Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
ANGÈLE DE FOLIGNO
Moi, dit Angèle de Foligno, entrant dans la voie de la pénitence, je fis dix-huit pas avant de connaître l’imperfection de la vie.
PREMIER PAS
ANGÈLE PREND CONNAISSANCE DE SES PÉCHÉS
Je regardai pour la première fois mes péchés, j’en acquis la connaissance ; mon âme entra en crainte ; elle trembla à cause de sa damnation, et je pleurai, je pleurai beaucoup.
DEUXIÈME PAS
LA CONFESSION
Puis je rougis pour la première fois, et telle fut ma honte, que je reculais devant l’aveu. Je ne me confessai pas, je n’osais pas avouer, et j’allai à la sainte table, et ce fut avec mes péchés que je reçus le corps de Jésus-Christ. C’est pourquoi ni jour ni nuit ma conscience ne cessait de gronder. Je priai saint François de me faire trouver le confesseur qu’il me fallait, quelqu’un qui pût comprendre et à qui je pusse parler. La même nuit, le vieillard m’apparut. « Ma sœur, dit-il, si tu m’avais appelé plus tôt, je t’aurais exaucée plus tôt. Ce que tu demandes est fait. »
Le matin, je trouvai dans l’église de Saint Félicien un frère qui prêchait.
Après le sermon, je résolus de me confesser à lui. Je me confessai pleinement ; je reçus l’absolution. Je ne sentis pas d’amour ; l’amertume seulement, la honte et la douleur.
TROISIÈME PAS
LA SATISFACTION
Je persévérai dans la pénitence qui me fut imposée ; j’essayai de satisfaire la justice, vide de consolation, pleine de douleur.
QUATRIÈME PAS
CONSIDÉRATION DE LA MISÉRICORDE
Je jetai un premier regard sur la divine miséricorde ; je fis connaissance avec celle qui m’avait retirée de l’enfer, avec celle qui m’avait fait la grâce que je raconte. Je reçus sa première illumination ; la douleur et les pleurs redoublèrent. Je me livrai à une pénitence sévère ; mais je ne veux pas dire laquelle.
CINQUIÈME PAS
CONNAISSANCE PROFONDE D’ELLE-MÊME
Ainsi éclairée, je n’aperçus en moi que des défauts, je vis avec une certitude pleine que j’avais mérité l’enfer ; je gémissais dans l’amertume, et je prononçai ma condamnation.
Comprenez que tous ces pas ne se suivirent pas sans intervalle. Ayez donc pitié d’une pauvre âme, qui se meut si lourdement, qui traîne vers Dieu son grand poids, sa grande lourdeur, et qui a fait à peine un petit mouvement. Je me souviens qu’à chaque pas je m’arrêtais pour pleurer, et je ne recevais pas d’autre consolation que celle-ci, le pouvoir de pleurer ; c’était la seule, celle-là était amère.
SIXIÈME PAS
ELLE SE RECONNAIT COUPABLE ENVERS TOUTES
LES CRÉATURES
Une illumination me donna la vue de mes péchés dans la profondeur. Ici je compris qu’en offensant le Créateur, j’avais offensé toutes les créatures, qui toutes étaient faites pour moi. Tous mes péchés me revenaient profondément à la mémoire, et dans la confession que je faisais à Dieu, je les pesais très profondément. Par la sainte Vierge et par tous les saints j’invoquais la miséricorde de Dieu, et me sentant morte, je demandais à genoux la vie. Et je suppliais toutes les créatures que je sentais avoir offensées, de ne pas prendre la parole pour m’accuser devant Dieu. Tout à coup je crus sentir sur moi la pitié de toutes les créatures, et la pitié de tous les saints. Et je reçus alors un don : c’était un grand feu d’amour, et la puissance de prier comme jamais je n’avais prié.
SEPTIÈME PAS
VUE DE LA CROIX
Ici je reçus la grâce spéciale du regard sur la croix sur laquelle je contemplais avec l’œil du cœur et celui du corps, Jésus-Christ mort pour nous. Mais cette vision était insipide, quoique très douloureuse.
HUITIÈME PAS
CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST
Je reçus, avec le regard sur la croix, une plus profonde connaissance de la façon dont Jésus-Christ était mort pour nos péchés. J’eus de mes propres péchés un sentiment très cruel, et je m’aperçus que l’auteur du crucifiement c’était moi. Mais l’immensité du bienfait de la croix, je ne m’en doutais pas encore. Mon salut, ma conversion, sa mort, je ne pénétrais pas dans le comment de ces choses. La profondeur de l’intelligence me fut donnée plus tard. Dans le regard que je raconte il n’y avait que du feu, feu d’amour et de regret, feu tel, que, debout au pied de la croix, je me dépouillai de toutes choses par la volonté et m’offris tout entière, et avec tremblement, je fis vœu de chasteté, et accusant mes membres, l’un après l’autre, je promis de les garder sans tache désormais. Et je priais qu’il me gardât fidèle à cette chasteté : d’une part je tremblais de faire cette promesse ; de l’autre le feu me l’arrachait, et il me fut impossible de résister.
NEUVIÈME PAS
LA VOIE DE LA CROIX
Ici le désir me fut donné de connaître la voie de la croix, afin de savoir me tenir debout à ses pieds, et trouver le refuge, l’universel refuge des pécheurs. La lumière vint, et voici comment me fut montrée la voie. Si tu veux aller à la croix, me dit l’Esprit, dépouille-toi de toutes choses, car il faut être légère et libre. Il fallut pardonner toute offense, me dépouiller de toute chose terrestre, hommes ou femmes, amis, parents et toute créature ; et de la possession de moi, et enfin de moi-même, et donner mon cœur à Jésus-Christ, de qui je tenais tout bien, et marcher par la voie épineuse, la voie de la tribulation. Je me défis pour la première fois de mes meilleurs vêtements et des aliments les plus délicats, et des coiffures les plus recherchées. Je sentis beaucoup de peine, beaucoup de honte, peu d’amour divin. J’étais encore avec mon mari, c’est pourquoi toute injure qui m’était dite ou faite avait un goût amer. Cependant je la portais comme je pouvais. Ce fut alors que Dieu voulut m’enlever ma mère, qui m’était, pour aller à lui, d’un grand empêchement. Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort me fut une grande consolation[3]. Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion ; mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur.
[3] Il est bien entendu que ces sentiments exceptionnels tiennent à la voie exceptionnelle par où était conduite Angèle de Foligno. Les dernières lignes, du reste, ne laissent aucun doute à cet égard.
(Note du traducteur.)
DIXIÈME PAS
LARMES
Je demandai à Dieu la chose la plus agréable ses yeux. Alors, dans sa pitié, il m’apparut plusieurs fois dans le sommeil, ou dans la veille, crucifié. « Regarde, disait-il, regarde vers mes plaies. » Et par un procédé étonnant il me montrait comment il avait tout souffert pour moi. Ceci se renouvela plusieurs fois. Il me montrait chaque souffrance l’une après l’autre, en détail, et me disait : « Que peux-tu faire pour moi qui me récompense ? » Il m’apparaît plusieurs fois dans le jour. Les visions du jour étaient plus apaisées que celles de la nuit ; toutes avaient l’aspect de la plus horrible douleur. Il me montrait les tortures de sa tête, les poils de sourcils, les poils de barbe arrachés ! Il comptait les coups de la flagellation, me montrait en détail à quelle place chacun d’eux avait porté, et me disait : « C’est pour toi, pour toi, pour toi. » Alors tous mes péchés m’étant présentés à la mémoire, je compris que l’auteur de la flagellation, c’était moi. Je compris quelle devait être ma douleur. Je sentis celle que jamais je n’avais sentie. Il continuait toujours, étalant sa Passion devant moi, et disant : « Que peux-tu faire qui me récompense ? » Je pleurai, je pleurai, je pleurai, je sanglotai à ce point que je vis mes larmes brûler ma chair ; quand je vis que je brûlais, j’allai chercher de l’eau froide.