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Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française

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VINGT-CINQUIÈME CHAPITRE
L’AMOUR

C’était pendant le carême ; j’étais sèche et sans amour. Je priais Dieu de me donner quelque chose de lui-même ; car, moi, je n’avais rien. Les yeux intérieurs furent ouverts en moi, et je vis l’amour qui venait à moi. Je vis son principe, mais non sa fin. Ce que je voyais avait un prolongement, sans avoir de limite. Les couleurs ne me fourniraient aucun terme de comparaison. Quand l’amour arriva à moi, je le vis avec les yeux de l’âme beaucoup plus clairement que je n’ai jamais rien vu avec les yeux du corps.

Je dirai, si vous voulez, que l’amour prit, en me touchant, la ressemblance d’une faux. Je vous supplie de ne pas croire qu’il s’agisse d’une ressemblance commensurable. Mais il me sembla qu’un instrument tranchant me touchait, puis il se retirait, ne pénétrant pas autant qu’il se laissait entrevoir. Je fus remplie d’amour ; je fus rassasiée d’une plénitude inestimable. Mais écoutez le secret : cette satiété engendrait une faim inexprimable, et mes membres se brisaient et se rompaient de désir, et je languissais, je languissais, je languissais vers ce qui est au delà. Ni voir, ni entendre, ni sentir la créature. Oh ! silence ! silence !

Mais il y avait un cri au dedans. Oh ! ne me faites plus languir ! Oh ! la mort ! la mort ! car la vie m’est une mort. La mort ! bienheureuse Vierge ! Prenez avec vous les apôtres ! Allez ensemble, ensemble, ensemble devant le Très-Haut ; et puis à genoux, à genoux tous à la fois, pour qu’il ne veuille plus, pour qu’il ne permette plus que je souffre. A genoux tous, pour que j’arrive vers Celui que je sens ! Saint François, à genoux ! à genoux, Evangéliste ! Je criais, je conjurais : il approche, pensais-je, il approche. Voilà que je deviens tout amour ! Il y en a beaucoup qui se croient dans l’amour, et qui sont dans la haine ; d’autres, qui se croient dans la haine, et qui sont dans l’amour. Je désirais voir ceci d’une vue claire, Dieu me donna l’évidence, je demeurai satisfaite. Je fus remplie d’un amour auquel je ne crains pas de promettre l’éternité ; et si une créature me prédisait la mort de mon amour, je lui dirais : « Tu mens » ; et si c’était un ange, je lui dirais : « Je te connais ; c’est toi qui es tombé du ciel. »

Je vis en moi deux parts, comme si une déchirure m’avait coupée en deux. Ici ce qui est de Dieu, l’amour et le souverain bien ; et là, ma part, sécheresse et vide, vide absolu.

Et, dans cette lumière, je vis que ce n’était pas moi qui aimais. Je me voyais pourtant dans l’amour ; mais c’était en vertu d’un don.

L’amour se rapprocha ; il me fit une plus ardente brûlure ; et puis, voici le désir, le désir d’aller là où il est. Je ne sais pas si au-dessus de cet amour il y en a un autre, à moins de parvenir à l’amour mortel ; car il y en a un qui donne la mort. Entre l’amour généreux et l’amour mortel, il y a un amour intermédiaire qui ferme les lèvres, parce que sa joie et son abîme sont au delà des paroles. On m’eût fait un mal horrible, si on m’eût conté la Passion, et si on eût nommé Dieu devant moi, parce qu’à ce nom, je suis délectée d’une si infinie jouissance, que je suis crucifiée de langueur et d’amour.

Et pourtant, tout ce qui est moins grand que ce Nom me devient un autre supplice.

Ah ! qu’on ne me parle plus ni de l’Evangile, ni de la vie de Jésus-Christ, ni d’aucune parole divine ! tout cela ne me paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs !

Silence devant l’incomparable !

Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense ; je suis angélique et j’aime jusqu’aux démons[4].

[4] Ces paroles demandent à être entendues dans le sens mystique où elles sont prononcées. L’horreur du péché, l’horreur du démon est l’élément fondamental et essentiel de toute vérité, de toute sainteté par conséquent ; mais dans un état d’âme qu’on pourrait appeler transcendant, le sentiment de la justice accomplie réconcilie l’âme divinisée non pas avec le mal, avec le péché, avec le démon, mais avec l’ordre absolu, qui, par le moyen de l’enfer éternel, les fait rentrer dans son sein immense. L’âme déiforme, ne voyant plus dans l’enfer, comme dans le ciel, que la vérité, la justice et l’ordre, adore autant Dieu peur avoir creusé l’abîme que pour avoir élevé les cieux. C’est ce que j’ai voulu expliquer au cinquième chapitre de l’ouvrage intitulé : M. Renan, l’Allemagne et l’athéisme au XIXe siècle.

(Note du traducteur.)

En cet état le péché me plaît, quand je le vois commis par d’autres, parce que je sens que Dieu le permet justement. En cet état, si un chien me mordait, je n’y ferais aucune attention, et je ne sentirais pas la douleur. En cet état, la Passion de Jésus-Christ ne me laisse ni souvenir, ni douleur. En cet état, je n’ai plus de larmes.

Or cette attitude me transporte au-dessus des régions qu’habitait saint François. Il vécut au pied de la croix, par un souvenir continuel. Souvent j’habite à la fois différents degrés de l’échelle ; je désire voir cette chair morte pour nous et parvenir à elle. Cet amour, éperdu de délices, se souvient de la Passion sans éprouver aucune douleur. Une fois le souvenir du précieux sang, du sang inestimable avec qui le salut coula sur le monde, se mêla avec l’amour sans parole et supérieur. Je m’étonnai, je m’en souviens, de voir ces amours debout ensemble, au même moment ; mais la douleur était totalement absente. La Passion n’est plus pour moi qu’une lumière qui me conduit.

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