Benjamine : $b roman
CINQUIÈME PARTIE
I
QU’EST-CE QU’UN IDÉAL ?
Le lendemain Guirand emmenait à bord de son yacht tous ses invités.
Les expériences du sous-marin de Trézelle réussirent au gré des juges officiels. Trézelle était enchanté. Il offrit alors aux invités de Guirand de les prendre, par petits groupes, à bord du Drac. Plusieurs hommes et toutes les femmes, sauf Benjamine, déclinèrent l’invitation.
Le Drac s’immergeait en demeurant horizontal, — séjournait quelque temps sous l’eau, — puis reparaissait à la surface, ici ou là, comme un monstrueux cétacé évoluant au milieu des majestueux cuirassés de l’escadre.
Trézelle (à la suite de Goubet) s’efforçait d’améliorer sans cesse les conditions d’habitabilité de son sous-marin. Elles étaient déjà assez bonnes, pour qu’il pût offrir à une femme courageuse une courte promenade dans les profondeurs de la mer.
Voyant Benjamine prête à descendre du yacht de Guirand à bord du Drac, Montchanin s’avança. Courcieux, qui était près de Trézelle, fit un mouvement imperceptible pour intervenir. Trézelle se tourna vers Courcieux et, en le regardant, il dit d’une voix très basse :
— Ne craignez rien !
Déjà le matin, à la façon dont Trézelle lui avait serré la main, — Courcieux avait compris qu’il avait reçu les confidences d’Amine et qu’il était son ami bien plus et bien autrement que la veille.
Trézelle dit très haut, du ton d’un capitaine, seul maître à son bord :
— Je vous préviens que vous n’êtes pas des nôtres cette fois, monsieur Montchanin.
Courcieux regarda le duc. Le duc souriant répondit à ce regard :
— Je te l’avais bien dit. Elle se sera confessée. Tu as un allié et un bon ! Laisse-la faire avec lui sa petite descente romanesque au fond de la mer. Montchanin enrage !
Montchanin regardait l’étrange sous-marin. Cette masse sombre avait l’air d’une baleine morte, flottante à la dérive… Tout à coup cette chose inerte s’anima, s’abaissa, se borda d’une légère écume ; elle s’abaissa encore ; les vagues au-dessus d’elle se rejoignirent et elle disparut sous l’eau profonde.
Amine, au fond de l’eau, dit à Trézelle qui lui donnait une explication distraitement écoutée :
— C’est la nuit de la tombe avec le charme de la vie… Pourquoi pas toujours ?
Dans l’après-midi, chez Guirand, Trézelle, félicité de tous côtés, ne savait à qui répondre.
Enfin on se lassa du Drac ; et, après le déjeuner, on se répandit par groupes au fumoir, au billard, au salon et dans le parc, sous les ombrages épais des mimosas.
Le duc s’approcha de Trézelle, la main ouverte :
— La veille d’une si grave journée, dit-il en souriant, un inventeur n’était pas, je pense, un fleurt bien dangereux, mon cher Trézelle. J’ai donc vu sans déplaisir, hier soir, que vous faisiez la cour à ma nièce… J’admets du reste qu’il y ait dans certains cœurs de femme des peines mystérieuses auxquelles un ami honnête homme peut apporter plus de bienfaisante douceur qu’un mari. Le point de vue du mari gâte parfois son jugement. Il y a la part à Dieu.
— Et la part du pauvre, dit Trézelle.
— Oh ! fit le duc, je vous connais. Vous êtes un grand riche de cœur. Je crois que ma chère Amine gagnera quelques pures joies à vous avoir pour confesseur. Et c’est ce que je tenais à vous dire, afin qu’il n’y ait pas de malentendu, jamais, entre mon neveu et vous. J’aimerais vous voir prendre sur elle un peu d’influence. Entre nous, j’ai peur de ses exaltations… Voulez-vous un cigare ?
— Volontiers.
Ils fumaient en silence. Le duc attendait, laissant Trézelle réfléchir. Il dit tout à coup :
— Vous comprenez bien que je n’ai pas de curiosité inutile. Si j’ai besoin de savoir, c’est pour la servir, la pauvre petite. Eh bien, dites-moi… Vous a-t-elle livré son secret ?
Trézelle le regarda :
— J’aime mieux cette question nette, monsieur le duc. Et je réponds oui.
— Tout entier ?
— Je le crois.
— Vous a-t-elle dit que, la nuit même de son mariage, elle a voulu mourir ? qu’elle a essayé de mourir ?
— Oh ! oh ! dit Trézelle, cela, elle ne me l’a pas confié, — mais cela ne me surprend pas.
Le duc soupira :
— Voyez-vous ! Cela ne vous surprend pas ? Il faut donc que vous ayez vu, à quelque signe, qu’elle est capable d’une résolution extrême… et qu’on pourrait déterminer trop facilement !… C’est à cela par malheur que personne autour d’elle ne semble plus songer… et c’est ce qui m’effraie, moi, comme une menace perpétuelle. La présence de Montchanin peut la pousser à quelque folie. Ses parents ne lui sont d’aucun secours. Son père, c’est moi. Voulez-vous m’aider à sauver cette pauvre enfant, monsieur Trézelle ?
— Monsieur, dit Trézelle, je me suis senti en effet, hier soir, en présence d’une âme singulière et bonne que la folie et la mort attirent également. Hier matin encore, Mme de Courcieux me semblait seulement un peu étrange. Depuis hier soir, j’ai entrevu en elle une âme d’héroïsme mais aussi de vertige. Ce que vous me dites achève de me la faire comprendre.
Il regarda le duc et dit avec un sourire triste et grave :
— Elle a besoin de beaucoup d’affection, monsieur, et je serai pour elle, puisque vous le voulez bien, — un ami dévoué, mais l’amitié ne comblera pas le vide d’un tel cœur… et c’est pourquoi je partirai demain, — prêt à agir quand vous voudrez, comme vous voudrez, pour la servir avec vous.
— Bien ! dit le duc, je ne suis nullement surpris ; cela est de vous ; mais n’a-t-elle pas son enfant qui la garde ?
— Elle craint de retrouver un jour dans ce petit être le souvenir trop vivant du père — qui maintenant lui fait horreur… Je vous dis ces choses, monsieur le duc, croyant utile pour elle, et utile au premier chef, que vous les sachiez.
— Ah ! il lui fait horreur ? C’est beaucoup, cela !
— Je ne sais pas si cela vaut mieux, répliqua Trézelle… Si elle en aimait un autre, — elle me l’a dit — elle mourrait. Cette parole a été appuyée d’un regard qui ne permet pas une ombre de doute sur la sincérité de la menace… C’est tout, monsieur le duc.
Le duc vit bien qu’il avait appris tout ce que Trézelle pouvait lui dire et il se rendit aussitôt près de Courcieux.
Courcieux, ayant écouté son oncle, chercha à parler à Guirand, qu’il ne put voir seul à seul tout de suite.
Amine, prétextant une fatigue, avait déjeuné chez elle et n’avait pas reparu.
Montchanin errait comme une âme en peine à travers le parc, guettant le retour de la jeune femme, méditant de la voir chez elle s’il trouvait une minute favorable…
De très mauvais sentiments bouillonnaient en lui. Il était jaloux de Courcieux, jaloux de Trézelle. Il ne croyait rien de ce que lui avait dit Amine. Il se sentait blessé par ce qu’il appelait un mensonge banal. « Elle me croit donc stupide ! se répétait-il. Elle croit donc que j’ai toujours douze ans ou même vingt ! que la vie ne m’a rien appris ! Ainsi ce Courcieux, depuis trois ans, dormirait sous le même toit qu’une femme jeune, jolie, sur laquelle il a tous les droits… Quel prétexte lui eût-elle donné ? Lui aurait-elle donc tout avoué ?… Mais elle était mariée depuis un an, — quand elle m’a revu — et alors elle s’est livrée tout de suite, en femme résolue d’avance et non pas en vierge effarouchée !… Son mensonge est stupide et ne mérite pas examen… Et c’est avec cette fable qu’elle veut me tromper, non pas seulement sur son mari, mais encore sur plus d’un autre sans doute… car elle en a d’autres… c’est sûr… puisqu’on le dit !… (La baronne lui attribue l’amiral V… et le député Z…)… Elle veut me tromper surtout sur ce beau Trézelle ! Il m’agace, celui-là !… Je veux lui faire entendre au moins que je ne suis pas sa dupe. C’est bien le moins qu’un… amant tel que moi ait sur un mari l’avantage de pouvoir montrer qu’il se sait trompé. Il ne faut jamais avoir l’air jobard. On serait perdu de réputation ! »
— Ah ! vous voici, monsieur Trézelle ?
— Me voilà, monsieur Montchanin.
— Vous ne semblez pas en belle humeur. On vous a pourtant tressé assez de couronnes, ce matin. Tout le monde est à vos pieds, — même et surtout les femmes. La petite marquise n’est pas la moins enthousiaste. Mes compliments !
— Monsieur, dit Trézelle froidement, je n’aime pas beaucoup qu’on désigne une femme trop familièrement devant moi, quand même on y aurait des droits.
— Amine, dit Montchanin narquois, est ma petite amie d’enfance.
— Raison de plus pour n’en parler qu’avec admiration et respect — car, puisque vous l’avez toujours connue, vous ne pouvez pas ignorer qu’elle mérite ces deux hommages.
— Je l’admire et je la respecte infiniment, mon cher monsieur Trézelle, mais prenez garde : quand on se fait, à propos de rien, le champion d’une femme, on risque fort de laisser voir plus d’admiration que de respect.
Trézelle regarda Montchanin comme un homme en regarde un autre avant de l’insulter.
— Je vous croyais au mieux ensemble, dit Montchanin avec son rictus le plus irritant.
— Monsieur, dit Trézelle, si c’est là un aimable badinage, vous le cesserez à ma prière. Si c’est un persiflage, je ne suis pas d’humeur à le supporter, quoique, ici, nous ne soyons chez nous ni l’un ni l’autre.
Montchanin se redressa, rageur, et dit avec son sourire d’ironie semblable à une grimace :
— C’est fort mal recevoir un ami, monsieur Trézelle. Je venais vous donner un conseil — que voici et que je vous engage à suivre. Fermez les portes sur vos secrets, croyez-moi. Dans ce beau Midi, nos villas sont nuit et jour grandes ouvertes et, du large, avec une longue-vue, le yachtman qui se promène aux étoiles peut, sans mauvaise intention aucune, voir, comme un Asmodée, ce qui se passe dans les intérieurs. C’est tout ce que je voulais vous dire.
— Vous vous battez, n’est-ce pas, monsieur Montchanin ?…
— C’est selon, dit Montchanin.
— Selon quoi ?
— Selon l’utilité que j’y trouve.
Trézelle eut un mouvement de dégoût, puis il se sentit envahi par une immense tristesse, à l’idée que Benjamine ne se trompait pas sur les sentiments de cet homme.
L’envie absurde lui vint alors d’expliquer à Montchanin la vérité, toute la vérité sur Benjamine. Probablement ce serait peine perdue. Et cependant ! qui sait ?… Il commença :
— Je voudrais essayer, monsieur, de vous faire comprendre une situation touchante, que vous avez créée et que vous paraissez ne pas bien voir. Une explication entre nous vaudra peut-être mieux qu’une querelle.
Montchanin pensa que Trézelle s’apprêtait à lui mentir. Il se dit : « Méfions-nous. »
Trézelle continua :
— Ce que j’ai à vous dire me sera facilité peut-être par votre réponse à la question que voici : « Savez-vous bien, monsieur, ce que c’est qu’un idéal ? »
Montchanin eut un instant l’air stupéfait d’un directeur de théâtre de genre à qui un jeune poète présenterait une comédie en vers.
— C’est le rêve des faibles et des vaincus, dit-il enfin froidement. Ça n’existe pas. C’est un mensonge utile aux impuissants et que, autrefois, on appelait Dieu.
— Il m’avait semblé, ce matin même, vous entendre parler je ne sais à qui comme un homme resté fidèle aux vieux idéals et qui croit encore en Dieu, malgré les railleurs.
— En effet, dit Montchanin, riant, quand il y a du monde, j’y crois quelquefois. En diplomatie, tout dépend de l’interlocuteur.
Trézelle songea :
— Ce cynique est donc le père de cette enfant ! Et voilà l’homme que cette malheureuse femme appelait son époux devant Dieu !
Et il demeurait là, incertain de ce qu’il allait faire, lorsque Courcieux, que ni l’un ni l’autre n’avait entendu approcher, s’avança entre eux, s’interposant presque, quoique sans la moindre restriction :
— Je vous demande pardon de vous déranger. Voulez-vous me permettre de causer un instant avec M. Montchanin, mon cher Trézelle ?
Trézelle s’inclina légèrement, et, après une hésitation :
— Je suis tout à vous, mon cher marquis !
Sur ce mot, il s’éloigna.