Les angoysses douloureuses qui procedent damours
Moyen
de femme pour veoir son
amy.
Chapitre. XVI.
Le lendemain incontinent quand je veis le jour me levay : & m’habillay de riches & triumphantz habillementz, esperant de veoir celluy pour auquel complaire je n’eusse pardonné a quelque peril tant grand fut il. Et ainsi que me delectoye & prenoye singulier plaisir en mes amoureuses pensees, la delectation entra si tresvehemente dedans mon cueur, que je perdoye toute contenance : & ce voyant mon mary s’esmerveilloit, ignorant la cause dont procedoit si soubdaine mutation : mais nonobstant sans s’enquerir de riens : incontinent que je fuz habillee me demanda si je vouloys aller au lieu ou l’on faict droit & accord aux discordantz : auquel sans dilation je respondis, que ouy, & que doresnavant estoys deliberee d’entreprendre la solicitude de noz affaires (si son plaisir estoit de me vouloir occuper a telz exercices) qui me seroit chose plus utile que demeurer tousjours ocieuse, & en soubzriant il me respondit. Certes m’amye, vous dictes verité, & je vous asseure que je le veulx bien. En tenant telz ou semblables propos partasmes de nostre logis, & nous parvenus au lieu playdoyable, je commençay a regarder entour moy, & en regardant veis moult grande multitude d’hommes, & aulcunes damoyselles, dont plusieurs vindrent a circuyr autour de moy, & me commencerent a louer & extoller, en disant diversitez de propos : les ungz disoient avoir esté en plusieurs pays, & avoir veu plusieurs dames & damoyselles : mais ilz affermoient que j’estoye la plus accomplie en formosité de corps que ilz eussent jamais veue. Je faignoys de regarder aultre part : mais je les escoutoys & eusse prins singulier plaisir a telles legieres varietez, & n’eust esté que mon esprit estoit tout transporté, a l’occasion de l’intolerable vehemence D’amours, qui avec si grand force dominoit en moy, qu’elle dissipoit & adnichilloit toutes mes puissances : Je feuz long temps a regarder si je pourroye veoir mon amy : mais voyant qu’il n’y estoit point, comme frustree de mon espoir m’en vouluz retourner, pour la douleur que ne pouvois plus souffrir, laquelle estoyt cachee dedans mon triste cueur, dont je ne osoye dire l’occasion. Et quand je fuz en ma chambre commençay a me plaindre & lamenter, comme j’avoys accoustumé de faire, & durant mes calamiteuses passions je continuay plusieurs foys d’aller audict lieu plaidoyable premier que peusse veoyr mon amy, dont je estoye en continuelle destresse & si grande amaritude, que impossible m’eust esté la soustenir, si je n’eusse esté secourue de quelque petite esperance, en quoy je prenoye aulcun confort. Mais entre les aultres choses me desplaisoit grandement de ce que mon mary avoyt suspicion sur moy, cela estoyt cause de me exagiter, de rompre & fascher, en sorte que j’estoye si impatiente, que je retournoye tousjours en mes furieuses fantasies. Ainsi que je estois comme hors d’esperance, & presupposoye que de mon amy le posseder m’estoyt impossible, je deliberay de me tenir solitairement en ma chambre pour plus occultement continuer mes pleurs : mais mon mary ne le voulut souffrir, pensant que maladie corporelle fut cause de mes tristesses & melencolies. Las il ignoroit que mon mal procedast des passions de l’ame : & que l’excessif amour en fust cause, car il pensoit que j’eusse delaissé la folle amour qui me possedoyt & seigneurioyt, parquoy ung jour me voulut mener audict lieu plaidoyable, disant que le continuer de demeurer anxieuse me pouoyt accroystre & augmenter mon mal, & que plus propre & duysible me seroit pour me revalider & guarir de m’exciter a soliciter noz affaires. Quand j’euz ouy ses parolles, je ne osay differer : mais fuz contraincte de me rendre obeyssante : parquoy incontinent nous transportasmes au lieu judiciaire, & moy estant retiree en quelque lieu cuidant me reposer, qui m’estoit difficile : car mal se repose qui n’a contentement : & alors je commençay a dresser ma veue, en regardant de toutes pars, je vey grand nombre de jeunez gens, entre lesquelz je vey mon amy : lequel me jecta ung regard qui me transperça jusques au cueur, & fut de si grand vertu, qu’en cest instant de moy mesmes je demouray privee, & perdis toute contenance : mais incontinent survint mon mary, lequel m’avoit ung peu eslongné en solicitant ses affaires, & pour la grande multitude de peuple il n’avoit apperceu mon amy, parquoy avecq ung doux accueil & face joyeuse me vint dire qu’il estoit temps de nous retirer : & lors pour la timeur que j’euz je commençay a trembler & muer couleur : mais pensant que ce feust ma maladie accoustumee, me vint ung peu consoler en me donnant esperance de briefve guarison, me disant qu’il m’estoit necessaire de contraindre mon cueur a prendre revocation : parce que c’est ung grand commencement de guarison que de vouloyr estre guarie. A ces motz je cogneuz par ses benignes parolles qu’il n’avoit apperceu mon amy. Parquoy je reprins ung petit de vigueur. Et pour ne voloir user d’ingratitude, commençay a remercier Amours, & disoye en moymesmes. O seigneur Amours : si quelque foys j’ay mespris en me plaignant de toy, parce qu’il ne m’estoit imparty quelque bien a ton service, a ceste heure je m’en repens : car je me sens debile a referer les graces deues, & a telle participation de plaisir convenables. Quelle felicité ou beatitude a la mienne esgualer se pourroit ? O heureux regard qui a tant de puissance, que quand je suis a l’extremité, me peult rendre vive & me fortifier : parquoy j’estime petite ou nulle la fatigue ou respect de la retribution. Las j’emmaine le corps : mais mon cueur demeure en telz pensemens. Nous parvinsmes a la maison, & pour ce jour ne vouluz user de ma coustume, qui estoit de plourer & lamenter : mais au contraire avoye secrete deliberation de vivre en plusgrand plaisir & joyeuseté pour dilater & ouvrir mon cueur estraint & oppressé : affin que par ce moyen me fust restituee ma beaulté perdue a l’occasion de mes griefves & angoisseuses douleurs, afin que je ne fusse layde & desplaisante a mon amy : mais fortune qui m’estoit tousjours contraire ne me donna le loysir, parce que mon mary qui estoit cler voyant incessamment prenoit garde a mes gestes & contenances. Parquoy en regardant que continuellement je jectoye mes artificielz regardz, il apperceut mon amy, & adoncq il me commença a dire, en me le monstrant, & faingnant de ne m’avoir veu le regarder. M’amye, voyez ce meschant qui est cause de faire pulluler continuelles dissentions entre nous, & encores selon que puis concepvoir il ne se veult desister ne imposer fin a son oultrageuse follye : mais pourtant ne vous veulx prohiber ne deffendre de vous venir solacier en ce lieu ou on plaide les causes, au moins si vous voulez entreprendre sur votre honneur de ne vous absenter des lieux ou je vous laisseray quand je seray contrainct de soliciter mes affaires. Et aussi je veulx & vous commande que ne usez des regardz accoustumez, & si ainsi ne le faictes vous me courroucerez si fort, que l’impetuosité de l’ire me pourra faire exceder les metes de raison. Apres avoyr ce dit, je demeuray seulement accompaignee de dolentz & profundz souspirs, qui de mon martyre faisoient foy indubitable. Dont plusieurs me voyant en telle precipiteuse calamité avoyent compassion de mon mal. Moy estant en telle misere & passionnee fascherie : ne desiroye que me trouver seulle, pour recommencer mes pleurs, que pour aulcun temps j’avois delaissé : mais timeur & crainte me detenoit, qui me faisoit observer le commandement de mon mary, & n’osoye eslongner du lieu ou j’estoye. Mon amy se pourmenoyt tousjours, & passoit pres de moy : mais pour eviter ses regardz, & pour ne esmouvoyr l’ire & indignation de mon mary, contraincte me estoyt de me tenir appuiee a quelque banc, sans oser retourner ma face, dont j’estoys tant angustiee, que paix, ne repos ne retournoit en mon triste cueur. Helas je me sentoys privee de tous mes plaisirs ou consolation, sans espoir de jamais parvenir a mon affectueux desir : & plus m’en sentoye loingtaine, & plus souffroye d’ardeurs & embrasemens. Je feuz long temps en telle griefve langueur tousjours continuant de hanter le lieu judiciaire ou mon amy ne deffailloit de se trouver & continuer son amoureuse poursuytte, & par plusieurs foys quand il ne veoyt mon mary, il estoit en variation de venir parler a moy : mais il differoit craignant de estre surpris. Et ung jour entre aultres apres qu’il eut regardé en plusieurs & divers lieux sans ce qu’il le peust appercevoir, pensant estre acertené de son absence, se approcha de moy, & apres les amoureuses salutations nous fusmes quelque espace sans que en nostre faculté fust de pouoyr parler a l’occasion de l’excessive joye par nous conceue. Puis apres comme homme qui justice craint, & misericorde demande, comme par la mutation de sa couleur l’on peult juger, a son parler donna commencement & dist ainsi.