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Benjamine : $b roman

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VIII
L’ESTACADE GUY-DE-MAUPASSANT, A CANNES

Montchanin, effrayé des conséquences que pouvait avoir une pareille émotion, si elle se renouvelait, se jura de ne plus revoir Benjamine. Benjamine se jurait, pendant ce temps, qu’elle n’aurait pas d’autre époux que lui.

Beaucoup de femmes, aujourd’hui surtout, affirment être les égales de l’homme et se prétendent semblables à lui. Elles vont répétant volontiers que l’homme et la femme sont égaux devant l’amour, pareils dans leur manière d’aimer, pareils dans la faute d’aimer ; or, tout les contredit.

En Provence, une locution populaire exprime la facilité de l’homme à oublier les émotions d’amour qui engagent au contraire, pour toujours, un cœur de vraie femme. On dit de l’homme : « Il tourne son chapeau sur sa tête et n’y pense plus ! » Où l’homme accorde une seconde, la femme, sachant qu’elle engage des années, préfère donner sa vie, toute, et se sent alors dans le vœu de sa destinée naturelle, profonde. Celle de l’homme est peut-être précisément contraire. Elle ne comporte pas par essence cet idéal : l’amour unique. Pour l’homme, cet idéal est une création artificielle ; il n’y consent que par élévation d’esprit et de cœur, pour suivre la mère dans ses douleurs.

L’Islam est peuplé de sérails. Cela ne s’accorde point à notre idéal, mais ne heurte pas les possibilités naturelles. Imaginez un opéra-bouffe, où, dans un Islam fantaisiste, les femmes prendraient le rôle des hommes. Et concluez.

Benjamine sentit que sa destinée était fixée.

Les roitelets de cette année savent qu’ils doivent construire un nid et comment, à quelle hauteur, loin de quels pièges, près de quelle source. Au cœur des jeunes filles, un roitelet chante en qui se révèle la longue expérience des siècles d’amour.

— Je n’aurai pas d’autre mari que Jean, se répétait Benjamine, en reprenant, à travers les allées du parc, une lente promenade qui lui était délicieuse.

Et elle se répétait :

— Je comprends, maintenant ! A présent, je suis sûre de l’aimer. C’est vrai qu’on voit la personne comme si elle était présente, et qu’on la voudrait là, toujours. Il est parti ! si vite !… mais ce ne peut être pour longtemps. J’expliquerai à papa que, depuis ce matin, tout est changé, puisque je ne savais pas bien si j’aimais assez. Et maintenant, je sais.

Le souvenir du baiser de Jean se mêlait aux arômes de fleurs qui flottaient autour d’elle et elle le respirait dans l’odeur tiède de cette soirée de printemps.

Juste à la même minute, Montchanin, de retour à Cannes, s’interrogeait sur ce qu’il allait faire et raisonnait à peu près ainsi :

— Mon garçon, il est évident que tu as fait fausse route. La jeunesse est inconsidérée, Montchanin, et tu es bien jeune. Certains de tes amis, qui, à ton âge, ont déjà vécu et sont même déjà blasés, t’ont répété mille fois que ta relative sagesse était un nid à surprises, que le jeune homme trop sage se prépare des folies dangereuses et que tu finirais mal. Je commence à le comprendre. J’ai beaucoup travaillé, et, à cause de cela, ce n’est pas ma jeunesse qui a vécu en moi, c’est un bureaucrate. Les plaisirs réguliers ne nous arment pas contre l’inattendu, ne nous enseignent pas l’art des fréquentes intrigues, ne nous documentent pas sur le fond de la vie. Je suis un diplomate de bibliothèque ! Cela n’est pas pardonnable à mon âge, je ne sais rien des femmes. Finissons-en. — Je vais chercher aventure, et demander à de belles capricieuses l’oubli de mon rêve dangereux. C’est dit… Et en concluant ainsi, je suis encore sage, mais plus finement. En effet, Benjamine Guirand n’est pas pour moi. Je l’aime, c’est clair, de toutes les forces de mon âge, qui est impérieux — et voilà ce qui peut me rendre l’aventure cruelle. Mais pourquoi m’obstinerais-je ? Outre que je ne réussirais pas contre la volonté de Guirand — je passerais pour un intrigant, capteur de dot. C’est inutile. Admettons que Benjamine attende sa majorité… c’est encore un peu loin, et il faudra l’épouser sans dot — ce qui serait une autre folie. Mon imagination s’est montée, démontons-la… Elle n’a pas eu l’air d’une amoureuse bien exaltée, ma petite amie : tant mieux. Elle n’aura qu’un peu de mélancolie gentille, en pensant à moi. Quant à moi, je suis un homme ; je réagirai ; je ne me donnerai pas le ridicule de montrer un désespoir inutile. Je jure donc qu’à la première femme de ma connaissance qui se hasardera à me sourire, je demanderai l’oubli de cette minute de tout à l’heure.

Ainsi se parlait Montchanin, au fond triste un peu, — mais les jeunes hommes modernes savent qu’aujourd’hui on réduit un amour comme une luxation. Il se faisait, non sans courage, le chirurgien de soi-même.

Et il monologuait, tout en se promenant à pied sur la plage de Cannes, où sa voiture l’avait ramené.

La grande courbe de la plage, bordée d’hôtels et de jardins, s’arrondissait devant lui. Il la suivait sous les palmiers, et regardait de temps en temps, à droite, la mer d’un gris lilas, doux comme les tons changeants des gorges des tourterelles. Là-bas, l’île de Sainte-Marguerite émergeait avec ses rocs, sa forteresse et ses verdures, hors de l’eau tranquille et nuancée. La lumière se baignait dans l’eau profonde comme une déesse dont le corps onduleux jouerait à montrer et à cacher tour à tour ses lignes fuyantes, sans cesse entrevues, sans cesse perdues, sous les transparences des vagues. Montchanin se disait que les fables voluptueuses de l’antiquité étaient bien belles. L’éternelle Aphrodite sortait des eaux, là, sous ses yeux, nue et attirante… Elle appelait sa jeunesse. Le jeune homme rêvait d’un départ chimérique pour une île enchantée. N’était-elle pas là, l’île d’amour, la Cythère du peintre ?…

Son regard, ramené vers le rivage, tomba sur la longue estacade de bois et de fer que le romancier Guy de Maupassant fit construire pour son usage et qui porte son nom.

Au bout de cette estacade qui semblait un pont de rêve, lancé vers le vide — un yacht — amarré au pilotis, se balançait. C’était Le Cygne, le yacht de la baronne de Triancey.

La petite baronne parut sur le pont. Il la reconnut et se dit : « Tiens ! » Un matelot, en jolie tenue de flanelle blanche, grimpa l’échelle agilement et rejoignit Montchanin. Par le pont du rêve, une aventure venait à lui. Il s’en douta, se rappelant les amabilités de la jolie baronne.

Le matelot, arrivé à terre, accosta Montchanin demeuré immobile.

— Tiens ! c’est vous, Cyprien !

— Oui, monsieur, dit le valet de chambre qu’on déguisait en marin à bord du yacht. Oui, monsieur, c’est bien moi. Madame la baronne demande à M. Montchanin à quelle heure il veut dîner, à bord, ce soir. Si monsieur veut embarquer tout de suite, on dînera au large, par ce beau temps.

— Je vais répondre moi-même à l’invitation, dit Montchanin.

Il s’engageait sur la passerelle quand une voix l’appela :

— Jean !

C’était Guirand, là-bas, sur le quai.

Guirand venait de rendre visite à la baronne. Pourquoi ? pour lui parler de Montchanin qu’elle avait, non sans dépit, remarqué pour son indifférence auprès d’elle.

— A son âge ! disait-elle, quelle honte ! il ne sait pas chanter la Romance à Madame !

Guirand s’étant retourné pour jeter un dernier coup d’œil sur le yacht de la baronne, avait aperçu Montchanin ; il retourna sur ses pas et dit à Cyprien :

— Priez votre maîtresse de m’excuser si je retiens M. Montchanin deux minutes encore.

Le valet de chambre retourna à bord aussitôt.

Montchanin regardait Guirand d’un air un peu embarrassé.

— Ah ! vous êtes ici ! lui dit Guirand, et sans être venu nous voir ?

Il examinait Jean d’un œil qui exigeait la sincérité.

— Pardonnez-moi, dit Jean ému, j’arrive de la villa des Myrtes.

Guirand le regarda jusqu’au fond des yeux.

— Ma femme vient de rentrer. L’avez-vous rencontrée ?

— Non, dit Jean.

— Et… avez-vous vu ma fille ?

Jean pâlit.

— Oui, dit-il.

— Vous a-t-elle communiqué l’expression de ma volonté ? dit Guirand sèchement.

— Oui, monsieur.

— Et qu’en pensez-vous ? demanda Guirand, d’un air rude.

— Monsieur, dit Jean avec une franchise habile, vous pouvez être tranquille. Si j’ai pu rêver un moment, comme un enfant, je me suis éveillé de mon rêve. Je ne suis ni un poète ni un fou. Je comprends que la vie est un problème et non un poème. Je n’aurai pas la sottise d’opposer mon espérance d’adolescent à vos projets de père et d’homme politique. De plus je vous suis très reconnaissant des grandes bontés que vous avez toujours eues pour moi… Soyez tranquille, si pénible que cela puisse me paraître, on ne me verra plus dans votre maison.

Guirand lui tendit la main.

— Honnête garçon ! dit-il.

Il ajouta :

— J’aime votre caractère et vos idées, mais j’ai des projets arrêtés. Amine vous les a expliqués peut-être. Maintenant, n’exagérons rien. Vous n’étiez pas un fiancé ; il n’y a donc pas de rupture entre nous. Ne plus nous voir serait un peu sévère. Deux ans d’absence arrangent bien des choses… Je vais, mon cher, pour votre repos et le nôtre, vous faire envoyer par le ministre dans un bon poste. Mais donnant donnant, — j’achète votre renoncement… au rêve. Payez loyalement. A quelque chose malheur est bon : je vous ferai gagner trois ans de carrière. Adieu. Je vous reverrai ces jours-ci, à Paris… En attendant, bonne traversée.

Il cligna de l’œil :

— Mes compliments à la petite baronne. J’ai vu tout à l’heure, à la gare, son débauché de mari qui repartait pour Monaco… Allez rêver aux étoiles, mon ami… et prendre de l’assurance. Il faut ça à un futur diplomate. Adieu donc et comptez sur moi, car je peux compter sur vous, n’est-ce pas ?

— Aveuglément, monsieur.

Jean regarda s’éloigner M. Guirand.

— Ma fortune est assurée, se dit-il. Se faire un ennemi de cet homme-là, ce serait de la folie !

Il s’engagea sur la passerelle.

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