Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
SOIXANTE ET UNIÈME CHAPITRE
TROISIÈME COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST :
LA DOULEUR
La troisième compagne de Jésus-Christ, plus assidue, plus intime que les deux autres, ce fut cette souveraine douleur qui, depuis l’heure où son âme fut unie à son corps, ne quitta plus le Fils de Dieu. Au premier instant de l’union hypostatique, cette âme fut remplie de la Sagesse suprême. A la fois voyageur et compréhenseur, dans le sein de sa mère, Jésus commença à sentir la souveraine douleur toutes les peines que son âme et son corps devaient porter pour nous, il les connut, il les vit, il les pesa, il les pénétra dans leur ensemble et dans leur détail. Quand la mort approcha, il entra en agonie. Sa science certaine de sa mort prochaine, envisagée dans toutes ses horreurs, fit pénétrer en lui la tristesse sans nom : il sua le sang, et la terre but cette sueur. Ainsi l’âme du Christ, prévoyant la Passion dans le sein de sa mère, connut déjà l’angoisse immense : cependant le corps n’était pas encore associé à ses tortures.
Jésus-Christ voyait d’avance les mouvements de ces langues infâmes, et chacun des sons que produirait chacune d’elles, tous ses supplices, sa mort, la honte et la douleur, toutes les tortures pour lesquelles il naissait, pour lesquelles il entrait parmi nous, tout lui était présent d’une présence prophétique et incessante, avec toutes les circonstances du temps marqué, de l’instrument employé, et de la mesure indiquée. Il se voyait vendu, trahi, pris, renié, abandonné, lié, souffleté, moqué, frappé, accusé, blasphémé, maudit, flagellé, jugé, réprouvé, condamné, conduit au Golgotha, comme un voleur dépouillé, nu, crucifié, mort, percé de la lance. Où habitait-il, sinon dans la douleur ? Il connaissait chaque coup de marteau, chaque coup de fouet, chaque trou, chaque clou, chaque larme, chaque goutte de sang : il avait compté d’avance ses soupirs, ses gémissements, ses plaintes et celles de sa mère. Dans cette considération profonde et continuelle, comment la compagne de sa vie, comment la douleur l’aurait-elle abandonné ?
Outre les douleurs de l’avenir, senties prophétiquement, celles du présent, furent innombrables. A l’heure de sa naissance, il ne fut ni déposé dans un bain, ni couché sur la plume, ni enveloppé de fourrures. Il fut placé sur le foin, entre deux bêtes, dans une étable sans douceur. Et lui, le plus tendre des nouveau-nés, il commença à subir, en ouvrant les yeux, les rigueurs matérielles. Immédiatement après la crèche, voici un long voyage entrepris par cet enfant, un vieillard, puis une femme, la plus douce des mères, la plus délicate des vierges. Il faut aller en Egypte à travers ce désert immense, où les fils d’Israël vécurent quarante ans sans moyens humains. Puis ce furent les voyages au temple qu’il faisait régulièrement, suivant l’ordre établi. L’enfant faisait la route à pied, et la distance était bien grande.
A l’âge d’homme, aussitôt après son baptême, il entra au désert, où il souffrit de la faim et de la soif, au point de donner au diable une espérance ; car c’est ici que se place la première tentation. Jésus allait à pied à travers les campagnes, les villes, supportant la faim, la soif, la pluie, la chaleur, la froidure, la sueur, la fatigue, toutes les misères, et enfin la mort. Et, s’il porta son fardeau, ce fut pour chasser Satan, pour le renverser, pour indiquer aux hommes la voie vraie, pour leur annoncer la pénitence dans sa forme la plus humble, pour les attirer à sa suite, pour donner l’exemple, pour montrer où est le bonheur et la gloire.
Quant aux douleurs de la Passion, elles sont au-dessus des paroles de l’homme et des soupçons de son cœur. La douleur de Jésus fut multiple et ineffable.
Parlons d’abord de ses compassions. Sa compassion pour le genre humain, qu’il aimait d’un amour immense, le remplit d’une douleur aiguë et déchirante. Ce n’était pas seulement une compassion générale pour l’espèce humaine tombée et condamnée ; c’était une compassion immense, particulière à chaque individu. Et il ne voyait pas seulement d’une vue générale les péchés de chaque individu ; il mesurait exactement chaque péché et chaque châtiment, dans le passé et dans l’avenir. Chaque homme passé, présent ou futur, chaque péché de chacun de ces hommes, perça d’une douleur sans mesure Celui qui nous aimait avec une miséricorde et une compassion sans mesure. S’il était un regard capable d’entrer dans les détails innombrables des péchés humains et des souffrances humaines, ce regard-là verrait quelque chose de ce qu’a souffert le Christ pour nous. Il aimait chacun de ses élus d’un amour ineffable. La profondeur de cet amour, mesuré sur chacun d’eux, rendit continuellement présente à Jésus toute offense et toute peine passée, présente ou future, et telle était sa compassion pour chaque douleur qu’il les prit toutes sur lui dans une douleur immense. Ce fut cette compassion, immense, épouvantable, qui précipita Jésus vers la croix, vers la mort, vers l’abîme des tortures. Il voulait nous racheter ! Il voulait nous soulager !
Une des douleurs les plus oubliées de Jésus-Christ fut sa compassion pour lui-même. Ses tortures innombrables, et l’ineffable douleur dont il se voyait menacé, firent qu’en se regardant lui-même, il eut le cœur déchiré. Voyant et considérant que la mission qu’il tenait de son Père était de porter le poids de tous les péchés et de toutes les douleurs des élus, sentant que ces choses terribles étaient infaillibles, certaines, immanquables, et qu’il était dévoué corps et âme à leur étreinte, il fut saisi, en se regardant, d’une pitié déchirante.
Imaginez l’état de l’homme qui verrait d’une vue prophétique et infaillible la plus inouïe, la plus ineffable douleur s’approcher de lui, avec la certitude d’être atteint, et qui aurait continuellement devant les yeux les détails de toutes ses tortures : il aurait pitié de lui-même. Mais jusqu’où grandirait cette pitié, si la douleur prévue et imminente était sans proportion, s’il était doué d’une intelligence et d’une sensibilité effrayante, pour sonder d’avance l’abîme de ses tortures, leur nature et leur qualité ? Ces suppositions se sont réalisées dans le Christ, et tout ce que je dis n’est rien près de la réalité de ses angoisses. Si je descends, à ces comparaisons, c’est pour mettre quelque chose de son agonie à la portée de cette grossière intelligence humaine. Sa Passion fut toute sa vie dans sa mémoire. Mais voici une des souffrances les plus inconnues de Jésus-Christ. Ce fut sa compassion pour Dieu le Père, pour le Père des miséricordes. L’amour de Jésus pour le Père, pour le Dieu de toute compassion, dépasse les conceptions de l’homme. Voyant Dieu, l’objet de son immense amour, à ce point blessé de compassion pour nous qu’il livrât son Fils unique, son Bien-Aimé à la mort, et qu’il se fût livré lui-même, si cela eût été convenable, il fut saisi d’une douleur immense, et eut pitié de cette pitié. Pour inventer un remède, un soulagement au cœur de son Père, il s’humilia jusqu’à la mort et obéit jusqu’à la croix. Mais la parole humaine ne peut aborder les souffrances que j’entrevois. Je vais parler sans espérance de me faire entendre. J’affirme que la douleur du Christ fut chose ineffable. Ineffable, parce qu’elle fut une concession, une permission, un don de la Sagesse divine. Une dispensation divine, antérieure à nos pensées, supérieure à nos paroles, lui dispensait la douleur ; et c’était la douleur suprême. Plus la dispensation divine fut admirable, plus la douleur qui en résulta fut perçante et déchirante. C’est pourquoi aucun entendement créé n’a la capacité nécessaire pour embrasser cette douleur. Cette dispensation divine fut le principe de toutes les douleurs de Jésus-Christ. Elle est leur alpha et elle est leur oméga.
Et s’il est impossible à l’intelligence de concevoir l’amour par lequel il nous racheta, il est également impossible de concevoir la douleur dont il souffrit. Impossible, car cette douleur était fille de la lumière. Elle provenait directement de la lumière donnée au Christ, et cette lumière était ineffable. La divinité elle-même, lumière ineffable, illuminait le Christ ineffablement, et, vivant en lui avec la dispensation dont je parle, le transformait en douleur au sein de la lumière divine. Cette douleur est un sanctuaire dont la parole n’approche pas.
Jésus-Christ voyait, dans la lumière divine, l’ineffable immensité de la douleur qui faisait en lui des prodiges : douleur cachée à toute créature par la vertu de l’Ineffable. Car cette douleur, je veux dire cette lumière divine, eut pour principe et pour origine la dispensation de Dieu.
Parmi les suprêmes douleurs fut la compassion de Jésus pour sa Mère, la très douce Marie.
Il l’aima par-dessus toute créature. C’est d’elle qu’il avait pris sa chair virginale ; et elle partageait, par-dessus toute créature, les douleurs de son Fils, car elle avait une capacité de cœur haute et profonde, par-dessus toute créature. Jésus-Christ avait une immense compassion de cette immense compassion qui du cœur, du corps et de l’âme, ne faisait qu’une seule douleur immense. Sa Mère souffrait la douleur suprême, et Jésus portait en lui la douleur de sa Mère, et cette douleur était fondée sur la dispensation divine.
Une autre douleur fut l’offense du Père, objet de son immense amour. Jésus voyait quel péché était sa mort, et ce que faisait l’homme quand il crucifiait Dieu. Sa mort est le plus grand des crimes humains, passés, présents et futurs. L’injure que sa mort faisait à Dieu fut pour l’âme de Jésus-Christ un océan de douleur. Percé de compassion pour le Dieu blasphémé, percé de compassion pour l’homme déicide, la douleur lui arrache ce cri : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »
A cause du crime sans nom, à cause du déicide, peut-être Dieu le Père allait damner le genre humain, si Jésus, comme s’il eût pour un instant oublié toute autre douleur, n’eût crié et pleuré dans la mort, pour nous et vers Dieu.
La douleur de compassion pour ses apôtres et disciples pénétra Jésus-Christ. Les apôtres, les disciples, les femmes qui l’avaient suivi, souffraient horriblement. Jésus, qui les aimait d’un amour immense, porta en lui la douleur des disciples dispersés et persécutés.
Outre ces douleurs, le Christ en supporta mille autres de mille natures. Je pourrais compter quatre glaives et quatre flèches sur son corps crucifié.
D’abord la cruauté scélérate de ces cœurs endurcis. Ils étaient là, tout le jour, obstinés, studieux et diligents, inventant et machinant : c’était à qui trouverait la calomnie la plus noire ou le supplice le plus atroce pour exterminer le Sauveur, son nom et sa suite.
La malice et l’abomination de cette colère implacable que les bourreaux portaient incessamment en eux, chacune de leurs pensées, de leurs intentions, de leurs iniquités intérieures, était un poignard pointu qui perçait l’âme de Jésus.
Puis la méchanceté et la duplicité des langues qui vociféraient. Chacune des accusations, des calomnies, des résolutions injustes, des malédictions ; chacun des blasphèmes, chacun des mensonges, chacun des faux témoignages, tomba sur lui, lui faisant une meurtrissure spéciale.
Enfin l’œuvre barbare de sa Passion, où ils inventèrent des raffinements de cruauté qui épouvantent au premier regard. Combien de tortures compterait l’œil qui pourrait compter les violences qu’il subit, les brutalités, les soufflets, les cheveux, les poils de barbe tirés, les crachats, les coups de fouet ! Par-dessus tout, les clous. Ils étaient très gros, carrés et si mal battus, qu’ils présentaient sur toutes leurs faces mille petits éclats qui lui percèrent les pieds, les mains qui le déchirèrent, qui le torturèrent avec des souffrances épouvantables. Une douleur au-dessus de toute douleur résulta de la forme de ces clous. Quand ses pieds et ses mains n’eussent pas été ainsi cloués au bois, la Passion eût encore été effroyable. Mais les clous eux-mêmes n’ont pas satisfait les bourreaux. Ils tirèrent ses pieds et ses mains avec une telle violence, qu’ils disloquèrent son corps, brisèrent ses nerfs, et comptèrent ses os quand ils le couchèrent sur le bois dur, et le tendirent horriblement. Ce n’est pas tout. Au lieu de laisser la croix couchée, ils la dressèrent, offrant la Victime nue au froid, au vent et au peuple. Le poids entraînant le corps, il était suspendu par les mains et par les pieds, pour que la dureté des clous fût sentie plus cruellement ; pour que les plaies, toujours renouvelées, ouvrissent au sang des voies nouvelles ; pour que la mort fût parfaite en torture et les hommes en malice.
Pour nous manifester quelque chose de sa souffrance insondable, pour nous avertir qu’il la supportait pour nous, et non pour lui, pour apprendre à nos entrailles une compassion inconnue, au point culminant de la douleur ineffable, il poussa le cri suprême : « Mon Dieu, mon Dieu, m’avez-vous abandonné ? » Mais il cria pour nous ; il cria pour nous dire qui avait placé le fardeau sur sa tête, et quelle compassion nous devons à ses douleurs. Et ne croyez pas que ses douleurs aient commencé sur la croix ; depuis que son âme anima son corps, depuis l’heure première de l’union hypostatique, la sagesse ineffable dont il était rempli disait à Jésus tous les secrets du présent et tous les secrets de l’avenir. Aussi, dès cette heure, il vit venir à lui la douleur au-dessus de toute douleur, et il soutint le fardeau sans nom depuis l’union de son âme et de son corps, jusqu’à leur séparation ; et c’est ce qu’il voulait dire quand il parlait pendant sa vie de la croix qu’il portait d’avance, qu’il portait pour ses disciples, non pour lui-même ; et c’est ce qu’il voulait dire quand il prononça cette parole terrible : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. »
Il nous provoquait ; il nous demandait notre compassion.
Cette douleur, comme toutes les douleurs, contracta une amertume particulière qui venait de la noblesse immense de l’âme blessée. Plus l’âme est sainte, douce et noble, plus cruelle, plus tendue était la douleur ; car cette âme, en raison de sa noblesse, était incroyablement sensible à l’injure et à la souffrance. Et toutes ces tortures, qui prenaient leur source dans la dispensation ineffable de Dieu, rejaillirent de l’âme de Jésus sur son corps, et nul ne peut savoir quelle était la délicatesse et la sensibilité de ce corps. Aucun corps humain formé dans le sein d’une femme ne fut plus noble. Aucun corps ne fut plus sensible et ne reçut de la douleur une blessure plus cruelle. C’est pourquoi il trouvait dans toute injure et dans tout affront une incroyable matière à souffrance.
Au milieu de ses horreurs, que faisait l’Homme-Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde ? Je n’entends pas une menace, une malédiction, une défense, une excuse, une vengeance. On lui crache à la figure, il ne se cache pas la face ; on lui étend sur la croix les mains et les bras, il ne les retire pas ; on le cherche pour la mort, il ne se cache pas. Mais absolument et de toute manière, il se livre à la volonté des hommes, et se sert de leur scélératesse pour les racheter malgré eux. Au moment du crime, ineffable pensée ! la Victime donnait l’exemple de la patience, enseignait aux bourreaux l’éternelle vérité, élevait pour eux au ciel ses bras, ses cris et ses larmes. Et pour leur immense péché, qui devait damner le genre humain, il leur rendait un bien plus fort que ce péché. Tournant le crime contre lui-même, il se servit, pour satisfaire l’éternelle justice, de leur péché épouvantable. Il se servit de la mort qu’ils lui infligeaient pour ouvrir le ciel à ses bourreaux. Il réconcilia le monde avec Dieu ; il nous fit rentrer en grâce, et au moment où la créature portait la main sur le Créateur, il se servit de l’attentat qu’elle commettait pour restituer à Dieu sa fille. O pitié, ô miséricorde immenses ! O bonté supérieure à toute bonté conçue ! Où l’iniquité avait surabondé, la grâce surabonda, et la grâce n’a pas de limite.
Et puisque voilà notre exemple, ne nous bornons pas à ne pas nous venger : rendons le bien pour le mal à cause du Rédempteur. Si un patriarche, un prophète, un ange, un saint, nous eût offert ce modèle, il serait déjà acceptable, mais puisque c’est l’éternelle Sagesse, l’infaillible vérité à qui l’erreur est aussi impossible que le mensonge, la négligence serait déplorable ; c’est la perfection qui est demandée.
On dit, on entend dire, on prêche toute la journée que le Fils de Dieu fut l’homme de douleurs ; que non content de supporter patiemment celles qui se présentaient, il les cherchait, lui, l’Innocent, il les trouvait, il les prenait, il les aimait, en paroles, en actes ; il proclamait bienheureux ses imitateurs. Cette proclamation ne fut pas une parole vaine. Il porta dans son âme et dans son corps la souffrance inexplicable ; ce fut par elle et grâce à elle qu’il déclara entrer dans son royaume. Il affirma qu’aucune autre route ne menait à la vie éternelle ; et Dieu choisit la voie royale. Puisque c’est lui qui l’a tracée, l’aveuglement est grand de ne pas suivre ce Guide infaillible, qui est Créateur et Rédempteur.
C’est parce qu’il savait la vertu cachée des souffrances qu’il les choisit, fuyant les voluptés, détestant en paroles et en actes les plaisirs temporels où le ciel n’entre pas. Avant ce choix de l’Homme-Dieu (bien qu’il eût déjà depuis longtemps indiqué ses prédilections par les Prophètes), les amis de la volupté humaine avaient cependant une excuse. Mais depuis que le Fils de Dieu a fait son choix lui-même, après une telle vérité si clairement montrée, si hautement prêchée et manifestée au monde dans un si grand seigneur, quelqu’un doit-il hésiter encore ! Quelque insensé peut-être, qui mérite tout blâme. Nous, misérables pécheurs, dignes de toute condamnation, et de toute confusion, non seulement nous ne demandons pas à la pénitence la souffrance volontaire, mais les souffrances que Dieu nous envoie dans sa grande miséricorde et sagesse, pour nous sauver et nous délivrer du mal, les souffrances voulues ou permises par lui, nous les fuyons, nous les repoussons, nous murmurons contre elles, nous nous armons de toutes nos armes pour les mettre en fuite et chercher le plaisir.
Nous sommes vraiment malheureux. Non seulement nous ne nous soucions pas de la souffrance, qui peut quelquefois remédier au péché, mais nous la refusons quand elle est offerte par le très sage Médecin. Si, par la disposition de Dieu, une légère impression de froid ou de chaud se faisait sentir, comme on cherche vite le feu, le double vêtement, ou la fraîcheur ! Si quelque impression douloureuse est à la tête ou à l’estomac, que de cris, que de plaintes, que de soupirs, que de médecins, que de remèdes, que de lits moelleux, que de choses délicates, que de prières, que de vœux ! Et ce que nous faisons pour ces inconvénients qui, quelquefois, peuvent être utiles, nous ne le faisons jamais pour la rémission de nos péchés et pour le bien de nos âmes. Si encore, par la permission de Dieu, quelque homme nous fait un tort ou une injure, quel trouble, quelle agitation, quelle colère, que de récriminations, que d’invectives, que de malédictions ! Nous haïssons, nous saisissons avec avidité, si elle s’offre à nous, la vengeance ; nous refusons violemment ce qui peut-être était un remède administré par le Médecin céleste.
Que d’efforts et de dépenses pour échapper aux afflictions que Dieu envoie ! Et cependant elles sont sans doute plus salutaires et plus méritoires que les pénitences volontaires ; car Dieu sait mieux que nous de quoi notre âme a besoin pour être lavée et purifiée. D’ailleurs les douleurs volontaires, les pénitences choisies par l’homme, laissent le champ libre à son amour-propre. Mais celles qui nous arrivent malgré nous, quoique supportées avec patience et avec joie, semblent aux yeux des hommes des nécessités subies. Je vous engage donc, mes fils, à supporter le froid, le chaud, mille petits accidents, mille inconvénients physiques, sans cependant nuire à la vie du corps. Ne cherchez de remèdes que quand ils sont nécessaires. Mais il faut les chercher à l’instant où le mal physique serait un obstacle au bien de l’âme.
Si nous sommes pauvres d’amis, supportons aussi cette indigence. Si, par la volonté ou par la permission de Dieu, des oppressions, des persécutions, des opprobres, des violences, des rapines se produisent, ne les acceptons pas seulement avec patience, mais avec joie, comme un bien que nous aurions conquis. Mais, pauvres créatures, nous faisons tout le contraire, absolument tout le contraire : nous passons nos jours et nos nuits à inventer, à méditer, à rechercher, à conquérir de vaines joies et de vaines gloire. Telle n’est pas la voie de Jésus-Christ. Et comment cette malheureuse âme, qui ne recherche que les consolations de la vie mondaine, pourra-t-elle aller à lui ? L’âme sage qui veut pratiquer la sagesse, ne doit en vérité chercher que la croix. Une âme qui aurait une étincelle d’amour voudrait suivre au Calvaire Jésus-Christ.
Ce que je dis des consolations temporelles, je le dis des consolations spirituelles. Il s’en trouve dans le service de Dieu, mais ce n’est pas là qu’il faut viser par-dessus tout. Marie, sur le Calvaire, voyant ce qu’elle voyait, a-t-elle cherché le goût de la suavité divine ? Non ; elle a accepté l’angoisse, l’amertume et la croix. Imitez-la ; il y a un peu d’amour, et souvent beaucoup de présomption, à demander autre chose. L’âme enrichie de douceur sensible, qui court à Dieu pleine de joie, a moins de mérite que celle qui fait le même service sans consolation, dans la douleur. La lumière qui sort de la vie de Jésus me montre, ce me semble, que c’est la douleur qui mène à Dieu, et que là où a passé la tête, là doivent passer la main, le bras, le pied et tous les membres. Par la pauvreté temporelle, l’âme arrivera aux richesses éternelles ; par le mépris, à la gloire ; par une légère pénitence, à la possession du souverain bien, à la douceur infinie, à la consolation sans limites. Qu’à Dieu soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Gloire soit au Dieu tout-puissant à qui il a plu de nous tirer du néant pour nous faire à son image et ressemblance. Honneur, puissance et gloire soient au Dieu de miséricorde, en qui a triomphé la bonté, et qui a ouvert aux misérables, aux pécheurs, aux condamnés, les portes de son royaume, sans exclure aucun de ceux qui ne veulent pas être exclus. Mais gloire et honneur soient aussi au Dieu très doux qui a voulu donner son royaume, sa société, sa jouissance, aux pauvres, aux petits, aux méprisés. S’il eût fallu, pour posséder son royaume, de l’or, de l’argent, des diamants, des ressources de toute espèce, comme la plupart d’entre nous sont destitués de tous ces trésors, son royaume n’eût pas été l’héritage universel. Mais comme tout le monde peut pratiquer, au moins dans le cœur, la pauvreté et la pénitence, l’occasion est offerte à tous de conquérir le royaume de Dieu. Béni soit Dieu, qui n’a pas mis son royaume au prix d’une longue patience, mais qui a fait cette vie très courte auprès de l’éternité. Si pour l’amour de Dieu et de son royaume éternel il fallait porter pendant mille milliers d’années la plus rude épreuve, il faudrait encore accepter avec joie et rendre grâce les mains jointes ; mais il nous est accordé et octroyé par la miséricorde divine de ne supporter qu’une lutte d’un instant. En vérité, la vie ne dure rien. Gloire au Dieu béni qui a voulu promettre par sa parole, montrer par son exemple, et confirmer par la réalité visible de sa chair pure ses voies et notre récompense. Nous savons qu’il est possible et nécessaire d’obtenir ce qu’il a promis par la route d’un court travail dont lui-même a donné l’exemple. Lui-même n’a voulu posséder son propre royaume qu’au prix des douleurs dont nous avons parlé.
Venez donc, fils de Dieu, à la croix de Jésus-Christ. Transformez-vous de toutes vos forces en lui. Voyez son amour, et l’exemple qu’il donne, et sa mort, et notre rédemption. Car le signe qui marque les enfants de Dieu est l’amour de Jésus et l’amour du prochain : voilà la perfection. Le Christ nous a aimés d’un amour parfait ; sans rien réserver de lui-même, il s’est livré tout entier. Il veut que ses enfants légitimes correspondent suivant leurs forces à sa générosité. J’entends la voix de ce Dieu crucifié. Il m’ordonne, ô fils de Dieu, de vous conjurer sans me lasser jamais, et je vous conjure d’être fidèles comme il est fidèle, et d’aimer vos frères d’un amour sans défaut, sans faiblesse et sans trahison. Si vous êtes fidèles à Dieu, vous serez fidèles aux hommes.
Quant à la pureté et à la fidélité de l’amour, l’Homme-Dieu a fait ses preuves : voyez sa vie et sa Mort.
Mais parce que nous sommes infidèles, nous ne voyons ni la pauvreté de sa naissance, ni les horreurs de sa mort, ni les duretés de sa vie, ni les douceurs de sa doctrine. Parce que nous ne la contemplons pas avec les yeux du cœur, sa mort ne nous empêche de vivre ni au monde, ni au péché. Quel est l’homme qui réponde à cette fidélité éternelle et divine par un peu de réciprocité ? La Vie de Jésus est comme non avenue ; nous la jetons derrière notre dos pour ne plus la voir. Venez donc, fils de la bénédiction ; regardez cette croix, regardez Celui qu’elle porte, et pleurez avec moi, car c’est nous qui l’avons tué. Connaissez-vous quelqu’un qui puisse compter nos crimes ? Moi, je ne suis que péché. Mais si vous êtes innocents, pleurez comme moi, car ce n’est pas par vos propres forces que vous avez gardé la robe blanche ; c’est par la grâce de Dieu et la vertu de la croix. Pleurez donc, ô mes enfants, comme si vous me ressembliez. Plus vous avez reçu, plus vous devez rendre.
Votre reconnaissance n’a pas été parfaite. Votre vie n’a pas été sans tache, votre pureté n’a pas été infinie ; pleurez donc tous, et que tous les yeux de tous les cœurs regardent la croix ! C’est dans la vue de la croix que l’âme trouve l’abîme de son néant. Et c’est l’oraison continuelle qui donne à l’homme la lumière, par laquelle on voit le péché. Par la lumière, vous recevrez la douleur et la contrition. Quand l’âme, contemplant la croix, voit ses péchés dans leur ensemble et dans leur détail, et sa victime expirante, l’esprit de contrition s’émeut en elle pour châtier et réformer sa vie.
Regardez l’exemplaire vivant, et que la forme de la divine perfection s’imprime sur vous. Lisez le livre de vie, c’est la vie et la mort de Jésus qui conduit à l’abîme de la lumière, de la douleur et de l’humilité. La vue de la croix ouvre la porte de l’abîme. L’âme voit et connaît la multitude de ses péchés, et comment elle y a employé tous les membres de son corps ; puis elle voit les entrailles de la miséricorde divine qui s’ouvrent ineffablement pour l’engloutir dans leurs abîmes. Pour les péchés de chacun des membres de son corps, elle voit comment fut traité chacun des membres du Christ.
Voyez la tête de l’homme, et les péchés dont elle est l’occasion. Comptez les recherches de la toilette, et comment nous nous déshonorons la face pour plaire à la créature et pour déplaire à Dieu ; comptez les vanités qui se déploient autour de la figure humaine.
Puis voyez ce que Jésus-Christ a souffert dans sa tête. Au lieu de nos délicatesses efféminées, de nos onguents et de nos raffinements, comptez les cheveux arrachés, comptez les blessures faites par la couronne d’épines, comptez les coups de roseau, comptez les gouttes de sang. Ainsi tous les membres de Dieu et tous les membres de l’homme pourraient comparaître en face les uns des autres, dans une vision, et à chaque nouvelle apparition d’un instrument nouveau de torture ou de plaisir, nous entendrions quelle plainte sortirait des lèvres de Jésus-Christ.
Après la multitude des crimes, l’homme voit leur gravité. L’âme, qui regarde la croix, mesure l’énormité du crime à l’énormité de la rédemption. Tel est le péché, que Dieu, pour le racheter, a pris sur ses épaules le poids qu’on ne peut peser, la douleur au-dessus des paroles.
Le livre de vie montre à l’âme comment le péché ne peut demeurer impuni. Elle voit comment Dieu le Père a préféré le supplice de son Fils à l’impunité du crime humain. Elle voit cette bonté infinie de Dieu, qui, nous voyant insolvable et toute créature avec nous, a payé lui-même notre rédemption. Elle voit l’infinie volonté de sauver le monde, cette volonté qui réside en Dieu ; elle voit que la mort et une telle mort ne le fait pas reculer, tant il veut nous rendre l’héritage perdu et sa société éternelle.
Dans le même miroir, l’âme voit sa sagesse infinie. Sa justice et sa miséricorde se sont embrassées dans l’œuvre de notre salut et de notre exaltation ; mais le mode est ineffable. Le mode défie les pensées de toute créature. Dieu a su nous exalter par sa mort, sans qu’il en coûtât rien à l’immensité de la nature divine. Le jour où l’homme mangea le fruit défendu, le séducteur, homicide du genre humain, avait trompé par le bois. Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, nous a sauvés par le bois. Il a tourné contre Satan l’instrument de son triomphe. Il a su détruire la mort universelle par sa mort particulière, et tout vivifier quand l’haleine lui manquait. Il a su par les tourments, les douleurs et le mépris, préparer au genre humain les délices sans amertume et la gloire qui ne finira pas. Il a su par la mort de la croix, c’est-à-dire par le procédé le plus radicalement fou aux yeux des hommes, confondre la sagesse humaine, et manifester la sagesse divine. Quand j’ai montré les douleurs de Jésus, l’humilité, la miséricorde, le Roi de gloire portant la mort de l’esclave, la rédemption, le ciel rouvert, l’exemple, la sagesse, la force, la joie éternelle, et tout le reste, ne croyez pas, mes enfants, que je vous aie donné la moindre idée de Jésus-Christ. La vérité est ineffable ; pour lire à haute voix le livre de vie, il faudrait exprimer et révéler l’infini. J’ai beaucoup répété, mais je n’ai pas dit ce qui échappe. Au regard du contemplateur, si la grâce se place entre le Calvaire et l’œil qui regarde, toutes choses sont manifestées dans la croix, toutes choses, ai-je dit…, j’ajoute maintenant… et beaucoup d’autres, mais elles sont ineffables.
Qu’à Jésus-Christ soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.