Benjamine : $b roman
V
PAR UNE BELLE SOIRÉE
Maintenant tout le monde était dehors, sous les arbres, sous le grand ciel scintillant d’étoiles pâles, devant la mer entrevue à travers les troncs puissants des palmiers. Les réverbères éclairaient les carrefours du parc, à chaque angle des massifs. Quelques-unes des innombrables lanternes vénitiennes préparées pour le lendemain étaient allumées. Montchanin guettait le retour de Benjamine. Il pensait bien qu’elle était allée aux Agaves. Il l’attendait, près de la porte par où elle devait rentrer dans le parc, tout près de la pièce d’eau des Guirand, au bord de laquelle flottait, mollement, sous un saule, une petite embarcation amarrée. Il dénoua l’amarre, la laissa tomber à terre et retenir la barque de son seul poids. Tandis qu’il attendait, Trézelle passa près de lui en quête d’un peu de solitude.
— Monsieur Trézelle ? dit Montchanin.
— Qu’y a-t-il, monsieur ?
— Vous voilà bien rêveur. Vous pensez à la petite marquise ? Elle est jolie, n’est-ce pas ? Moi, je ne sais plus rien du monde. J’arrive de si loin… mais on dit qu’elle a des amants, le croyez-vous ?
— Tout est possible dans cet ordre d’idées, fit Trézelle ingénument, mais ici je suis tout à fait mal renseigné.
— Vraiment ? si mal que cela ?
— Je vous assure, dit Trézelle, qui s’en alla en se disant : « Au fait ! elle est très gentille. »
Amine parut. Elle n’avait pas aperçu Montchanin, un peu dissimulé par les branches retombantes du saule. Il la saisit au passage, par le bras.
— Benjamine !
Elle demeura interloquée, sans souffle, sans voix.
— Montez dans la barque, fit-il à voix basse. Venez. A quelque distance du bord, nous causerons librement.
Et doucement il l’attirait près de lui, dans la barque.
Elle demeura d’abord comme suffoquée, immobile d’étonnement et de terreur. Quand elle put articuler un son, elle appela :
— Monsieur Trézelle !
Elle avait aperçu Trézelle, assez proche encore.
Il accourut suivi, dans l’ombre, de Courcieux que suivait le duc marmottant : « Laisse donc faire. Je te dis que c’est la fin de la crise. Il fallait ça. »
— Madame, interrogea Trézelle, vous avez bien voulu m’appeler ?
— Voulez-vous faire une promenade en bateau ? dit-elle, d’une voix tout à fait rassurée.
Trézelle, amusé, prit place dans la barque et dit en riant :
— A trois ?
— Non, à deux ! répliqua rageusement Montchanin qui sauta à terre.
Et, du pied, il poussa loin du bord la fine barque, qui disparut sous la retombée des branches.
Montchanin aperçut alors Courcieux et vivement il s’esquiva à travers un massif.
— Est-ce assez clair ? disait le duc. Montchanin a reçu son paquet. Il n’en veut pas. Elle lui a expliqué nettement la situation. Il n’y peut pas croire. Il se dit : « Ça n’est pas humain ! » En quoi il se trompe puisque cela est. Tous les sceptiques se fichent dedans, en présence d’une vérité un peu jolie. Ils croient tous qu’on veut feindre afin de mieux dissimuler, comme dit l’autre. Alors, il lui faut une explication. Il la lui faut à tout prix. L’explication c’est Trézelle : et plutôt que d’être en tiers avec Trézelle, qu’il étranglerait volontiers, il lui livre Amine. Il ne tient qu’à une chose : n’avoir pas l’air jobard. Nous connaissons ça. Il essaie en conséquence de perdre en beau joueur. Et la pauvre femme ne lui pardonnera pas cette horrible injure, qui décidément le lui montre tel qu’il est. Donc, tout va bien… Ne tremble donc pas comme ça. Je parie que c’est Trézelle qui lui donnera des gifles ! Brave Trézelle ! tiens, le voici. Il n’a pris que le temps de ramener la barque, avec ses mains dans l’eau pour avirons… Voilà qui est clair !
Mais si peu de temps qu’eût passé Trézelle dans cette barque, avec Amine, cela lui avait suffi pour être ému, un peu, par sa solitude auprès d’elle. La barque était étroite. Il sentit la jeune femme toute tremblante d’une terreur dont il croyait deviner la cause… Évidemment, elle n’avait pas toujours été aussi sévère à ce Montchanin. Le dépit de celui-ci était visible. Il avait dit à Trézelle : « Elle a des amants, n’est-ce pas ? » Et voilà qu’il semblait que ce fût lui, Trézelle, l’élu du moment. Elle se montrait, en effet, très affectueuse pour lui, et très ouvertement. Qu’était-elle ? que voulait-elle ? La curiosité du jeune homme s’éveillait.
Dans ce parc, sous la nuit, un charme d’amour flottait. Trézelle rêvait…
Guirand cherchait Courcieux. Il parvint à le joindre.
— Deux hôtes nouveaux me sont annoncés pour demain, lui dit-il. Je ne sais où les loger, à moins que vous ne les receviez chez vous.
— Mon cher Guirand, dit le duc, je serai charmé, pour ma part, d’emmener aux Agaves, dès ce soir, M. Trézelle, avec qui j’ai besoin de causer un peu…
Et tout bas il dit à Courcieux :
— Ça mettra Montchanin hors des gonds.
Il se tourna vers Guirand.
— A propos, mon cher Guirand, je vous recommande la candidature du petit Montchanin. Je veux le voir ambassadeur, celui-là ! Ça m’amusera et ça nous en débarrassera. Commencez donc par nous le nommer plénipotentiaire quelque part. Pourvu que nous ne le voyions plus, nous serons bien heureux de son avancement. A demain.
— A demain, dit Guirand. Quant à Montchanin, j’ai lieu de croire que sa nomination est signée depuis vingt-quatre heures.
— Oh ! fit le duc, si vous voulez m’être agréable, vous me chargerez de la lui faire tenir… J’ajouterai un post-scriptum oral à la lettre ministérielle.
Trézelle se rapprochait, avec Benjamine.
— Monsieur Trézelle, dit le duc, vous venez avec nous ; on est très mal chez Guirand, à cause de Montchanin, qui doit vous déplaire comme à nous. Amine, prenez donc le bras de Trézelle, cette allée monte beaucoup… J’ai à causer avec Courcieux.
Et à Courcieux, il disait en cheminant :
— Il ne faut pas trop demander aux nerfs d’une pauvre femme. En ce moment, vois-tu, celle-ci a le cœur bien gros. Il éclate, son cœur. Elle souffre. Eh bien, puisque tu as confiance dans le caractère de Trézelle et confiance en elle, laisse-les un peu jaboter ensemble. Elle a besoin de ça et elle t’en saura gré. Un jour, tout se retrouve, en fin de compte, dans un cœur de femme. Songe donc ! je ne t’en fais pas un crime, mais enfin tu t’amuses quelquefois, toi ! ton drame est sombre, je le veux bien, mais tu es toujours dans les coulisses des autres — et tu te fais des entr’actes gais !… Elle, la malheureuse, — elle vit face à face, à toute heure de jour et de nuit, avec sa douleur… Brrrou ! j’en ai froid ! quand je pense à sa pauvre vie !… Donne-lui une heure de congé… tu es bien sûr qu’elle n’en abusera pas ! Un peu de fleurs est nécessaire à tout âge et en toute situation, crois-moi. Il ne faut pas la rendre folle, la malheureuse ! Là ! tu vois, elle rit ; ça la soulage. Elle a vingt ans, après tout. Une heure viendra, j’espère et j’y compte même, où tu seras de taille à oublier tout à fait.
— Je l’étranglerais volontiers, dit Courcieux entre ses dents.
Le duc comprit parfaitement qu’il parlait de Montchanin. Et il comprenait que Courcieux, exaspéré par cette première rencontre, fût hors de lui. Il trouvait ça très naturel, mais il avait peur d’une catastrophe.
Devant eux, à quelques pas, Trézelle et Benjamine marchaient côte à côte. La pente de l’allée était un peu rude. Le duc s’arrêtait, disant à Courcieux : « Laisse-moi souffler… donne-moi un cigare… il fait beau… nous avons le temps. »
Benjamine s’appuyait sur le bras du jeune homme. Au milieu de tant de fleurts, elle ne rencontrait pas un homme, dans le monde des oisifs, qui éveillât jamais sa sympathie comme celui-ci, si grave, si intelligent, si noble. Elle avait entendu le duc dire à Trézelle, ce soir-là même :
— Vous êtes républicain, monsieur Trézelle, je le sais et pourtant — pardonnez-moi — cela m’étonne. Bah !… après tout, vous êtes du grand parti des honnêtes gens. Ce n’est pas toujours le parti des rois, mais c’est le roi des partis.
Elle s’appuyait donc sur ce bras en toute confiance. Hélas ! jamais elle n’avait goûté, jamais, depuis qu’elle était femme, un pareil charme d’abandon dans l’amitié, dans l’affection, dans une sympathie virile. Jamais elle n’avait erré à travers ces allées de mystère, sous le charme nocturne, au bruit de la mer voisine, dans ce pays si bien fait pour l’amour. Sa seizième année s’était épanouie heureuse, en harmonie, par ses aspirations, avec cette nature incomparable, avec ce paysage d’Éden ; mais depuis ce temps déjà lointain, toute approche d’homme lui avait été douleur. Celui-là même, le duc, qui était venu à elle pour la consoler, ne lui avait apporté que le souvenir de ses souffrances. Les consolations ne sont-elles pas des rappels de la douleur qu’elles cherchent à apaiser ? Il avait raison, le duc, de dire en ce moment même, à Courcieux, qu’elle avait besoin d’un ami étranger à son passé, avec qui causer un peu, librement, d’elle-même, en choisissant à son gré, parmi ses misères, celle dont il lui plairait de parler. Dieu ! qu’on était bien ici, loin du monde ! loin des bavardages vains ou malicieux, loin des « convenances », des élégances et de l’apparat !
— Respirons un instant, voulez-vous ? dit-elle.
Elle s’arrêta, si lasse qu’elle fléchit un peu, et elle crut sentir que le bras de son compagnon serrait le sien, à peine, tout légèrement, comme pour répondre à sa lassitude : « Je suis là, appuyez-vous sur moi. » Ce mouvement imperceptible d’une sympathie attentive, et qui ne lui rappelait rien de son lamentable passé, lui causa une joie inexprimable, si nouvelle !… Une brise flottait, lente, soulevant les feuillages comme la respiration du sommeil soulève une poitrine de vierge. Elle respira longuement ce souffle et, en lui, on ne sait quel désir de vivre, large, immense, infini comme la mer qu’il avait traversée.
— C’est beau, les étoiles, dit-elle, le ciel, les arbres, tout. C’est étrange, il me semble que je ne les avais jamais vus encore ; que je les vois en ce moment pour la première fois… Vous ne pouvez pas comprendre… Vous comprendrez plus tard. Je vous dirai peut-être des choses… un jour…
Au hasard, il répliqua :
— Vous n’êtes pas heureuse ?
— Il y a donc des femmes qui sont heureuses ? Vous en êtes sûr ? Je les envie.
— J’ai deviné, c’est vrai, certaines choses, dit Trézelle.
— Croyez-vous ? tant mieux. Je le souhaitais. Vous avez l’air si bon, vous, si sincère, si net ! fit-elle. Ah !… cela repose…
Pauvre Benjamine ! sa jeunesse abandonnée se prenait au piège éternel. Elle ne s’en apercevait pas. Elle se mettait à aimer sans péché ce qui était digne d’amour. Elle s’oubliait un moment. Elle oubliait que, pour certains êtres, tout ce qui est clémence à d’autres est au contraire cruauté. Elle était née victime. Est-ce qu’il savait, tout bon et honnête qu’il fût, ce Trézelle, qu’il ne pourrait rien pour cette créature charmante et troublée ?
Il ignorait que cette destinée était de celles pour lesquelles la pitié même des cœurs les plus loyaux se tourne en trahison.
— Si tu savais comme je te comprends, disait en ce moment, d’un air tranquille, le duc au marquis. Je comprends parfaitement qu’on ne se contente pas de jouer élégamment avec une tabatière, en présence de tous les événements de la vie et de toutes les personnes du monde. J’ai toujours regretté le temps où Roger de Beauvoir, au retour de la croisade, faisait murer vivante sa propre mère dans un aqueduc, parce qu’elle n’avait pas été gentille avec sa femme. Mais que veux-tu, les temps sont changés. Nous avons aujourd’hui des mœurs moins sévères. Ils attribuent tous les changements à leur grrrande Révolution. Je veux bien, moi, que quatre-vingt-treize ait adouci les mœurs. Ça ne doit pas être ça, cependant. En attendant, aujourd’hui, quand on se permet de ces petites justices sommaires, c’est tout de suite très bête, ça finit platement par la cour d’assises ; et on peut lire un matin dans son journal, à la quatrième page :
LES DRAMES DE LA JALOUSIE
LE MARQUIS DE COURCIEUX
— Assez ! mon oncle, de grâce ! dit Courcieux, je ne suis pas en belle humeur.
— Je le vois parbleu bien ! Tu ne souffles pas un mot depuis une heure. Tu rumines… Allons, va donner les ordres nécessaires, puisque Trézelle est ton hôte.
Ils étaient arrivés chez Courcieux.
— Mon cher Trézelle, dit le marquis, quand il vous plaira d’aller dormir, vous sonnerez mon valet de chambre. Voici la sonnette qui l’appelle. Il est allé chercher vos valises.
Ils étaient tous les quatre dans le salon aux grandes baies ouvertes. Ils pouvaient voir les pins, les palmiers du parc baignés de clair de lune et, à travers les branches noires des arbres, la mer luisante où dormait l’escadre, ville sombre, immobile, imposante.
— Vous sortez, messieurs ? dit Trézelle au duc.
— Oui, nous allons, Courcieux et moi, fumer un cigare sur la terrasse.
La jeune femme demeura seule avec Trézelle.
Il ne demandait pas mieux. On a beau inventer des sous-marins, on aime à respirer quelquefois un parfum de femme ou de fleur.
De loin, Courcieux et le duc les voyaient, assis et causant sous les feux d’un candélabre près d’une lampe rose, aux lueurs discrètes.
— Regarde, dit le duc. Elle se lève. Elle le quitte. Elle va, pour la seconde fois, voir sa fille, qui n’a pas moins cependant de deux demoiselles de compagnie. Veux-tu mon opinion ? Allons dormir, car la journée de demain sera fatigante. Crois-moi, elle est bien gardée par son enfant, et les gens comme nous n’espionnent pas les femmes.
Ils rentrèrent chez eux. Trézelle et Amine demeurèrent seuls, dans le salon où pénétraient les souffles tièdes du parc. La lueur de la lune faisait sur le seuil un mystérieux tapis de lumière morte.