Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
CINQUANTIÈME CHAPITRE
L’INVITATION
Un jour, je priais Dieu qu’il me donnât quelque chose de lui. Et je fis sur moi le signe de la croix. Et je le priais aussi de me montrer quels sont ses enfants. Entre autres réponses, cet exemple me fut donné :
« Un homme qui a beaucoup d’amis prépare un festin avec un soin immense et les invite ; mais beaucoup d’entre eux ne viennent pas. Quelle sera la douleur de celui qui a préparé un festin très abondant, et qui a immensément dépensé ? Mais avec quelle joie il reçoit ceux qui se présentent ! Il les reçoit tous avec transport. Mais il y a des places réservées, des places voisines de lui, pour ses amis intimes : ceux-là mangent avec lui, et boivent dans sa coupe.
— Seigneur, dis-je avec joie, quel est le festin ? Quand avez-vous invité tout le monde ? Oh ! dites-moi, dites-moi ! » Il répondit : « J’ai invité tous les hommes à la vie éternelle : que ceux-là viennent qui veulent venir ! Personne ne peut s’excuser et dire : Je ne suis pas invité. Quelques-uns viennent et prennent place. » Ici Jésus me donnait à entendre qu’il est lui-même la table et la nourriture des convives.
« Et ces appelés, dis-je alors, par quelle voie sont-ils venus ? »
« Par la voie de la tribulation, me fut-il répondu. La virginité, la chasteté ont leurs épreuves. » Et il appela par leur nom les pauvretés et les douleurs de ceux qu’il me montrait. Et ma joie fut immense ; car je compris l’ordre et la raison de toutes ces choses. Tous ces élus portaient le nom de fils. Je vis comment la virginité, comment la pauvreté agissaient sur les enfants du Seigneur. Je vis comment la souffrance se convertissait en action de grâces. On ne comprend pas d’abord, mais ensuite on remercie. Je vis la route commune des élus de la vie éternelle, et il n’y a pas d’autre voie.
Mais les invités qui boivent à la coupe du Seigneur sont ceux qui veulent connaître la bonté de leur Père, ceux qui veulent l’imiter et partager volontairement les fardeaux qu’il porta. Dieu permet leurs épreuves, par une grâce spéciale, pour les admettre à sa coupe. « C’est à cette table, me dit Jésus-Christ, que je fus invité à boire le calice de la Passion, si terrible en lui-même et si doux, tant je vous aimais ! » Ainsi, pour ces enfants, l’amertume des tribulations se change tout entière en grâce, en douceur et en amour ; car ils sentent le prix de leurs larmes. Ils sont attaqués, ils ne sont pas affligés ; car plus ils sentent la tribulation, plus ils sentent Dieu, et plus leur joie grandit.
C’est pourquoi je dis et j’affirme que ceux qui passent par cette voie divine en buvant le breuvage de la pénitence, boivent des joies divines. Cela m’a été dit, et je le sais d’ailleurs par une expérience personnelle, indéfiniment répétée.
Mes frères se sont beaucoup moqués de moi ; il n’y a pas de paroles pour rendre l’onction divine des larmes de joie qui coulaient alors sur mes joues.
Un jour j’étais si faible, malade et réduite au silence, Jésus-Christ m’apparut, les mains pleines de consolations ; il me témoigna une compassion profonde et prononça cette parole :
« Je suis venu pour te servir. »
Or ce service consista à se tenir debout près de mon lit, et à me montrer l’apaisement de sa face, qui me plongea dans l’ineffable. Je ne le voyais que des yeux de l’esprit ; mais je le voyais dans une lumière et dans une évidence que ne peuvent connaître les yeux du corps, et je ne dirai pas ma joie, car j’étais dans l’ineffable.
Un jour, c’était le lundi saint, je dis à ma compagne : « Cherchons-le, il faut que j’aille aujourd’hui à la recherche de Jésus-Christ. » Et j’ajoutai : « Allons à l’hôpital ; c’est peut-être là que nous le trouverons parmi les pauvres et les misérables. » Nous prîmes avec nous toutes les coiffures que nous pouvions emporter (nous ne prîmes pas autre chose, parce que nous ne disposions pas d’autres choses), et nous priâmes une servante de l’hôpital d’aller les vendre au profit des repas des pauvres. Elle fit mille difficultés ; cependant, vaincue par notre grande insistance, elle vendit ces objets et acheta des poissons. Quant à nous, nous apportâmes des pains qui nous avaient été donnés à nous-mêmes pour l’amour de Dieu. Après avoir fait ces petites offrandes, nous nous mîmes à laver les pieds des femmes pauvres et les mains des hommes. Parmi ceux-ci se trouvait un lépreux dont les mains étaient hideuses, fétides et pourries. Pour celui-ci, nous ne nous sommes pas contentées de le laver. La chose faite, nous avons bu de l’eau qui venait de nous servir. Ce breuvage nous inonda d’une telle suavité, que la joie nous suivit et nous ramena chez nous. Jamais je n’avais bu avec de pareilles délices. Il s’était arrêté dans mon gosier un morceau de peau écailleuse sorti des plaies du lépreux. Au lieu de le rejeter, je fis de grands efforts pour l’avaler, j’y réussis. Il me sembla que je venais de communier. Jamais je n’exprimerai les délices dans lesquelles j’étais noyée. Si l’homme trouve l’anxiété au commencement de la pénitence, je sais quelles joies l’attendent quand il aura marché.
Un jour j’étais dévorée par une peine d’esprit, pendant un mois, il me sembla que je ne sentais plus rien de Dieu. La chose devint tellement horrible, que je ne crus abandonnée du Seigneur. Je n’étais plus même en état de me confesser. D’un côté, je voyais en moi un orgueil qui me semblait la cause de mon malheur ; de l’autre côté, l’abîme de mes péchés s’ouvrit devant moi à une telle profondeur, qu’il me semblait impossible de les confesser avec une contrition digne de leur horreur, ou même de les exprimer par la parole.
Je suis condamnée, disais-je, à ne pas même pouvoir me montrer dans mon horreur. Impossible de me confesser. Impossible de louer Dieu. Impossible de prier. Je ne voyais plus de divin en moi que la volonté absolue de ne pas pécher. Ni tous les biens, ni tous les maux du monde n’eussent ébranlé cela, et même je ne me trouvais pas aussi malheureuse que j’aurais mérité de l’être.
Cela durait depuis un mois. J’étais torturée horriblement.
Enfin Dieu eut pitié et j’entendis ces paroles :
« O ma fille et ma bien-aimée, la bien-aimée du paradis l’amour de Dieu se repose en toi ; et il n’est pas de femme dans la vallée de Spolète où il se repose si profondément. »
Et mon âme cria :
« Comment ferais-je pour vous croire, du fond de mon abîme, quand je me sens abandonnée ? »
Il répondit :
« Plus tu te crois abandonnée, plus tu es aimée de Dieu et serrée contre lui. »
Il ajouta :
« Un père qui aime beaucoup son fils, lui donne avec mesure les aliments, il lui interdit le poison, et mêle de l’eau à son vin. Ainsi Dieu : il mêle les tribulations aux joies, et dans la tribulation, c’est encore lui qui les tient. S’il ne la tenait pas, l’âme s’abandonnerait et tomberait en défaillance ; au moment où elle se croit abandonnée, elle est aimée plus qu’à l’ordinaire. »
Ces paroles ne m’en levèrent pas ma douleur, elles ne firent que la modifier un peu. Seulement le désir des sacrements, qui m’avait abandonné, me fut rendu.
Au bout de quelque temps, la tentation me fut enlevée totalement.
Alors j’entendis une voix qui me disait :
« Va communier. Si tu le fais, tu me reçois ; si tu ne le fais pas, tu me reçois encore. Cependant communie avec la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Communie en l’honneur du Dieu tout-puissant et de la Vierge bienheureuse et du saint don, tu célèbres la fête (c’était ce jour-là saint Antoine). Tu recevras une grâce nouvelle que tu n’as pas encore reçue. »
La volonté de communier m’ayant été rendue, je me confessai ; mais, pendant la messe, je me vis si horriblement pleine de péchés et de défauts, que, réduite au silence, je me dis intérieurement : La communion que je vais faire sera ma condamnation.
Mais tout à coup, je me trouvai dans une disposition admirable, et je reçus la puissance d’entrer dans l’intérieur de Jésus-Christ ; je me plaçai au fond de lui avec une sécurité nouvelle, je sentais une confiance inconnue. Je me renfermai en lui comme une morte qui aurait la certitude admirable d’être immédiatement ressuscitée. Je communiai dans la confiance et, après la communion, j’eus un sentiment merveilleux : je sentis que la tentation avait été un bien pour moi. Cette communion fit naître dans mon âme un désir nouveau de me donner toute à Celui qui se donnait tout à moi, de me livrer à Jésus-Christ. Et depuis ce moment, je suis brûlée d’un feu nouveau ; c’est le désir du martyre : ce désir fait mes délices, et j’éprouve dans les tribulations des joies que je n’avais pas encore connues.
Oui, Dieu console les misérables.
Un autre jour, j’étais dans de telles douleurs que je me voyais abandonnée ; j’entendis la même voix, et elle disait :
« O ma bien-aimée, sache qu’en cet état Dieu et toi vous êtes plus intimes l’un à l’autre que jamais. »
Et mon âme cria :
« S’il en est ainsi, qu’il plaise au Seigneur d’enlever de moi tout péché et de me bénir, et de bénir ma compagnie, et de bénir celui qui écrit quand je parle. »
La voix répondit :
« Tous les péchés sont enlevés, et je vous bénis avec cette main qui fut étendue sur la croix. »
Et je vis une main étendue sur nos têtes pour nous bénir, et la vue de cette main m’inondait de joie, et vraiment cette main était capable d’inonder de joie quand elle se montrait.
Et il nous dit à tous les trois :
« Recevez, gardez, possédez à jamais la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
Et il ajouta en me parlant :
« Dis au frère qui écrit quand tu parles de travailler à se faire petit. Il est aimé du Dieu tout-puissant. Dis-lui d’aimer le Dieu tout-puissant. »
Celui qui console les misérables m’a consolée bien des fois. Qu’à lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.