Les angoysses douloureuses qui procedent damours
Narration
des adventures de l’une & de
l’aultre partie des amans.
Chapitre. VI.
Ce pendant que je escoutoie telles parolles, je feuz commeu a tant grande compassion que pour l’anxieté du cueur, fut ma face arrousee de affluentes larmes qui de mes yeulx distilloyent. Et quand je peuz parler, je luy dictz, helas ma bonne maistresse, comme a il esté possible que ta delicate personne ayt peu soustenir tant de cruelz & insupportables tourmens, certes l’on te debveroit colloquer au Cathalogue des martyrs, & de toy faire solennelle commemoration : mais comment monsieur ton mary a il esté si cruel, veu que jamais en amours ne te fust impartie aultre delectation que le regard & le parler pour cela tu n’avois merité si griefve punition.
A ces motz Madame me respondist, tu ne te doibs esmerveiller de mon mary : car par l’instigation de plusieurs langues malignes, il estoit stimulé a me tourmenter : car tu doibs croyre que l’on luy a faict tant de rappors que tu detractoys de moy, que a ceste occasion il estoyt tant perplex & doubteux qu’il ne sçavoit par son jugement, lequel determiner : ou si me conserveroit en vie, ou si a icelle il imposeroyt fin : car soys certain que s’il fust advenu, ou s’il advenoyt que je parvinsse a ce cinquiesme & dernier degré d’amours & que la chose vint a la notice de mon mary, tu doys entendre qu’il ne vouldroit ensuyvre l’exemple du Grec : lequel par le Phrygien, de sa femme fut spolié : Et nonobstant son ravissement voluntaire, si ne receut elle aulcune punition. Mais depuis le dixiesme an a son mary feist retour : lequel benignement la recuillit & accepta.
Aussy Philippe de Macedoine les amours de sa femme patiemment supporta. Mais bien suis seure que de telle pitié envers moy ne seroyt usee, car de la plus cruelle & ignominieuse mort que l’on pourroyt excogiter, l’on me feroit exterminer & prendre fin. Considere donc en quel peril estoyt ma vie par le dangereulx mors des langues pestiferes : qui ont prononcé ce que je croys n’avoyr jamais esté par ta bouche proferé. Je pense bien que quelque foys par attediation ta patience estoit expugnee : Et pour ce ne pouvoys user de telle discretion, comme l’urgente necessité le requeroyt, & a cause de ce, je presuppose que tu peulx avoyr dict quelque legers propos, non pas telz que les faulx relateurs m’ont recité, lesquelz pour honnesteté je me deporte de referer. Et aussy pour ne causer anxietez en noz cueurs, veulx imposer fin a ce propos : Te suppliant que ne me veuille imputer a malignité de courage, pourtant si je te rememore tes petites faultes : lesquelles je t’ay dictes seullement pour te donner a congnoystre la peine que toy & moy avons souffers, pour ne sçavoir simuler & faindre le contraire de ce que ton cueur & le mien desiroient. Ces parolles dictes, a ce qui s’ensuyt je donnay commencement :
Ma Dame je voys apertement, que les faulx delateurs ont esté occasion de noz tourmens, Et si quelque foys par impatience, comme tu dictz, j’ay indiscretement poursuivy mon amoureuse entreprinse pour deux causes je doibs impetrer mercy : l’une si est, pour ce que amour excessif a ce faire me contraignoit : Et l’aultre pour les peinez & travaulx insupportables que a ton service j’ay soufferte.
Disant ces parolles, elle interrompit propos : Et en soubriant, me dist : Guenelic, tu as oublié a dire ce que plus a ta cause serviroit : c’est que telle est l’humaine virile condition que l’homme pour n’estre satisfaict promptement, & a son desir, il se fastidie & ennuye : Qui souvent est cause de les faire exceder les metes de raison. Et pour ce si de cela l’on prenoit punition, bien peu en demeureroyent impuniz. Apres telles parolles ouies je luy dictz, Ma dame combien que telles excuses (que pour moy tu cerches) soient en desprisant le sexe viril, si ne te veulx je de ce reprimer : car il me souffist puis que de ta bonne grace je ne suys spolié : si te supplie de ne plus parler de chose qui nous puisse aulcunement contrister. Et veuille mediter & penser les moyens plus convenables pour te jecter de ceste captivité : affin que joieusement je te puisse emmener. Incontinent apres avoir ce dict, ma dame commença avec sa doulce voix a telles parolles former.
Tresdoulx amy, peu souvent advient que le temps trop serain n’apporte tempeste : aussy les demesurees lyesses si elles ne sont temperees, se reduisent en amaritude : je voys par tes gestes & contenances que grand jubarité t’est irritee : & te semble chose facile de me pouvoir delivrer, & ceste ymagination te procede a cause de l’affectueulx desir que tu en as. Mais si tu es bien considerant, tu penseras que es choses ou les vies & honneurs concernent, l’on doibt bien cogiter & penser, & puis faire sentence & conclusion.
Et premier que je te declaire quelle est mon opinion : je te supplie que me veuille narrer quel a esté l’estat de ta vie, depuis que tu fuz adverti de mon absence.
Apres telles parolles, pour satisfaire a son desir, sans riens reserver luy exprimay toutes les calamitez & miseres soubstenues en mes penibles & fatigieux voyages dont elle eust telle compassion que par adventure ne fut si grande a Scipion envers Massinissa.
Car je veis ses beaulx yeulx vers, arrousés de petites larmes ressemblant a perles orientales : lesquelles glorieuses larmes furent conciliatrices & confort de toutes mes peines preterites. Et quand la mienne dame vit que j’avoys achevé mon propos, ainsi me dist :
Je congnoys assez, O unicque seigneur, confort & salut de ma vie, que pour cause de l’affection que tu me porte, que sans tranquilité ne repos, tousjours a esté ta vie : mais puis que fortune de ta presence m’a faict digne, en mettant fin a mes lamentations, t’exposeray le moyen (entre tous les aultres) bien pensé & excogité, qu’il me semble plus utile pour a noz intentions parvenir. Et pour te le divulguer, tu doibs entendre que si en ta faculté estoit de captiver la benevolence de celluy qui est commis pour la garde de ceste prochaine forestz, il me semble que nostre nef seroit joincte au seur & desiré port : car cestuy homme a grand privaulté & familiarité au portier de ce chasteau. Et a cause de leurs accoustumees conversations, il frequente souvent en ce lieu. Parquoy au moyen de sa congnoyssance tu pourras facilement avec luy entrer, & aussy ceulx de ta compaignie : mais il fault attendre l’opportunité. Et si est chose tresurgente que tu saiche bien premier que tu viengne, si la dame maldisante ne sera point en ce lieu : car comme je t’ay predict, je suis certaine que de brief elle viendra. Je t’ay declairé toute ma conception & ultime conclusion : reservé toutesfoys que si aultre estoyt ton opinion, a ta prudence je m’en rapporte. Quand j’eux le tout entendu telles parolles je luy dictz.
O ma doulce dame, moderatrice de tous mes travaulx, tes discretes melliflues & doulces parolles me prestoient une suavité qui me preserve de tout ennuy pour la nouvelle joyeuseté : si que a grand peine puis faire louenge condigne de ton utile conseil. Mais toy estant celle, en laquelle reside prudence & humanité, selon ta benignité accoustumee m’excuseras. Et pource que la deesse qui envers Orpheus fut tant piteuse, qu’elle consentit Eurydice restituer, desja commence sa corne musser, contraincte me sera le sequestrer. Mais combien que je me parte avec le corps, de l’ame je te laisse dame & maistresse. Et te supplye que ne te veuille contrister, si mon retour est plus tardif que toy & moy ne desirerions : & ne pense que la dilation soit par ma coulpe maligne : mais pour donner meilleur principe a noz choses, a ce que bonne fin s’en puisse ensuyvir.
Et lors doulcement respondant me dist : Guenelic grandement je loue ceste tienne consideration : & ne soys timide que ton absence me soit tant triste que ne la puisse patiemment tolerer : puis que je seray certaine, que elle ne sera sinon que pour attendre le temps opportun. Et pourtant va t’en en paix, en ayant souvenance de moy. Et a l’heure apres le doulx & amyable congé de elle, je me departiz.