Jésus. Et, dans la soif qui la dévore, d’autant plus altérée de science et d’amour qu’elle en a bu davantage, tour à tour interrogeant toutes les créatures sur la Passion de leur Dieu crucifié, et tour à tour les défiant de la lui raconter telle qu’elle la voit, elle lance ce cri sublime :

« Si quelqu’un me la racontait, je lui dirais : C’est toi, c’est toi qui l’as soufferte. » Et dans la sécurité de ses transports, si un ange lui prédisait la mort de son amour, elle répondrait : « C’est toi qui es tombé du ciel. »

Saint Denys l’Aréopagite, ayant éprouvé les insuffisances de la parole et de la lumière, s’adresse à l’obscurité pour adorer, au fond d’elle, le Dieu inconnu : Obscurité très lumineuse, dit-il, obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue, ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés[2].

[2] Saint Denys l’Aréopagite, Traité de la Théologie mystique, traduction de Mgr Darboy, p. 466.

Ceux qui sont familiers avec les grands docteurs de la théologie mystique, avec saint Denys l’Aréopagite, avec saint Jean de la Croix, etc., reconnaîtront dans Angèle de Foligno la pratique ardente et pure des sublimes théories qui ont illustré la haute science.

La parole manque toujours à Angèle et toujours de plus en plus, parce que la gloire qu’elle contemple recule en s’élevant toujours et toujours de plus en plus. La parole est un blasphème à ses yeux, parce qu’au delà des choses que cette parole détermine, son œil contemple celles qu’elle ne peut pas déterminer.

Cela ressemble un peu à ces traînées aperçues dans les nuits d’été qui se déterminent en nébuleuses, quand les télescopes se perfectionnent.

Puis au-dessus apparaît une autre traînée de lumière vague, qui va devenir un nouvel amas d’étoiles au prochain perfectionnement du télescope.

Après chaque explosion de lumière et d’amour, Angèle demande pardon. Le sentiment qu’elle a de Dieu fait que son adoration est un blasphème aux yeux de son âme.

Le ciel est une figure, superbe quoique limitée, immense quoique finie. Comme la pécheresse du désert, il étale une chevelure d’or.

On dirait que la lumière ne se trouvant pas assez pure pour subsister devant la face de Dieu, voudrait essuyer avec ses cheveux les pieds du trône, et porter plus haut que les regards le repentir des soleils.

La traduction est toujours une œuvre difficile. La traduction d’une chose intime est une œuvre très difficile. Quand il s’agit d’une oraison funèbre, d’un discours d’apparat, on peut, jusqu’à un certain point, remplacer les périodes latines par des périodes françaises. Mais quand il s’agit de pénétrer dans les abîmes de l’âme, quand il s’agit de lutter avec l’intimité des forces inférieures, quand ce sont, non pas seulement des paroles, mais des cris qu’il faut rendre, des cris, des silences et des sanglots, la tâche devient redoutable : l’exactitude est la loi de la traduction. Mais il y a deux sortes d’exactitudes : l’exactitude selon la lettre, qui rend les mots les uns après les autres ; l’exactitude selon l’esprit, qui infuse le sang de l’auteur d’une langue dans une autre. Sans négliger la première de ces deux exactitudes, j’ai essayé surtout de m’attacher à la seconde. J’ai essayé de faire vivre en français le livre qui vivait en latin. J’ai essayé de faire crier en français l’âme qui criait en latin. J’ai essayé de traduire les larmes.

Le frère Arnaud, qui écrivait sous la dictée d’Angèle, a mis en tête de son livre les deux prologues qu’on va lire. J’ai essayé de conserver aussi à cet excellent homme les caractères qui le distinguent, son profond respect et son admirable sincérité.

La vie d’Angèle est un drame où la vie spirituelle se déclare comme une réalité visible. La vérité secrète devient quelque chose de tangible et de palpable. Il n’est plus possible de la prendre pour un rêve ; elle est un drame plein de sang et de feu. En revanche, la vie extérieure des hommes menteurs, la vie sans lumière, sans vérité, la vie loin de l’Esprit, apparaît comme une ombre, comme une figure, comme un fantôme et comme un cauchemar.

L’affinité des choses intimes et des choses sublimes est la lumière qui éclaire ce drame, où la hauteur et la profondeur se donnent le baiser de la paix.

Ce drame a pour théâtre l’Ineffable. C’est un éclair qui déchire une nuée. Le langage d’Angèle est une lutte corps à corps avec les choses qui ne peuvent pas se dire. Dans l’atmosphère où elle est introduite, comme un profane épouvanté par le voisinage du sanctuaire, le vocabulaire des hommes recule silencieusement. Captive dans la parole humaine, Angèle fait comme Samson. Manué en hébreu veut dire repos. Comme Samson, fils de Manué, Angèle fille de l’Extase, prend sur ses épaules les portes de sa prison, et les emporte sur la Hauteur.

— Vous qui lirez ce livre, ne portez pas sur lui le regard froid de la curiosité. Souvenez-vous des réalités glorieuses, souvenez-vous des réalités terribles, et priez le Dieu d’Angèle pour le traducteur de son livre.

Ernest HELLO

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