Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française
DEUXIÈME PROLOGUE DU FRÈRE ARNAUD
Au nom de la très sainte Trinité, au nom du Dieu tout-puissant, au nom de Jésus-Christ et de la Vierge,
Voici la manifestation des dons du Très-Haut faite sur l’esprit de ma mère, Angèle de Foligno. Suivant la parole et la promesse qu’il a faite dans son Evangile :
« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous demeurerons en lui » ;
Et :
« Celui qui m’aime, je me manifesterai moi-même à lui » (Joannes, XIV, 21 et 23).
Le Seigneur nous a permis d’éprouver nous-même la vérité de cette parole. Il s’est manifesté récemment à quelques âmes dévouées, mais très particulièrement à l’esprit de ma mère Angèle.
Moi, frère Arnaud, de l’ordre des Mineurs, à force de supplications, je lui arrachai le secret de ses yeux et de son âme. Intimement uni à elle par une familiarité quotidienne et par la charité du Christ, j’eus cependant besoin, pour lui faire violence, des raisons les plus graves, les plus sacrées qui soient au monde.
Les dons de Dieu étaient enfermés en elle par un sceau redoutable et quand j’approchais, quand j’allais demander, elle répondait : « Mon secret est à moi. » Que de fois j’ai entendu cette parole ! Selon toute probabilité, j’aurais échoué pour toujours, et les hommes eussent été frustrés, si Angèle n’eût vu mon immense douleur. Angèle eut pitié de moi : la compassion fut ce qui l’ébranla d’abord ; puis vint l’intérêt des âmes humaines, et l’amour qu’elle avait pour le prochain ; mais enfin et surtout elle reçut un ordre d’en haut : elle fut forcée, et se rendit. J’écrivis ce qu’on va lire.
Angèle dictait, et j’écrivais ; mais elle parlait malgré elle. Au milieu de ses révélations, elle s’interrompait pour me dire :
« Tout ce que je viens d’articuler n’est rien ! tout cela n’a pas de sens ! je ne peux pas parler. »
Quelquefois, dans les instants les plus sublimes, quand la parole lui manquait, vaincue par la hauteur des choses, comparant ce qu’elle disait avec ce qu’elle aurait voulu dire, elle s’arrêtait et me criait :
« Je blasphème ! frère, je blasphème ! Notre pauvre langage humain, disait-elle, ne convient guère que dans les occasions où il s’agit des corps et des idées ; au delà, il n’en peut plus. S’il s’agit des choses divines et de leurs influences, la parole meurt absolument. »
Quelquefois elle se servait de paroles qui m’étaient absolument inconnues et étrangères : c’était immense, c’était puissant, c’était éblouissant, c’était mille fois plus admirable que tout ce que j’ai écrit. Elle ne pouvait rien formuler. J’entrevoyais quelque chose d’inouï ; mais, ne sachant pas quoi, je restais là sans écrire. Quelquefois j’ai vu Angèle dans une douleur profonde, parce qu’il lui était impossible de rien manifester.
Quant à moi, pour dire la vérité, je ne comprenais de ses paroles qu’une très petite partie. Je me comparais souvent à un crible qui laisse passer et qui jette au vent ce qu’il y a de plus précieux dans la substance, ne retenant que ce qu’il y a de plus grossier. Je suis évidemment un homme tout à fait incapable ; je n’entends pas les choses divines : en voici la preuve. Après avoir écrit sous sa dictée, je relisais à Angèle, afin de soumettre l’œuvre à ses corrections. Très souvent elle me disait : « C’est singulier ! c’est étonnant ! Qu’avez-vous donc écrit ? Je ne reconnais pas cela. »
Un jour elle me dit :
« Je ne sais comment vous faites : ce que vous avez écrit là n’a aucune saveur. »
Une autre fois, elle me fit cette remarque :
« Les paroles que vous avez écrites servent tout au plus à me rappeler de loin le souvenir de celles que j’ai entendues. Mais si je ne voyais les choses dans la lumière intérieure, ce que vous avez écrit là ne m’en donnerait pas la moindre idée. »
« Tout ce qu’il a de bas et d’insignifiant dans mes paroles, me dit-elle, vous l’avez écrit, mais la substance précieuse, la chose de l’âme, vous n’en avez pas dit un mot. »
Vous voyez quel homme je suis. Mille choses ont été perdues par mon incapacité. J’étais là comme un idiot, écoutant et ne comprenant pas. Par exemple je n’ai pas ajouté un mot qui vînt de moi.
C’est l’intelligence qui me manque. Quelquefois je n’ai pu suivre en écrivant sa parole, et, dans le moment qui suivait celui-là, le temps ou la mémoire m’a fait défaut pour rétablir le texte.
Mille autres causes ont encore altéré mon œuvre. Quelquefois j’allais près d’elle avec une conscience troublée ; dans ce cas, tout mon travail était absolument manqué. Je ne pouvais écrire deux mots avec suite. Je pris alors l’habitude de recourir, avant d’aborder Angèle, au sacrement de pénitence. Il me semble qu’après l’absolution j’étais moins incapable d’entendre et de reproduire : je sentais le secours de la grâce.
Tel qu’il est, mon travail manque d’ordre. Et cependant, tel que je me connais, je trouve merveilleux d’avoir fait le peu que voilà. L’ordre qui s’y trouve, si insuffisant qu’il soit, est dû à mes secours surnaturels.
Une des grandes sollicitudes, une des grandes douleurs de ma vie, c’est de n’avoir pas réussi plus pleinement. Et pourtant je sentais, par les mérites de ma mère bienheureuse, je sentais une grâce spirituelle, absolument inconnue, sans exemple dans ma vie.
Je me rends ce témoignage de n’avoir rien mis qui fût de moi ; j’affirme que je n’ai pas ajouté un mot. J’ai mis le peu de paroles que j’ai comprises, mais je n’ai pas mis autre chose.
Epouvanté de mon redoutable ministère, j’écrivais avec un grand tremblement.
Souvent je me faisais répéter plusieurs fois le mot que je devais écrire. Je tâchais de reproduire les mots dont elle s’était servie, dans la crainte d’altérer l’idée en altérant l’expression. Quelquefois Angèle disait, en relisant mon travail :
« Je me repentirais d’avoir divulgué ces choses, si je n’avais entendu cette parole : « Plus tu donneras la lumière, plus tu la garderas. »
« Ecoutez-bien disait-elle encore, écoutez-bien, frère Arnaud. La voix du Ciel m’a ordonné plusieurs fois de faire écrire à la fin de chaque chapitre : « Que le lecteur rende grâces à Dieu, puisque ce chapitre est écrit. »
A trois lieues d’Assise, à Foligno, vivait une femme qui venait de se convertir. Elle avait mari et enfants. Elle entra dans la voie d’une pénitence inouïe ; j’en ai la preuve. En outre, elle souffrit dans son âme et dans son corps tentations et tourments. Elle souffrit invisiblement certaines tortures auxquelles plusieurs autres âmes ont été soumises visiblement. Elle souffrit cruellement, car les démons savent torturer beaucoup mieux que les hommes. Un homme digne de foi tomba un jour dans un étonnement épouvantable, parce qu’il avait entendu de la bouche d’Angèle les tortures que lui faisait subir son ennemi infernal. Cet homme eut une révélation divine qui lui confirma la réalité du fait. Il est impossible de dire de quelle compassion il fut touché.
Angèle était profonde et ardente dans la prière, très sage dans la confession. Un jour elle me confessa tous les péchés de sa vie avec une telle perfection de connaissance, un si profond discernement, avec une telle contrition, avec de telles larmes, et ces larmes ne cessèrent pas un instant de couler depuis la première jusqu’à la dernière parole, avec une telle puissance d’humilité, que je pleurais dans mon cœur : « O mon Dieu, disais-je, Seigneur mon Dieu, quand vous abandonneriez le monde entier à l’erreur, vous ne permettriez pas qu’une telle sincérité, une telle véracité, une telle droiture fût trompée jamais ! »
La nuit suivante, elle fut malade à la mort. Le lendemain matin, elle se traîna très difficilement à l’église des Frères ; je dis la messe et je lui donnai la communion. Je sais que jamais elle n’a communié sans recevoir quelque grâce immense et chaque fois une grâce nouvelle. Telle était la puissance des illuminations, des illustrations et des joies dont son âme était enivrée, que tout cela rejaillissait à chaque instant sur le corps. Très souvent, quand je voulais lui relire ce que j’avais écrit sous sa dictée, le ravissement l’emportait, et elle n’entendait plus un mot. Quand elle causait avec le Seigneur, la joie donnait à Angèle une autre figure et un autre corps ; la délectation du Saint-Esprit mettait sa chair en feu : j’ai vu ses yeux ardents comme la lampe de l’autel ; j’ai vu sa figure ressembler à une rose pourpre.
Sa tête avait par moments une richesse, une plénitude de vie, une splendeur, une magnificence angéliques qui l’élevaient au-dessus de la condition humaine ; elle oubliait alors de boire et de manger ; on eût dit un esprit sans corps, et pourtant le corps était éblouissant.
Elle avait pour compagne une vierge chrétienne qui vivait avec elle ; cette femme m’a raconté qu’un jour elle était en route avec Angèle. Je ne sais où elles allaient. Tout à coup, dans le chemin, voici la tête d’Angèle qui devient resplendissante, ses joues changent de couleur ; transfigurée par la joie, elle n’offre plus avec elle-même aucun trait de ressemblance. Ses yeux, plus grands qu’à l’ordinaire, étaient éblouissants à regarder. Sa compagne était une femme extraordinairement naïve, et qui, à cette époque, ne connaissait pas encore les coups de foudre de Dieu et les habitudes d’Angèle. Ignorant tout cela, cette bonne femme avait peur de rencontrer quelqu’un. Dans l’excès de sa naïveté, elle se couvrit elle-même la tête.
« Faites comme moi, disait-elle à Angèle ; couvrez-vous, couvrez-vous. Vous ne savez donc pas que vos yeux sont comme deux candélabres. » Et la pauvre femme se lamentait, se frappait la poitrine et disait : « Mais qu’est-ce donc, qu’est-ce donc qui vous est arrivé là ! Désormais cachez-vous aux hommes. Eh ! qu’est-ce donc que nous allons devenir !
— Ne craignez pas, répondit Angèle ; si nous rencontrons quelqu’un, Dieu veillera sur la rencontre. »
Sa compagne finit par s’habituer, car la transfiguration d’Angèle arrivait à tout instant. Un jour, je tiens ce fait de la même personne, Angèle était étendue et en extase. Son amie vit sur son côté une étoile magnifique, qui, sans être très grande, réunissait un nombre immense de couleurs éblouissantes. Puis elle lança des rayons d’une beauté inouïe, les uns très fins, les autres plus gros : ils sortaient du cœur d’Angèle, se repliaient vers lui, puis remontaient au ciel. Ce phénomène dura trois heures.
Quand Angèle était tourmentée par la tentation, ou saisie par les langueurs d’amour, elle pâlissait, elle séchait sur pied, elle faisait compassion.
Cette femme avait un corps débile.
Moi, frère Arnaud, après avoir écrit ce livre, je priai Angèle de demander à Dieu si je n’avais rien écrit de faux ou d’inutile. J’éprouvais le besoin que Dieu lui-même, dans sa miséricorde, me dît si je ne m’étais pas trompé.
Elle répondit :
« J’ai demandé plusieurs fois à Dieu si dans ce que j’ai dit et dans ce que tu as écrit il y avait mensonge ou inutilité. Or, voici quelle réponse me fut faite et quelle certitude me fut donnée : « Tout ce que j’ai dit, tout ce que vous avez écrit, tout cela est vrai ; il n’y a rien de faux, il n’y a rien d’inutile, mais il y a insuffisance. Les choses n’ont pas trouvé la perfection dans nos paroles. La hauteur et la douceur des visions ne pouvaient être renfermées dans le langage humain.
« Tout cela, avait dit le Seigneur, est selon ma volonté ; tout cela vient de moi, et je poserai mon sceau sur ce livre (Sigillabo). » Et comme Angèle ne comprenait pas ce mot : « Je poserai mon sceau », la voix reprit, et se servit d’un autre mot : « Je confirmerai ma parole (Firmabo). »
Moi, frère Arnaud, qui écrivais sous sa dictée, je répète que je n’ai rien ajouté, mais que j’ai beaucoup omis ; j’ai omis beaucoup de choses trop hautes pour entrer dans mon misérable entendement.
Par la volonté de Dieu, mon livre a été examiné par deux frères mineurs dignes de foi ; ils l’ont examiné dans la compagnie d’Angèle ; ils ont eux-mêmes entendu ce que j’ai écrit ; ils ont conféré de toutes ces choses avec Angèle elle-même afin d’avoir des renseignements plus certains. Un nouvel examen eut encore lieu plus tard. Ce fut le seigneur Jacques de la Colonne qui s’en chargea. Il prit pour l’aider huit frères mineurs fameux entre tous. Parmi eux il y avait des lecteurs, des inquisiteurs, des custodes. Ils étaient tous dignes de foi, modestes et spirituels. Pas un n’attaqua un seul mot du livre. Ils ne firent que vénérer humblement et embrasser tendrement.
J’engage le lecteur à ne pas s’étonner si les paroles ardentes de l’amour remplissent ce livre. La Sainte Ecriture en est pleine aussi. Le Cantique des Cantiques est là pour l’attester. Le lecteur sentira, d’ailleurs, qu’au milieu des transports et des sublimités, la grâce divine préserva si parfaitement Angèle de l’orgueil, que la hauteur des révélations approfondit l’âme de son humilité.
J’ai encore une observation à faire.
Angèle déclare plusieurs fois, au milieu des transports et des transformations, qu’elle est élevée pour toujours à un nouvel état de lumière, de joie et de délectation, et que cette joie sera éternelle.
Voici, je pense, dans quel sens il faut entendre ces paroles.
Une nouvelle illustration divine la constitue dans un état nouveau de transformation divine. Cet état est continuel. Elle entre dans une nouvelle lumière, dans un nouveau sentiment de Dieu. Elle entre dans une solitude qu’elle n’a pas encore habitée.
Bien que cette demeure soit permanente, et n’affecte pas la ressemblance d’un acte interrompu, cependant elle est susceptible d’accroissements toujours nouveaux, Angèle y trouve à chaque instant de nouvelles ardeurs, de nouvelles joies, de nouvelles impressions, des suavités nouvelles ; et cependant c’est toujours la même illustration qui dure, quant à son principe immuable. La transformation en elle-même n’est pas un acte passager, elle est continuelle comme une habitude ; mais des transports de plus en plus sublimes, des suavités, des illustrations et des visions de plus en plus hautes peuvent se produire en elle et par elle.
Frère ARNAUD