Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
VINGT-NEUVIÈME CHAPITRE
L’ONCTION
Une autre fois, j’étais en oraison. J’entendis des paroles de paix : « O ma fille chérie, disait la voix, je t’aime beaucoup plus que tu ne m’aimes ; ô mon temple choisi, le cœur du Dieu tout-puissant est appliqué sur ton cœur. »
Un sentiment inconnu et inexprimablement délicieux coula dans tous mes membres, et je tombai à terre, et je restai étendue. La voix reprit :
« Le Dieu tout-puissant t’a élue par-dessus toutes les femmes de cette ville, et a posé son amour en toi. Il fait ses délices en toi, en toi et en ta compagne. Que votre vie soit donc lumière et miséricorde pour quiconque la regardera ; qu’elle soit justice et jugement pour quiconque ne la regardera pas. »
Et mon âme vit dans une lumière que ce jugement serait plus terrible pour les prêtres que pour les laïques, parce que le mépris qu’ils font des choses divines est rendu plus effroyable par la connaissance qu’ils ont des Ecritures.
La voix reprit : « L’amour que le Tout-Puissant a posé en vous est si grand que sa présence est continuelle dans votre âme, quoique le sentiment ne soit pas le même toujours. En ce moment, ses yeux sont sur vous. »
Alors des yeux de l’esprit je vis… comment dirai-je… pour parler un langage quelconque ? Je dirai, parmi les transports d’une joie inénarrable, je vis, des yeux de mon esprit, les yeux de l’Esprit divin… Mais qu’est-ce que mes misérables paroles ? J’en suis dégoûtée, j’en ai honte ; elles me font l’effet d’indignes plaisanteries.
Au milieu de ma joie, mes péchés revinrent à ma mémoire, et aucun bien ne me paraissait être en moi, et je ne voyais rien dans ma vie qui fût présentable devant Dieu.
La chose était si grande, que je ne pouvais y croire : et je répondis : « Si Celui qui me parle était le Fils de Dieu, rua joie ne serait-elle pas plus énorme ? si j’étais sûre que c’est bien vous qui êtes en moi, en moi, telle que je me connais, je ne pourrais pas supporter ce délire. Comment se fait-il que je ne meure pas de joie ? »
Il répondit : « Tu as la joie que je veux ; si elle n’est pas plus énorme, c’est que je ne veux pas ; mais la voici qui va devenir plus énorme. Regarde ! le monde entier est plein de moi. »
Et je vis que toute créature était pleine de Dieu.
« Je peux tout, dit-il ; tout, et même ceci : je peux faire que tu me voies avec les yeux du corps, comme les apôtres m’ont vu, et que tu n’aies aucun plaisir, ni aucun sentiment. »
Il ne disait rien de tout cela dans un langage humain ; mais mon âme comprenait tout ! elle comprenait cela, et beaucoup de choses plus grandes, et elle sentait la vérité des choses.
Pourtant elle voulut de cette vérité une preuve, une manifestation, et elle cria : « Oh ! puisqu’il en est ainsi, puisque vous êtes le Dieu tout-puissant, vous qui dites les grandes choses : oh ! donnez-moi un signe, un signe que c’est vous, un signe, Seigneur, que c’est bien vous. »
Je pensais à un signe matériel et visible, une chandelle allumée dans la main, une pierre précieuse, n’importe quoi. Un signe ! un signe ! tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit un signe ; personne ne le verra sans votre permission.
Celui qui me parle répondit :
« Le signe que tu demandes ne te donnerait qu’un moment de joie, le temps de voir et de toucher ; mais le doute reviendrait, et l’illusion serait possible dans un signe de cette nature.
« Laisse-moi le choix. Je te donnerai un signe d’un ordre supérieur, qui vivra éternellement dans ton âme, et tu le sentiras éternellement. Ce signe, le voici : Tu seras illuminée et embrasée, maintenant et toujours, brûlante d’amour, et dans l’amour, maintenant et à jamais. Voilà le signe le plus assuré qui soit, le signe de ma présence, le signe authentique, et personne ne peut le contrefaire.
« Je t’en fais présent, qu’il descende au fond de toi. Je te donne plus que tu ne m’as demandé. Voici que je plonge l’amour en toi : Tu seras chaude, embrasée, ivre, ivre sans relâche ; tu supporteras pour mon amour toutes les tribulations. Si quelqu’un t’offense en paroles ou en actes, tu crieras que tu es indigne, indigne d’une telle grâce. Cet amour que je te donne pour moi, c’est celui que j’ai eu pour vous quand je portai pour vous jusqu’à la croix la patience et l’humilité. Tu sauras que je suis en toi, si toute parole et toute action ennemie provoquent en toi, non pas la patience, mais la reconnaissance et le désir. Ceci est le signe certain de ma grâce. En ce moment, je te fais une onction que je fis à saint Cyr et à plusieurs autres. »
Je sentis l’onction ; je la sentis, je la sentis avec une douceur tellement inexprimable, que je désirais mourir, mais mourir dans toutes les tortures possibles. Je ne comptais plus pour rien les tourments des martyrs ; j’en désirais de plus terribles. J’aurais voulu que le monde entier me fît don, avec toutes les injures possibles, de toutes les tortures dont il dispose. Il m’eût été si doux de prier pour ceux qui m’en auraient fait cadeau. Au lieu de m’étonner de ces saints qui ont prié pour leurs persécuteurs et leurs bourreaux, ils devaient, me dis-je, insister auprès de Dieu et lui arracher pour eux quelque grâce spéciale. Oh ! comme j’aurais prié pour ceux qui m’auraient donné ce que je demandais ! de quel amour je les aurais aimés ! comme j’aurais compati à leurs misères ! Ni peu, ni beaucoup, dans aucune mesure, je ne puis exprimer la douceur de cette onction qui m’était inconnue. Dans d’autres consolations, j’aurais désiré une mort prompte. Mais dans celle-ci, qui était tout autre et d’une autre nature, j’ambitionnais une mort horrible et lente, accompagnée de tous les tourments possibles. J’appelais ainsi toutes les tortures du monde entier, et je les appelais sur celui de mes membres qu’elles auraient voulu choisir ; et, réunies, elles étaient peu de chose devant les yeux de mon désir. Mon âme comprenait leur petitesse auprès des biens promis pour la vie éternelle. Et elle comprenait dans la certitude ; et si tous les sages du monde venaient me dire le contraire, je ne les croirais pas. Et je jurerais le salut éternel de tous ceux qui vont par cette voie ; je jurerais sans peur. Le signe a plongé dans le fond de mon âme illustrée d’une telle splendeur, qu’elle serait invincible à tout amour. Et je suis le signe sans interruption ; et il est lui-même la voie du salut, l’amour de Dieu et de la souffrance désirée pour son nom. »
Dieu parla encore et me dit :
« Fais écrire ce que je viens de faire en toi et à la fin du récit, je veux qu’on ajoute ces mots : Que grâces soient rendues au Seigneur Que dans la joie comme dans la tristesse, quiconque veut conserver la grâce tienne les yeux fixés sur la croix. »
Quant au signe et à ce qui le concerne, mon âme comprenait ce que la parole ne peut rendre, et elle comprenait avec une plénitude qui la plongeait dans les choses qu’on ne peut pas dire, et l’inexprimable joie de cette plénitude échappe à toute expression et à toute tentative d’expression, et le premier mot de cela ne sera jamais dit dans une langue humaine.
Que Dieu me pardonne mes misérables paroles ! Qu’il ne m’impute pas, qu’il ne me reproche pas le vide et le défaut de ce mauvais récit !