Les angoysses douloureuses qui procedent damours
Despart
des deux chevaliers compaignons,
des dons de la Dame, & de leurs
nouvelles adventures.
Chapitre. XV.
Ja commençoyt la triste Progne de la belle Aurora prononcer l’advenement, quand L’admiral fist lever le siege, & de devant la noble Cité se absenterent : & ce jour mesmes deliberasmes de mettre ordre a noz affaires pour partir de brief : car Amours avec si grande vehemence me stimuloit : que continuellement persistoye d’instiguer & incliner Quezinstra au desiré partement & tellement le persuaday, que le troisiesme jour prismes licence & congé de la gentille princesse : de laquelle feusmes suffisemment guerdonnez, & entre aultres choses, par singularité nous fit present de deulx aneaulx merveilleusement riches : Et en les nous presentant, commença a telles parolles proferer : Quezinstra, voyez cest aneau : lequel pour dignité ou valeur je ne vous donne : mais pour ung fidele record de celle qui jamais jour de son vivant ne vous oublira : puis se retournant vers moy : ainsi me dist. Guenelic, je vous supplie que de tel cueur vueillez accepter ce petit don comme je le vous presente, Car ce n’est moindre vertu de gracieux recevoyr, que le liberal donner : & si vostre plaisir estoyt d’en faire present a vostre amye, ce me seroyt une delectation : estimant que en luy voyant porter, perpetuellement auriez souvenance de moy. A ces gratieux propos modestement luy respondismes, ma dame nous lisons qu’il ne fault boire synon quelques petites liqueurs du fleuve Lethés, pour les choses preterites oublier : Mais plus tost consumerions tout le fleuve, que la souvenance de vous, nous tournast en oblivion. Et pour ce ma dame soyez certaine que nous pouvez estimer a perpetuité voz loyaulx & fidelles serviteurs. Apres avoir ce dict, elle s’approucha de nous, & son chef sur noz espaulles colloca, & ensemble nous baisa & embrassa puis en prenant congé d’icelle, la laissasmes toute triste & pensifve.
Ainsi nous departasmes de la Cité de Elyveba : & quand feusmes sur la mer, donnant la voile au vent surmontasmes Rhodes & le Royaulme de l’anticque Saturne, mais tant nous mesadvint, que par l’impetueux soufflement des ventz Eurus & Notus, fusmes fort travaillez & avec ce les impetueuses undes toute nostre gallere emplyssoyent, tellement que pour la charge s’enclina l’arbre : en sorte que en nous voyant l’on eust peu juger que tous feussions antipodes. Toutesfoys par faveur de celluy qui l’arche du grand pere de semblable peril libera, parvinsmes en une isle assez convenable pour prendre repos, & refociller noz fatiguez & debiles membres, ce que nous feismes. Puis apres nous revinsmes sur la mer, & en petit de temps feusmes en la cité D’athenes : puis parvinsmes en la cité dont celluy fut fondateur, qui par le commandement de Pallas sema les dentz de serpens, dont nasquirent chevaliers armez, & appareillez a faire bataille. Departis de la, allasmes en la haulte Mycene, qui de nous fut totallement visitee : & depuis feusmes transportez au port d’une petite cité nommee Basole, ou deliberasmes sejourner quelque temps pour aulcunement nous restaurer. Mais plus tost ne furent troys jours passez, que le repos ne me fut fascheux, pour la singuliere affection que j’avoye de veoir celle, pour laquelle retrouver, eusse voluntairement cheminé jusques aux cuisantes undes infernales.
Ainsi doncques estoye accompaigné de desir qui continuellement me stimuloit : parquoy impossible me fut de plus dissimuler en face l’anxieuse tristesse qui en mon cueur estoyt latitee, & incontinent en feis indice : tellement que Quezinstra en eust certaine evidence, & me dist. Guenelic je m’esmerveille a quelle occasion vous differez de me enucleer & declairer vostre conception : ne sçavez vous que vostre contentement autant d’hylarité me causeroit, qu’il pourroit faire a vous mesmes si aultrement vous l’estimez, de la verité seriez merveilleusement aliené : car si a l’experience se doybt foy adjouster, je vous en laisse le jugement. Et a l’heure ainsi je luy respondis.
O trescher amy, tousjours vous ay congneu fidele, discret, gracieux & amyable : mais la cause qui m’a instigué a conserver en silence le desir que j’ay de partir a esté par craincte de vous trop importuner. Mais puis que par la subtilité de vostre esperit, mon travail avez comprins, selon vostre discretion donnerez secours a ma triste & debile vie. Ces parolles dictes Quezinstra donna ordre a nostre affaire pour partir le lendemain, ce que nous feismes : car incontinent que Apollo commença son beau chef a demonstrer, nous remismes a naviger les undes marines : & feusmes transportez en l’isle ou le fugitif Dyomedes les membres laissa. De la passasmes la Maufredonie, & le perilleux mont aucontain avec les Pisanriences fosses posaniriemes : puis a l’anticque cité, doubteux refuge a la Cesarienne region. De la departiz parvinsmes a la cité de Lubion, ou nous retirasmes ung petit. Et ce pendant feusmes advertiz que estions assez proches d’une Cité, laquelle estoit asiegee pour la rebellion que les habitans avoient faicte a leur prince. Ceste cité (le nom de laquelle estoit Bouvacque) estoit habitee de gens pervers & iniques : lesquelz ne vouloient obeyr ny avoir de superieur : Car au moyen de leurs superbes oultrecuydances, leur estoyt advis, que nul ne les pourroit dompter. Quand Quezinstra eut ces nouvelles distinctement entendues, par instantes prieres me persuada de nous transmigrer en l’ost qui residoit devant la cité, & de nous offrir au service du prince : affin que peussions faire œuvres dignes de memoyre. Et je considerant que sa requeste estoyt de vertu accompaignee, ne me sembla chose licite de differer l’accomplyssement, combien que ce me fust chose tresgriefve, mais pour luy gratifier, dyssimulay & dytz, que telle entreprinse ne me desplaysoyt. Et incontinent ces parolles dictes commençasmes a nous preparer : & nous absentasmes de la cité : pour nous transporter en l’ost qui n’estoit que a quatre mille de la. Parquoy en petit de temps y parvinsmes. Mais premier que parvenir en la presence du prince, feusmes de plusieurs interroguez, pour sçavoir que nous venions chercher, & investiguer entre eulx : ausquelz nous feismes response : que la cause motive qui a ce faire nous instigoit, n’estoyt aultre que l’aspirant desir que nous avions de faire au prince quelque service, qui a sa celsitude fut aggreable. Et lors feusmes conduyctz au tref du magnanime seigneur : lequel estant informé de nostre bon vouloyr, nous receut benignement en nous acceptant voluntairement a son service. Et depuis ce jour furent continuellement donnez dyvers assaulx a la Cité : Ou Quezinstra & moy ne fallismes de nous trouver : & sy vertueusement nous y portasmes, que ce nous fut occasion d’acquerir totallement la benevolence du prince : & nous excitoyt tousjours de perseverer, nous promettant que de noz services ne demeurerions sans convenable remuneration.
Long temps fut le siege devant la Cité, sans ce qu’il fut en nostre faculté de la pouvoir totallement expugner. Mais ung jour l’assaillasmes de toutes partz si vigoureusement, qu’ilz ne pouvoyent resister, combien qu’ilz en feissent tout leur effort. Mais Quezinstra faysoyt tant d’armes, que tous estoyent timides de le rencontrer : car pour l’impetuosité de ses coups menoyt tel bruyt, que Boreas entrant dedans une tourbe de nues & collidant l’humide ayr en icelles assemblees, en arrachant des mains des Ciclopes les forgees tonnerres & fouldres premier qu’ilz les ayent presentees a l’altitonant filz de Saturne : estant en telle fureur oppressa merveilleusement les ennemys. Ce que voyant le Prince, commença a exhorter ses gens, leur disant que ceste journee pourroyent facilement debeller leurs adversaires, se pusillanimité ne les empeschoit. Les chevaliers ainsi stimulez de leur prince, commencerent tous a prendre cueur : & a l’exemple de Quezinstra se porterent si vertueusement, que les superbes Cytoyens ne les pouvoyent plus souffryr : Ce estoyt une chose horrible & espouventable de ouyr les complainctes & gemissemens des mourans, dont il y avoyt infiny nombre. Et si long temps dura ceste enorme & execrable bataylle, que finablement plus par la prouesse de Quezinstra que par aultre moyen fut la ville subjuguee & prinse. Et en verité puis bien dire, que riens ne furent les victoyres obtenues par Hannibal en Ausonye au respect de ceste ycy. Ilz entrerent victoryeusement en la Cité : & croyez que riens ne fut la Gamenonicque proye, ne la conqueste de Colcos, en comparaison de celle que je vous narre : il me sembloyt estre en la Cité Priamide : ou en celle des Sagontes, pour les lamentables vociferations & pyteuses ululations feminines : qui redondoyent jusques au ciel empyrien. Toutesfoys a l’instigation de Quezinstra, le prince feist publier & cryer sur peine de la hart, que l’on cessast de les plus molester, puis apres feist congreger & assembler les survivans : & eulx venuz, les commença a regarder d’ung regard qui moins n’estoyt cruel que celluy de Hector, quand aux nefz Grecques le feu portoyt. Et lors avec une acerbe prononciation, leur a dist telles ou semblables parolles.
O vous hommes sceleres & maulvais, soyez certains que je ay esté certioré par mes ambassadeurs, que par plusieurs foys vous ay transmis : lesquelz ce sont de entre vous qui estoyent inveterez & endurcis en leurs infelicitez sans vouloir extirper ny abollir leurs anticques & accoustumees rebellions. Et pour ce considerant voz manifestes iniquitez : c’est chose tresurgente, que rigueur de justice & odieuse vengence soyt faicte des rebelles qui ne sont timides de offenser leur droicturier seigneur. Et pourtant apres la deliberation de mes hommes fideles, croyez indubitablement que de voz malefices serez griefvement punyz.
Ces parolles ainsi par le Prince proferees, les pouvres vaincuz furent reduictz en une extreme perplexité, attendans l’ultime determination de leur prince : lequel apres avoir ouy diverses opinions de ses gens, se arresta a celle de ung anticque chevalier : lequel dist que il ne conseilloyt de les faire mourir : car la mort que subitement ilz souffriroient, imposeroit fin a leurs peynes. Parquoy la punytion ne seroit si griefve, que de leur administrer une penible & fatigieuse vie, comme pourroit estre de les dedyer aux perpetuelz services de quelque cruel maistre de galleres, ou la seroient deputez a l’exercice de la mer. Et comme bestes silvestres sembleront estre transformez : si souffriront une continuelle peine pour l’aspre castigation des enormes coups dont (selon la coustume) ilz sont incessamment molestez. A l’heure eust esté mise ceste sentence a execution, n’eust esté le noble Quezinstra : lequel commeu d’une compassion interieure, son honneste propos au prince, & telles parolles sagement profera.
Monsieur combien que ces Citadins par leurs temeraire folie, ayent presumé avoir d’eulx mesmes l’entier empire & gouvernement : & vous vouloyent frustrer totallement de vostre droict successif & hereditaire : supposé que par cela ilz ayent desservis tresgriefve punition, il me semble toutesfoys, que clemence doybt estre preferee a la rigoureuse justice : & vous debvez recorder du victorieux Jule Cesar, lequel apres que par liberalité & prodigalles largesses il eust attraict & reconciliez la plus part de ses ennemys, delibera de vaincre le surplus par urbanité & clemence : & facilité de pardonner, dont il prospera tellement : que il porta ses victorieuses aygles, nonobstant la severité du senat Romain jusques au Capitole, & sacrifia au protecteur de sa cité Juppiter. Bien vous l’ay voulu rememorer tresillustre prince : affin de vous exciter a extirper toute rigueur de vostre noble cueur : a ce que ceste vertu de clemence qui bien est conveniente a vostre altissime noblesse, y puisse retrouver le lieu de son accoustumee residence qui par yre a esté de rigueur occupé. Incontinent que Quezinstra se fut reduict es termes de silence, le prince demeura quelque espace pensif, Puis apres commença a refrener son yre, qui fust occasion de luy faire telles & semblables parolles former : Vertueulx Chevalier, vostre narration par telle sorte est limitee, que plus contiennent les sentences, que ne font les parolles : lesquelles en sy grande efficace me sont au cueur inserees, que en faveur de vous me veulx totallement desister de l’appetit que j’avoye de user de vindication : combien que ces gens pervers & iniques aient commis & perpetrez une griefve offense, au moyen de leurs obstinations. Mais quand je considere que par vostre valeur inestimable, ilz ont esté suppeditez : bien me semble raisonnable vous estre permis, de (selon vostre discretion) pouvoir disposer tant de leurs vies que de leurs biens & facultez, ce que liberallement je vous concede : & si de aultre chose vous prend envye, ne differez de m’en faire sçavant sans aulcune dubitation de trouver reffus a chose que puissiez requerir.