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Le livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno: Traduit par Ernest Hello avec avertissement de Georges Goyau, de l'Académie française

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SOIXANTE-SEPTIÈME CHAPITRE
LE TRÈS SAINT SACREMENT DE L’AUTEL

Parlons un moment du sacrement de l’amour, parlons de l’Eucharistie.

C’est lui qui provoque dans l’âme la prière ardente, c’est lui qui réveille la vertu d’impétration, et la puissance d’arracher à Dieu. C’est lui qui creuse l’abîme de l’humilité ; c’est lui qui allume les flammes de l’amour. J’ai non la pensée vague, mais la certitude absolue, que si une âme voyait et contemplait quelqu’une des splendeurs intimes du sacrement de l’autel, elle prendrait feu, car elle verrait l’amour divin. Il me semble que ceux qui offrent le sacrifice, ou qui y prennent part, devraient méditer profondément sur la vérité profonde du mystère trois fois saint, qu’il ne faut pas marcher au pas de course dans cette contemplation, mais demeurer immobile, fixe, enfoncé, absorbé, abîmé. Quoique les mystères du sacrement soient absolument ineffables, je vais tâcher de présenter sept considérations qui doivent être méditées en détail et une à une.

Ce mystère est absolument nouveau, absolument admirable, absolument supérieur à la raison. Il fut annoncé d’avance, comme nous le voyons dans l’Ecriture ; mais s’il est ancien quant à la figure, il est nouveau quant à l’accomplissement, quant à la réalité. Il est certain que par la vertu des paroles consécratrices, l’Homme-Dieu changea le pain et le vin en son corps et en son sang ; il est certain que le prêtre son ministre, accomplit à l’autel, en vertu du pouvoir qu’il a reçu, le même acte de puissance.

Quand il prononce sur le pain et le vin les paroles de la consécration, ces matières sont transubstantiées dans le vrai corps et le vrai sang de l’Homme-Dieu. Il reste la couleur du pain et du vin, leur saveur, leur apparence, leurs accidents ; mais ces accidents ne portent pas sur le corps de Jésus-Christ, ils portent sur eux-mêmes, la puissance divine leur ayant donné des ordres supérieurs à leur nature. La couleur est donc ici en elle-même, la saveur en elle-même, la blancheur en elle-même : chaque qualité détachée de toute substance porte sur elle-même. Voilà en vérité la grande innovation qu’a faite le bras de la sagesse, armé de puissance et de bonté : le corps et le sang du Christ poursuit dans ses élus, après la communion, la grande nouveauté, et accomplit l’inconnu.

Or, en face du sacrement, que nul ne s’étonne : avez-vous mesuré la toute-puissance ? Sur tant d’autels à la fois, en deçà et au delà de la mer, ici et là, ailleurs encore ! Oh ! que personne, mes enfants, n’ait l’audace de s’étonner, car il a dit lui-même :

« Je vous suis incompréhensible ; je suis Dieu, j’agis sans vous, et le mot impossible n’a pas de sens pour moi. J’aurais pu vous faire capables de comprendre ; j’ai mieux aimé vous laisser le mérite de la foi : croyez et ne doutez pas. »

Secondement, le sacrement est souverainement aimable, et plein de vertu pour allumer le feu. Ni la crainte ni l’intérêt ne l’a institué : il est l’acte d’une force dont je ne sais pas le nom, à moins que ce ne soit un amour sans mesure. Jésus-Christ l’a institué, parce que son amour dépasse les paroles. Comme ses entrailles criaient vers nous, il s’est jeté là tout entier, tout entier et pour toujours, jusqu’à la consommation des siècles. Ce n’est pas seulement en mémoire de sa mort qu’il institua l’Eucharistie ; non, c’est pour rester tout entier avec nous, tout entier et pour toujours.

Si vous voulez pénétrer dans cet abîme et regarder devant vous, la première condition est d’avoir de bons yeux. Pressentant au moment de la Cène la séparation corporelle, vaincu par l’amour qui veut unir, il s’est substitué lui-même, et a inventé un mode inouï d’unité. O amour inextinguible ! la présence de la mort lui était déjà présente, il voyait venir sur lui l’agonie inénarrable ; c’est alors qu’il se donne à nous, qu’il invente un moyen de ne pas nous quitter ; car ses délices sont d’être avec les enfants des hommes ! Quelle cruauté faudrait-il pour contempler profondément cet amour, et ne pas aimer soi-même ce grand ami, sur qui l’oubli n’eut prise ni dans la vie ni dans la mort, mais qui a voulu se donner tout entier, avec toute sa grandeur, pour faire l’unité ? Je crois, en vérité, qu’il n’y a pas une âme au monde qui, si elle pesait cet amour, ne fût pas attirée et transformée en lui.

En troisième lieu, ce sacrement renferme des mystères de compassion : il provoque l’âme. Jésus-Christ l’institua au milieu d’une douleur mortelle et ineffable : il allait quitter ses disciples, la Vierge, sa chère mère. C’était l’instant suprême, l’instant de la séparation, et il voyait devant lui tous ceux qui allaient l’abandonner. Celui-ci allait le trahir, celui-là le renier ; il se donne à l’un et à l’autre. Ses frères lui préparaient des douleurs inouïes, au milieu desquelles l’attendait l’abandon ; il pressentait la mort avec ses horreurs, les coups, les injures, la croix, les clous, etc. ; il allait suer le sang après la Cène, suer le sang dans la prière, non pas quelques gouttes de sang, mais des ruisseaux qui allaient couler à terre.

Et cependant il n’eut pas de repos qu’il n’eût institué le mystère qui le donne, et une des propriétés de ce mystère, c’est de renouveler mystérieusement la mémoire de la Passion et du sang versé. « Toutes les fois que vous ferez ceci, dit-il, faites-le en mémoire de moi. » Dites-moi si vous connaissez une âme qui puisse voir ces douleurs sans se transformer en elles : si elle existe, cette âme refuse la communion du cœur.

En quatrième lieu, ce sacrement est une montagne sans sommet ; il a la vertu de creuser l’abîme d’où l’humilité lance au ciel l’adoration la moins indigne. Celui qui l’a institué, c’est l’Homme-Dieu, c’est le Seigneur incréé. L’âme, dans sa contemplation, doit regarder à la fois le sacrement dans la Personne qui l’a institué, et dans la substance qu’il contient. Il contient le Dieu incréé, invisible, omnipotent, omniscient, juste, très haut et miséricordieux, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et des choses invisibles : et voilà le sommet de la montagne. Sur une de ses crêtes intermédiaires, nous rencontrons l’humanité de Jésus-Christ ; humanité, divinité, deux natures, une personne, union hypostatique ! Quelquefois l’âme, dans la vie présente, reçoit de l’humanité du Christ une joie plus intense que de sa divinité, parce que l’âme, moins disproportionnée à la première chose qu’à la seconde, a plus de capacité pour jouir de celle-là. L’âme, qui est la forme du corps, jouit du Dieu incréé dans le Dieu fait homme. O Jésus-Christ créateur ! ô Jésus-Christ créature ! ô vrai Dieu et vrai homme ! ô vraie chair ! ô vrai sang ! ô vrais membres d’un vrai corps ! ô union ineffable ! ô rencontres d’immensités ! ô Seigneur Adonaï ! je vais de votre humanité à votre divinité, de votre divinité à votre humanité ; je vais et je reviens. L’âme, dans sa contemplation, rencontre la divinité ineffable, qui porte en soi les trésors de richesse et de science. O trésors impérissables ! ô divinité ! c’est en toi que je puise les délices nourrissantes, et tout ce que je dis, et tout ce que je ne peux pas dire ! Je vois l’âme très précieuse de Jésus, avec toutes les vertus, tous les dons du Saint-Esprit, et l’oblation très sainte, très sainte et sans tache. Je vois ce corps, le prix de notre rédemption ; je vois le sang où je puise le salut et la vie, et puis je vois ce que je ne peux pas dire. Voici vraiment, sous ces voiles, Celui qu’adorent les Dominations, devant qui tremblent les Esprits et les Puissances redoutables ! Oh ! si nos yeux s’ouvraient comme leurs yeux, quels prodiges feraient en nous, aux approchés du mystère, le respect et l’humilité ! Où est-il, où est-il, celui qui pourrait garder son orgueil s’il contemplait ce que je contemple, et n’être pas terrassé dans son cœur et dans son corps ?

Cinquièmement, ce sacrement possède une vertu de sublimité qui élève l’âme vers les choses du ciel. La Trinité l’a institué pour se rattacher ce qu’elle aime, pour arracher l’âme à elle-même et l’emporter à Dieu, pour l’enlever aux créatures, pour l’unir à l’Essence incréée, pour la faire mourir aux choses du péché et vivre selon l’Esprit dans la sphère des choses divines. Sa bonté infinie et sainte l’a institué pour unir, pour incorporer Dieu à l’homme, l’homme à Dieu ; pour que réciproquement l’un et l’autre se donnent l’hospitalité, pour qu’ils se portent l’un l’autre, et que notre faiblesse ait ce qu’il faut pour la guérir.

Si vous suivez par le regard d’une contemplation profonde ce mouvement du Seigneur, qui s’incline du haut des cieux et vient vous prendre par la main pour vous sauver de l’ennemi terrestre, il vous sera difficile de ne pas être entraîné par lui.

En sixième lieu, ce sacrement est d’une valeur suprême : il est le don des dons et la grâce des grâces. Quand le Dieu tout-puissant et éternel vient à nous avec toute la perfection de l’humanité trois fois sainte de la divinité, il ne vient pas les mains vides. Pourvu que vous ayez fait l’épreuve que demande l’Apôtre, et que vous ne soyez pas dans l’intention de pécher, il vous fait remise des peines temporelles, vous fortifie contre les tentations, restreint la puissance de vos ennemis, et augmente vos mérites. C’est pourquoi je vous recommande à la fois, dans la réception du sacrement de l’autel, la fréquence et le respect. Saint Augustin dit quelque part, il est vrai : « Quant à la communion quotidienne, je ne la blâme ni ne la loue ». Mais lui-même dit ailleurs : « Vivez de façon à communier tous les jours ». Quelle était donc sa pensée quand il a dit la première parole ? Voyant que dans l’Eglise les bons sont mêlés aux mauvais, il n’a pas blâmé la communion quotidienne, dans la crainte d’en écarter les bons, et s’il a dit qu’il ne la louait pas, c’était uniquement dans la crainte d’autoriser les mauvais.

Les autres bienfaits du sacrement dignement reçu sont absolument au-dessus des paroles. Il est impossible de mesurer l’océan de grâces qu’apporte avec elle une seule communion, si l’homme n’oppose pas de résistance.

Enfin, ce sacrement est le sacrement des louanges, digne d’admiration au delà des mots et des pensées. Toute bonté, toute beauté, toute sainteté, sont en lui.

Il renferme le souverain Bien incréé et le souverain Bien créé, l’essence divine et l’humanité de Jésus-Christ. Pourquoi la louange de la terre n’est-elle pas comme celle des cieux, superbe, ininterrompue ? Les anges chantent l’éternel Sanctus, et leur chant ne s’arrête pas : les saints et les bienheureux voient et sentent le sacrement sublime. Enveloppés dans le sacrifice de louanges comme dans les plis d’un manteau de gloire, ils vivent dans l’Essence infinie qui fait leur béatitude. Toujours en présence du souverain Bien, du Dieu incréé et du Dieu incarné, ils le reconnaissent et l’adorent dans le sacrement de l’autel. Ils reçoivent de notre sacrement une nouvelle douceur, une nouvelle joie, une nouvelle puissance d’adorer, qui tient à l’universelle harmonie, à l’universelle communion. Ils communient à la fois à la tête et aux membres du corps mystique. Ils voient, sentent et savent que le mystère très haut est une des joies de Jésus-Christ, une des manifestations de sa bonté, une des complaisances de son amour unitif.

C’est pourquoi les anges et les saints jouissent du mystère qui leur ouvre une source de louange ; ils partagent la complaisance de Jésus-Christ ; ils jouissent de ses délices. Les bienheureux de l’Eglise triomphante voient avec des transports de joie les grâces qui coulent sur l’Eglise militante par le canal du sacrement de l’autel. Que le ciel et la terre se répondent, que toute lèvre s’ouvre pour la même adoration !

Quand l’homme approche de l’Eucharistie, je l’engage à se demander quel est celui qui approche, quel est Celui vers qui il approche, comment il approche, pourquoi il approche. Il approche d’un Bien qui est le souverain Bien et la cause de tout bien, le Bien unique, sans lequel rien ne participe à sa bonté. C’est le Bien suffisant et remplissant, qui rassasie de grâce et de gloire les saints et les esprits, les âmes et les corps. Il s’approche pour recevoir le Dieu incarné, le souverain Bien, qui, dans la créature, rassasie, surpasse et glorifie ; qui, en dehors des créatures, se déploie sans borne et sans mesure ; souverain Bien que la créature ne peut ni connaître ni posséder que dans la mesure où il se livre pour être connu et possédé, et il se livre dans la mesure ou chaque créature est capable de lui.

Chaque créature, suivant la quantité d’être qu’elle a reçue de l’essence infinie, est plus ou moins capable de Celui qui est l’Etre et qui est la source de l’Etre, et qui est supersubstantiel. Il s’approche du Bien, hors duquel il n’y a pas de bien. O souverain Bien ! ô Bien non considéré, non connu, non aimé, trouvé par ceux-là seuls qui donnent tout pour avoir tout ! O mon Dieu ! si l’homme regarde la bouchée de pain qu’il va manger, comment fait-il pour ne pas considérer, dans le plus profond recueillement de son âme et de son corps, cet Eternel, cet Infini, qui va devenir pour lui, suivant ses dispositions intimes, ou la mort, ou la vie ? Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Oh ! approchez donc d’un tel Bien et d’une telle table avec un grand tremblement resplendissant d’amour ! Allez dans votre blancheur, allez dans votre splendeur ; car vous allez au Dieu de toute beauté, au Dieu de gloire, qui est la sainteté par excellence, la félicité, la béatitude et l’altitude, la noblesse, l’éternelle joie de l’amour sans mensonge : allez donner et recevoir l’hospitalité trois fois sainte ; allez, dans la blancheur de votre pureté, pour être purifié ; allez dans la force de votre vie, pour être vivifié ; allez, dans l’éclat de votre justice, pour être justifié ; portez à l’autel l’intimité de l’union divine pour recevoir l’unité plus intime, pour être incorporés à Celui qui vous attend.

O Dieu incréé, et doucement incarné, l’homme a mangé votre chair, il a bu votre sang : qu’il ne fasse plus qu’un avec vous dans les siècles des siècles. Amen.

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