Les angoysses douloureuses qui procedent damours
La
debonnaireté d’ung prince envers
ses subjectz. Avecq la poursuitte
des adventures des deux chevaliers.
Chapitre. XVI.
Apres la prononciation de ces parolles, Quezinstra fut merveilleusement joyeulx. Et se efforça de referer au prince les remercimens deuz & convenables, puis en adressant son propos aux Citadins, leur feist plusieurs remonstrances pour les instiguer a adnuller leurs superbes oultrecuidances, sans jamais user de rebellion contre leur Prince, lequel avoit refrené sa fureur, en preferant benignité a rigoureuse vengeance : qui les debvoit stimuler a perpetuellement observer fidelité envers la supreme clemence & doulce mansuetude d’icelluy leur droicturier seigneur. A ces motz furent les Citadins reduictz en une incredible hilarité, comme ceulx qui se veoyent restituez en leurs libertez : lesquelz par avant estimoient d’estre condempnez au dernier supplice : ce que bien avoient merité, a l’occasion de leurs sedicieuse entreprinse : mais eulx voyant qu’ilz avoyent impetrez mercy par les intercessions du noble Quezinstra, eulx estans encores prosternez aux piedz de leur Prince, ne se leverent que premier ne eussent dictz telles parolles.
Prince magnanime puis qu’il a pleu a vostre altitude d’extirper de vostre noble cueur la juste yre que contre nous aviez conceue, & vous condescendre a la facilité de pardonner, nonobstant la griefve offense par nous perpetree envers vostre noblesse. Bien debvons estimer que vostre institution naturelle, & vraye gentillesse a ce faire vous provocque : & aussy demonstrez que bien estez memoratif de ce que testifie & dit la saincte escripture, c’est que ceulx sont felices qui seront misericords : car misericorde ilz ensuyvront. Et par ce s’entent qui n’est chose plus apte a la fruytion de la vie bien heuree que est le oublier des facheries souffertes. Et a ceste occasion avons certaine evidence que ces evangelicques parolles sont en vostre cueur descriptes : que plus fermes en ung metail ne se pourroyent engraver. Car considerant noz iniquitez, ne estoyt a presupposer pouvoir jamais trouver paix ne reconciliation envers vostre celsitude : mais vostre urbanité a esté superieure : & a esté si puissante que elle a mitigué, & finablement adnichillé la ferocité, ce qui vous doibt tourner en perpetuelle louenge : car entre les dons & graces de corps & de l’ame, celle seulle propre & peculiere vertu est ascripte a Cesar Auguste : duquel selon que puis concepvoir, vous estes vray exemplaire. Dont en ces considerations pouvons juger tresfelice le peuple, sur lequel tel prince domine : & pour ce ayant adnichillé en nous toutes superbes rebellions, avons deliberé de donner principe au fidele servir, & en icelluy perseverer : Et si aultrement le faisons que la bouche le prononce, nous obsecrons la supernelle divinité, que en vivant, toute splendissante lumiere nous fut nuysible : & en mourant, puissent demeurer nous miserables corps inhumaine pasture de cruelz animaulx : & l’esperit par lieux obscurs, caligineux & tenebreux : soit tousjours sans aulcun repos ne tranquillitez errant : bien sommes certains que a l’occasion de nos sceleritez preterites, serez facile a suspecter de nous quelque chose sinistre : mais les aggreables services que pour le futur esperons faire a vostre sublimité vous donnera manifestes demonstrances que nous sommes totallement reduictz a la vraye lumiere de raison, dont pour quelque temps avons esté grandement alienez.
Apres que ilz eurent imposé fin a leur parler, le prince les fist lever, & ne leur dist autre chose sinon que ilz gardassent que leurs parolles ne feussent proferees par faintifve dissimulation, mais feissent en sorte qu’elles ne feussent differentes aux effaictz.
Et apres que il eust ce dit, se adressant a nous entra en plusieurs devises & raisonnementz, a quoy nous feismes responces, les plus modestes qu’il nous fust possible. Et ainsi devisant se consuma ceste journee : mais la sequente le prince voulut que Loix feussent instituees : qui depuis furent autant estimees, que furent jadis celles de Ligurgus : si furent par les habitans si bien observees que perpetuellement conserverent entre eulx une vraye concorde & singuliere amytié. Peu de jours apres telle institution pour me estre le sejour tedieulx & ennuyeulx, selon ma coustume par continuelle instigation commençay a persuader Quezinstra a la briefve departie, laquelle il ne voulut differer : mais pour a mon affectueux desir satisfaire, promptement se consentit a prendre licence & congé du prince : parquoy sans dilation nous transmigrasmes en une riche & tresaornee salle ou le prince avec aulcuns de ses familiers assistoit : & apres la reverence faicte, Quezinstra donna tel principe a son parler.
Tresvictorieulx & vertueulx prince, puis que la disposition divine se est inclinee a vous impartir tant de graces, comme subjuguer la superbité des rebelles : Et oultre plus les reduyre selon la vraye equité : En laquelle je puis conjecturer tous d’ung vouloir unanime, sont deliberez de perseverer : dont nous sommes merveilleusement joyeulx, a cause du doulx accueil que vostre noblesse nous a faict dont ne seroit en nostre faculté de rendre service qui au merite du grand benefice (pour recompenser) fut condigne : car a ce faire mille ans ne souffiroient, neantmoins n’y a deffault de bon vouloir : Car certain debvez estre que avions deliberé, de ne jamais partyr jusques a ce que vous eussiés l’expedition de ceste facheuse guerre : mais puis que de telz fatigues estes liberé, apres avoir impetré congé de vostre seigneurie, nostre deliberation est telle, de ceste inclyte cité nous licencier.
Cela dict le prince se demonstra aulcunement triste, & ne respondist promptement. Mais quand il commença a son parler former, il dist ainsi : nobles chevaliers, a quelle occasion avez vous desir de vous absenter de ma court, est votre departie si tresurgente, que ne la pourriés aulcunement differer, il me semble que en sy grande diligence ne vous debvez separer de celluy qui bien vouldroyt congnoystre voz desirs, pour en grande promptitude les accomplir : ce que bien me sens obligé de faire, comme a ceulx qui m’ont esté vrays protecteurs & defenseurs. Et sans la faveur desquelz n’eusse peu achever mon entreprinse. Parquoy a bonne raison me doibs contrister, si je suis destitué de l’ayde de ceulx qui me seroyent unicque refuge, si aulcuns de mes malveillans temerairement se esforçoyent de me invader. Et pourtant a l’occasion de l’extreme tristesse que vostre partement me pourroyt causer, je vous veulx induyre & convertyr a muer d’opinion, & de ce tresaffectueusement vous en supplye. Apres les dessusdictes parolles, Quezinstra telle response luy feist.
O noble prince, si nostre vouloir n’estoit en la puissance d’aultruy, point ne seroit necessaire de vostre altitude tant humilier, comme de nous supplyer : mais pourriez user de commandemens, ausquelz nous vouldrions totallement obeyr. Mais pour n’estre le demeurer en nostre faculté vous plaira nous excuser. Et lors dist le prince assez evidemment, je congnoys que vostre propos est si ferme, que sans grande difficulté d’icelluy ne vous pourroye divertir. Toutesfoys quand aultre chose ne puis faire, tresinstamment vous prie, & sur la foy de gentillesse vous conjure, de m’exprimer la cause pourquoy vous ne estes en vostre liberté. Et a l’heure mon compaignon me regardoyt en soubriant, & me dist que ceste requeste honnestement nous ne pourrions denier : ce que voyant, le chef baissé comme ung homme verecundeux, Je luy dis : que Amour de dame me pressoyt & stimuloyt de voyager. Et quand le prince entendist que pour amour sensuel tant travailloye, commença a proferer telles parolles.
O Guenelic la singuliere affection, & ardente benevolence, que j’ay envers vous, me contrainct a vous exhorter de vous aliener de ceste mortelle sollicitude : & considerez que ce n’est acte d’homme prudent, ensuyvre la sensualité, & laysser la rayson : Car nous ne meriterions le nom des creatures raysonnables, si la raison vers nous aulcung lieu ne tenoit. Et pour faire demonstrance que avec icelle vous voulez conformer plus ne ensuyvez ceste effrenee lascivité : delayssez ceste immoderee rage, qui tresfacilement peult les hommes transformer comme les compaignons de ulyxes. Et si bien distinctement considerez a quantes infelicitez, calamitez & miserables ruynes a conduict le monde, ceste inordonnee passion, tesmoignage en rend L’aphricque & L’europe. Qui medita l’extermination des Tarquiniens ?
Ceste exillee fureur. Qui discorda Cesar & pompee ?
Ceste inconsideree amaritude. Qui feist cruelz Les Romains avec les Sabins ?
Ceste peste universelle. Qui macula la maison imperialle de Claudius ?
Ceste frivole infirmité. Qui ruyna Marc Anthoine & Cleopatra ?
Ceste acerbe douleur. Qui suppedita Hannibal ?
Ceste commune forcenerie, par laquelle Siphas soubstint premier defaillir la foy, que d’icelle se priver. Qui tourmenta Demetrius ?
Ceste cruelle anxieté. Qui conduict a l’extremité Neron, Caius Caligula, Catiline & Sardanapalus ?
Ceste devorante flamme. Qui de infamie remplyt les altissimes entendemens de Platon, xercés, Aristote, Socrates & Ptolomee D’egypte ?
Ceste ardeur venerienne. Et si vous ne prestez foy aux antiques histoyres : lyre pouvez les modernes : & si voulez discourir par le monde, vous en verrez manifeste exemples : & si bien considerez par vous mesmes, pourrez juger que d’amours ne procede sinon travaulx, larmes, souspirs, gemissemens & cruciation de corps & d’ame.
Revocquez donc vostre pensee a meilleurs usages : Laissez le cultivage de la concupiscence, & vous recordez d’estre homme & non animal irrationnel.
Et par ce pourrez licencier ces inutiles passions : par lesquelles soubstenez tant d’angustieuses fatigues : & si tant de felicité vous succede, que vous en soyez liberé, a l’heure facilement occuperez vostre genereulx esperit a plus supremes & altissimes choses : ce que presentement n’est en vostre possibilité de faire. Car vous debvez croyre que estant en ceste volupté jamais ne vous pourrez adjoindre a choses aulcunes vertueuses ne prouffitables : car pour le continuel soucy que vous avez de avoyr la fruytion & jouyssance de la chose aymee, de vous sont expulsees toutes aultres cures & sollicitudes. Et s’il advenoit que de vostre dame vous devinssiez possesseur, peult estre que vostre vie ne seroit si doulce & tranquille, que vous estimez.
Car de plusieurs amans telle est la coustume, que depuis qu’ilz ont l’accomplyssement de leurs desirs, pour timeur & craincte d’en estre spoliez, en deviennent tressolliciteulx & curieulx gardiens laquelle curiosité ne peult estre sans passion de cueur, & est sans ordre & raison. Et pour ce considerant toutes ces choses : en vous demonstrant vertueulx vous est necessaire de poser les voilles a port plus tranquille : & si ainsi ne le faictes vous trouverez estre veritable, que celluy qui de bon conseil ne tient compte, convient que de travail abonde.
Combien que les raisons persuasives du prince feussent merveilleusement penetrantes, si n’eurent elles puissance de faire aulcunement varier mon cueur : mais tousjours augmentoit l’affection de veoir ma desiree Helisenne. Toutesfois ainsi je luy respondis.
Monsieur je vous certifie que les amiables exhortations & remonstrances que m’avez faictes, me prestent indubitable foy de l’amitié que vous me portés. Et si les yeulx de Juppiter furent vigilans au salut de celluy qui cinquante six ans le monde tant paisible gouverna, je ne estime les vostres envers moy moins clementz. Et pour ceste cause de plus en plus vostre benignité me oblige, & rend debiteur envers vostre altitude : a laquelle (par singuliere affection) desireroye faire service, qui luy fust acceptable. Et s’il estoit en ma faculté de delayer nostre partement (puis que je cognoys que nostre presence vous delecte) voluntairement consentiroye le demeurer : mais croyez que pour donner secours a ma debile vie, le partir me est tresurgent & necessaire. Et si bien congnoissiez, avec quelle force amour me domine & seigneurie, je me persuade que par doulceur & humanité, vous mesmes me stimuleriez de partir : Car certain suis que l’instigation que me avez faicte, en partye n’est que pour la recordation, que vous avez des malheurs : qui au temps preterit pour Amour sont advenus : mais si bien considerez, tous amoureulx ne sont si cruellement traictez au service de leurs Dames, que ceulx que vous avés prealleguez : dont sont procedees les entreprinses belliqueuses de Lancelot du Lac, Gamian, Gyron le courtoys, Tristan de cournouaille, Ponthus & plusieurs aultres chevaliers, sinon par le service D’amours, & eulx entretenir en la benivolence de leurs amyes ? Et par leur loyal servir ont merité de estre ascriptz au triumphe de renommee, Et par ce servent d’exemple a tous leurs posterieurs. Et quant a ce, que dictes que nous amans sommes tant agitez, persecutez & affligez, bien je vous concede, que souventesfoys pour n’estre satisfaict de son desir, l’on seuffre douloureuses anxietez. Mais si pour semblables tristesses, le amant deliberoit de amour se desister, bien se abuseroit : car si du principe une amour est dedans le cueur bien vivement inseree, l’on soubstiendroit premier toute crudelité que de icelle se priver : & la cause pourquoy se trouve tant de varietez en aulcuns personnaiges, est a l’occasion de la difference des amours : aulcunes procedent par longues & continuelles frequentations & secretes collocutions. Et a telles amours eslongnement de l’œil est oblivion de cueur.
Aultres sont qui ne ayment seullement que pour accomplir leurs effrenees libidinositez. Et a ceulx de coustume leurs advient comme il fist a Amon : lequel si ardemment desiroit sa seur Thamar : mais incontinent qu’il fut rassasié de son desir, l’ardeur d’amours fut estaincte : mais les amours desquelles l’on ne se peult jamais desister, sont celles qui de la premiere veue se pregnent car cela signifie que les personnaiges ne sont dissemblables de complexions : Et que le vouloir de l’ung facillement a l’aultre se peult confermer : Et telles amours perpetuellement durent. Et pour ce considerant que par le premier regard de ma tresdesiree dame amours eut de moy entiere possession, il n’est a croire que je m’en puisse aliener : & puis doncques qu’il n’est en ma puissance pour me conserver en vie, me fault chercher l’object dont je espere au temps futur, impetrer entiere remuneration de mes fatigues & peines preterites : car les dames aymees ne sont si cruelles, que a ung solliciteux amy ne donnent de leurs desirs contentement.
Apres que je euz exprimé telles parolles le Prince ne voulut plus insister au contraire de mon desir : car par evidence congnoissoit que en moy estoit decretee & affermee ceste mienne irrevocable sentence, dont il estoit merveilleusement marry : mais pour n’y pouvoir remedier, par discretion tempera son courroux. Et en consideration des aggreables services que nous luy avions faict, nous guerdonna suffisamment : puis apres le bon congé de luy & de la noble assistance prins, nous sequestrasmes.
FINIS.