Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
APPENDICE DES VISIONS ET INSTRUCTIONS DE LA BIENHEUREUSE ANGÈLE DE FOLIGNO
Rencontre de Sainte Angèle de Foligno et d’Ubertin de Casale
Ubertin de Casale, dans un essai autobiographique, sorte de préface à son Arbor vitæ[9], a signalé le rôle de sainte Angèle de Foligno près de lui. Il la rencontra dans la vingt-cinquième année de sa vie religieuse, c’est-à-dire en 1298, comme il ressort de la discussion des dates, donnée par le P. Frédégand Callaey[10], dont nous reproduisons ou résumons les renseignements.
[9] Arbor vitæ crucifixæ Jesu. Prologue. I. Venise 1485.
[10] L’Idéalisme franciscain spirituel au XIVe siècle. Etude sur Ubertin de Casale par Frédégand Callaey O. M. Cap. Université de Louvain, 1911, Recueil de travaux publiés par les membres des conférences d’histoire et de philologie, 28e fascicule. (XXVIII, 280 pp., prix 5 fr.)
Ubertin entra dans l’ordre des Mineurs en 1273, et revêtit sans doute la bure franciscaine dans un couvent de la custodie de Montferrat, ou tout au moins de la province de Gênes dont relevait Casale. Les contemporains l’appellent plusieurs fois Ubertin de Gênes. Pendant quatorze années, nous raconte-t-il, il se livra avec ferveur à la vie spirituelle et tendit à la perfection, malgré les tentations de l’esprit malin, et de la vaine science.
Envoyé par ses supérieurs à Florence pour y continuer ses études vers 1285, il visita en pèlerin les sanctuaires de Rome, puis il s’achemina vers l’Ombrie. Dans ses relations avec Jean de Parme à Greccio, l’ancien général de l’ordre le prévint contre le relâchement, l’initia aux prophéties qui avaient cours, et lui fit entrevoir la rénovation spirituelle de la chrétienté. Il vit aussi, à Cortone, Marguerite la Sainte pénitente, dont le fils était là au couvent des Franciscains.
Pendant quatre années à Florence il se livra à des études et au ministère. Ses directeurs d’âme y achevèrent « l’œuvre commencée dans les cloîtres de Gênes, serres chaudes de la vie mystique, continuée à l’ermitage de Greccio et à Cortone, aux pieds de l’austère patriarche Joachimite, et de la Madeleine de Toscane » (p. 11).
Ces âmes, en qui bouillonnait l’esprit du Christ, nous dit-il, étaient le bienheureux Pierre de Sienne, un tertiaire, marchand de peignes, le pettinagno, dont Dante a loué les « sante orazioni » au 13e chant du Purgatoire ; — la pieuse vierge Cécile ; — et plus encore Pierre de Jean Olivi, qui, vers, 1287, arrivait de Montpellier comme lecteur, mais aussi « vénéré comme un confesseur de la foi par ses partisans. Sa sainteté et son savoir théologique en faisaient l’oracle des Franciscains spirituels. »
Il ne semble pas sans vraisemblance d’affirmer que Dante, alors âgé de 22 à 24 ans, connut Ubertin : ses prédications le signalaient, ils avaient un ami commun, Pier Pettinagno, et l’arrivée d’un maître en théologie tel qu’Olivi faisait du couvent de Santa-Croce un centre intellectuel très apprécié.
Ubertin quitta Florence en 1289 pour se rendre à Paris et s’y préparer au professorat. Là, semble-t-il, s’il faut en croire les reproches amers qu’il s’adresse, sa conduite ne fut pas toujours exemplaire, et il abusa de sa situation privilégiée pour se relâcher de sa ferveur. Mais il est impossible de déterminer à quel point il se laissa entraîner aux abus, que Jacopone de Todi a poursuivis de sa verve railleuse. Alvarez Pelayo pousse au noir jusqu’à dire que certains maîtres, par leur négligence des règles et de la pauvreté, deviennent les premiers destructeurs de l’ordre : « Nam veraciter aliqui magistri et lectores primi et præcipui regulæ prævaricatores et ordinis destructores. »[11]
[11] Alvarus Pelajius. De Planctu Ecclesiæ. liv. II, art. 66 (cité dans Callaey, p. 18).
Il ne fallut rien de moins à en croire Ubertin, qu’une apparition terrifiante du Christ courroucé pour le faire rentrer en lui-même. Mais il reçut aussi la grâce de rencontrer la bienheureuse Angèle qui le remit sur le bon chemin ; et on sent à le lire toute la reconnaissance du converti :
« Dieu me l’a fait connaître d’une façon merveilleuse que je passe sous silence. Il lui révéla les plus secrets replis de mon cœur ; pas de doute, ce fut Lui qui me parla par sa bouche. Elle me restitua au centuple les dons de jadis, que ma méchanceté m’avait fait perdre, à ce point que dès lors je ne fus plus le même homme qu’auparavant. Mon esprit fut renouvelé au contact des splendeurs de la vérité qu’elle m’exposa ; ma tiédeur d’âme, mon infirmité corporelle disparurent. Tout homme au jugement sain qui m’avait connu avant ma rencontre avec la bienheureuse, ne pouvait douter que l’esprit du Christ ne fût à nouveau engendré en moi. Que les détracteurs qui s’en prennent à la vie irréprochable de cette âme très sainte qu’est Angèle et mettent en doute les conversions multiples opérées par sa parole et ses exemples le veuillent ou non, Dieu l’a constituée mère de belle dilection, de crainte salutaire, de grandeur d’âme et de haute espérance à l’égard d’une multitude de fils spirituels. Tous les biens leur sont venus avec elle ; sa main a répandu abondamment sur eux le trésor de la vertu, même sur ses nombreux enfants qui menaient d’abord une vie déréglée[12] ».
[12] Arbor Vitæ, 1, cité Callaey, p. 20.
Les Bollandistes qui citent dans leurs Acta Sanctorum l’éloge d’Angèle fait par Ubertin (le 4 janvier, p. 234. Anvers 1643), soulignent ce grand témoignage rendu à la bienheureuse par le premier écrivain qui l’ait célébrée. Magnum sancti et a Deo illuminati scriptoris de Angela testimonium.
Après avoir rappelé ces termes enthousiastes du converti, au souvenir d’un bon ange qui l’arracha aux jouissances égoïstes d’une vie immortifiée, le récent historien d’Ubertin de Casale constate les effets durables de cette intervention : « Il faut bien croire, écrit-il, que la veuve de Foligno exerça sur lui un ascendant considérable : car le changement de vie opéré en lui semble avoir été sérieux. Désormais il s’oriente définitivement vers le rigorisme des Franciscains spirituels. Sans doute ses regards se tenaient dirigés vers ce mouvement, ses préférences allaient à lui dès ses premières années de profession religieuse. Mais il l’a perdu de vue quelquefois, emporté par les distractions au milieu desquelles il a vécu assez longtemps. Durant, ses années d’études à Florence et son séjour à Paris, le parti de la communauté n’eut qu’à se féliciter de lui. Au concile de Vienne, Ubertin témoigna qu’il fut choyé par lui aussi longtemps qu’il ne le contredit pas.
Seulement une voix, persistante comme le remords, vient l’arracher à plusieurs reprises aux douceurs de la vie mitigée. A chaque chute une main secourable se tend vers lui, le relève et lui montre l’idéal obscurci par la poussière du chemin. Fait touchant, à côté du maître spirituel qui enrichit son intelligence de la science surnaturelle, il rencontre toujours une femme pieuse qui scrute son cœur et le pétrit de ses mains de fée. A peine sorti de l’ermitage de Greccio, il s’achemina vers la cellule de Marguerite de Cortone. A Florence la clairvoyante Cécile complète l’œuvre de rénovation accomplie en lui par Pierre Pettinagno et Pierre de Jean Olivi. A son retour de Paris, à peine revenu de la frayeur que lui a causée son terrible rêve, la bienheureuse Angèle est là qui le réconforte avec une tendresse toute maternelle, et l’affermit, pour de bon cette fois, dans la voie étroite de la spiritualité franciscaine. Car dès maintenant son plan de vie est définitivement tracé : Ubertin est acquis tout entier au groupe rigoriste qui se réclame des premiers compagnons de saint François, et compte parmi ses membres les plus illustres Jean de Parme, Olivi, et Conrad d’Offida. C’est d’eux qu’il s’inspire désormais. Mais son tempérament fougueux, qui ne s’accommode que des extrêmes, le poussera bien souvent à exagérer leurs tendances. » (p. 22).
Bref, en 1298, à son retour de Paris, la carrière d’Ubertin, alors âgé de 39 ans, est définitivement tracée. Après bien des tergiversations son parti est pris ; « les écarts dont il s’est rendu coupable durant son long séjour dans la ville universitaire, semblent lui avoir inspiré un profond dégoût de la vie mitigée. A la voix d’Angèle de Foligno, il s’élance avec toute l’impétuosité de son caractère sur les traces de saint François et de ses premiers compagnons. » (p. 25).
Les lecteurs du P. Callaey pourront le suivre dans sa carrière. Qu’il nous suffise d’avoir rappelé, par des résumés ou des citations, ces indications qui complètent les prologues du frère Arnaud et les révélations personnelles de la bienheureuse.
Jules Pacheu.