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Benjamine : $b roman

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IV
IL VA FALLOIR CAUSER

Céleste rentra dans la chambre de son mari et, le faisant asseoir à ses côtés, lui dit à voix basse :

— Elle s’est assoupie.

— L’a-t-il chassée ? demanda-t-il de nouveau, avec anxiété.

— Il la croit endormie chez elle. Il ne sait pas qu’elle s’est enfuie !… Elle a voulu se tuer !

Guirand respira.

— De grâce, dit-il, explique-moi !… qu’est-il arrivé ?

Céleste se mit à raconter ce qu’elle venait d’apprendre.

A de certaines heures, la femme, quelle qu’elle soit, se retrouve toujours avec ses délicatesses, ses intuitions, sa faculté de répondre au mystère.

Céleste comprenait très bien ce qui s’était passé dans l’âme de sa fille. Elle expliqua, sommairement.

— Ah ! nous en sommes revenus à Montchanin ! dit Guirand. C’est de la folie !

— Enfin, c’est comme ça. Vous, les hommes, dit Céleste, vous ne comprenez jamais ces sentiments uniques, profonds, inaltérables. Quand on aime, on aime — et tout est dit. Benjamine en est là — c’est évident aujourd’hui. Son action de cette nuit le prouve…

— Quelle action ?

— Elle a voulu se tuer !

— Attends un peu, fit Céleste, je vais te raconter la scène… Ils sont seuls… son mari insiste, lui dit des choses très tendres, très insinuantes… Alors, elle n’y tient plus, éclate en sanglots ; crise de désespoir… Lui, — tu le connais, — avec son air hautain et bienveillant — il l’engage à se calmer. « Qu’avez-vous ? demande-t-il. — Vous le savez bien ! mon père vous l’a dit ! »

Guirand éprouva un affreux sentiment de détresse. Il crut tomber. Il dut s’asseoir. Il était verdâtre.

Céleste continuait :

— Le cœur de la pauvre petite a fondu. Elle a tout livré, croyant qu’il savait tout, mais qu’il désirait le tenir d’elle. Et elle a tout révélé : son amour pour Montchanin, ton refus formel de la marier à un homme sans influence, enfin tout.

— Et qu’a-t-il dit ? fit Guirand, plus attentif à ses intérêts qu’à la douleur de sa fille.

— Il a dit : « Oh ! oh ! » rien d’autre, répliqua Céleste.

— De quel ton a-t-il dit cela ?

— Dame ! d’un ton de surprise et de colère, d’indignation, — mais, tout de suite, avec la plus grande bonté, la plus parfaite aisance, avec son infaillible courtoisie, si agaçante, si impertinente parfois : « Essayez de dormir en paix. Vous en avez besoin. Nous causerons demain, ma chère enfant. Pour l’instant, dormez : vous pouvez, je vous assure, ne pas vous enfermer. Ayez confiance en moi. » Elle pleurait comme une Madeleine, tu penses !… Il l’a laissée seule ; il s’est retiré chez lui. Une fois bien seule, la pauvre petite ! sa tête a travaillé, travaillé ! L’imagination s’est montée. Elle a vu, dit-elle, sa vie brisée. Son cœur s’est exalté encore à la pensée de ce Montchanin — que Dieu confonde !… Bref, grand désespoir de petite fille… et la conclusion : « Je veux mourir ! »

— Ah ! murmura Guirand, j’avais vu cela dans ses yeux…

— Elle est donc sortie sans être entendue de son mari, qui dort sans doute en homme blasé sur les femmes. Elle a pu sortir facilement, vu la disposition de l’escalier, tu sais… Elle s’en est allée ainsi, sans trop prendre la peine de s’habiller… Elle a couru vers la plage, elle a cherché à mourir. Elle n’a pas pu, elle a eu peur et froid… et elle est revenue ici, les pieds saignants, le corps grelottant, encore affolée… Ah ! ma pauvre petite !

— Que vas-tu faire ? dit Guirand… préoccupé uniquement de faire le silence sur l’aventure. Voyons… Il faut avertir Courcieux, tout de suite… avant qu’il ne s’aperçoive de la fuite d’Amine… Vas-y.

— Pas encore. Il faut la préparer, elle, car je ne t’ai pas dit le plus grave : elle ne veut plus, absolument, rentrer chez son mari.

Elle regarda la pendule.

— Il n’est que trois heures et demie, reprit-elle, nous avons le temps. Je vais aller chez lui, moi, tout à l’heure… mais elle ne veut pas te voir, non plus, pour le moment. Reste tranquille.

— Oh ! tranquille ! fit-il ; je suis tourmenté ! horriblement tourmenté !

— Dame, il y a des choses qu’on paie, dit-elle, puisqu’on ne peut pas les réparer.

Elle retourna près de Benjamine.

— Hélas ! songeait Guirand, est-ce que tous les pères n’essaient pas de marier leurs filles selon les convenances, selon la raison, de façon à concilier tous les intérêts ? Est-ce que l’amour n’est pas par excellence la force funeste, celle dont il faut le plus se méfier ? Qu’ai-je fait autre chose ? J’ai cru agir pour le mieux. Seulement les conséquences tragiques tombent sur les uns et pas sur les autres ; pourquoi ? Je n’ai pourtant rien fait… qui ne se fasse tous les jours… C’est cela qu’il faut dire à Courcieux… C’est bien cela que je lui dirai… il comprendra. Ah ! je suis malheureux !

Céleste revint lui parler.

— Elle s’assoupit un peu, dit-elle. Elle est anéantie. Je vais chez son mari, maintenant.

— Il faut, dit Guirand, qu’elle rentre chez lui à l’instant même, n’est-ce pas ?

— C’est évident, dit la mère. Il n’est que temps. Les domestiques, les jardiniers vont s’éveiller.

— Emmène-la.

— Elle s’y refuse absolument, je te dis. Et puis il faut que Courcieux l’apprivoise, l’emmène lui-même ; il faut encore, si on la voit sortir d’ici, qu’elle y soit venue avec lui… tu comprends ?

— Eh bien, va. Apaise-le. Explique-lui… Sois prudente. Comment entreras-tu ?

— Elle a laissé toutes les portes ouvertes.

— Bien.

— Si elle m’appelle, dis-lui, à travers la porte — car elle ne veut pas te voir, prends-y garde — dis-lui que je suis là ; enfin, que je vais revenir.

Sa femme à peine sortie, Guirand courut frapper à la porte de Benjamine.

— Amine, Amine ! dors-tu ?

La voix d’Amine répondit :

— Où est maman ?

— Elle va revenir. Ouvre.

Avec un accent de trouble, de douleur et de terreur, Amine répondit :

— Non ! non ! pas en ce moment ! non, pas vous ! pas vous !… Je ne puis pas vous voir… en ce moment… pas encore. Où est ma mère ?

— Elle va revenir. Elle s’occupe de toi.

— Est-elle allée chez lui ? demanda-t-elle, d’une voix frémissante.

Il hésita :

— Non, répliqua-t-il enfin.

Elle dit précipitamment de sa voix étouffée, pénible :

— Elle est chez lui !… Je ne veux pas le revoir ! Oh ! mon Dieu ! J’aime mieux mourir cent fois que de vivre ainsi ! Je ne veux pas le voir… ni vous non plus… N’essayez pas d’entrer, je ne veux pas ! Par pitié ! mon père. Je suis sans force, brisée… Je ne peux plus, non, je ne peux plus penser, réfléchir, comprendre… J’ai besoin de repos, voilà tout, de pitié, d’un peu de pitié… Plus tard… plus tard !

Elle se tut. Il l’entendit sangloter doucement, infatigablement. Elle était là, derrière cette cloison, sa fille, — mais plus lointaine qu’à mille lieues de terre et de mer, plus séparée de lui que par des abîmes de vide.

Et alors il pleura. Ils pleuraient chacun de son côté. Guirand pleurait, car enfin il l’aimait, sa Benjamine. Il ne voulait que son bonheur, après tout. Et il se répétait cela, afin d’arriver à le croire, — parce qu’il avait besoin qu’on le crût.

Un bon quart d’heure s’écoula ainsi.

Tout à coup il se releva, la face dure, ardente, les yeux injectés de sang, et se rua sur la porte. Elle n’était pas faite, cette porte de parade, pour résister à de violents assauts. D’un coup d’épaule, Guirand la fit céder ; et il se trouva en face de sa fille qui était là, debout, pâle, indignée, frémissante.

A peine sa mère l’avait-elle quittée que Benjamine, dans un accès de fièvre et d’énergie, s’était habillée en hâte, se répétant vingt fois, tout bas, comme une enfant dans le délire : « Je saurai bien retrouver Jean… c’est lui qui est mon mari… depuis toujours, vous savez ! »

Guirand ne s’étonna pas longtemps. Il saisit les mains de sa fille. Elle détourna la tête.

— Je t’en prie, je t’en supplie, fit-il d’une voix sourde… si avant une heure tu n’as pas réintégré le domicile conjugal, nous serons demain la fable des domestiques et, avant trois jours, la risée de tout Paris… Songe à tout cela, ma Benjamine ! Songe à nous !… Le mal que j’ai pu faire involontairement est fait à présent !… Pourquoi l’aggraver ? M. de Courcieux est un galant homme !

A chaque mot, les deux fortes mains de Guirand pressaient celles de Benjamine plus brutalement.

— Un peu de pitié !… Laissez-moi, dit-elle.

Elle lui échappa, courut vers son lit, s’y jeta, la face dans les coussins, pour ne pas voir son père.

— Mais c’est de la démence ! cria-t-il. Il faut avoir un peu pitié de nous, toi, de ton côté !

L’égoïste féroce essayait, en pareil moment, d’apitoyer sa fille sur lui-même…

Il reprit, allant et venant par la chambre :

— Est-ce que je peux te laisser ? quel scandale veux-tu faire et à quoi bon ?… Voyons, tu ne peux pas vouloir ma chute publique ! ma honte ! je ne sais plus que te dire, moi !… Tu n’es vraiment pas raisonnable ! Mais qu’attendais-tu donc, qu’espérais-tu de la vie, ma pauvre petite ? Quelles sottes idées t’a-t-on fourrées dans la tête ?… Certainement tu as le droit d’avoir un gros, très gros chagrin, mais il n’y a pas lieu de te monter la tête à ce point…

Il s’arrêta devant Benjamine toujours étendue sur le lit, toujours immobile comme une morte.

— Enfin, quoi ? interrogea-t-il en criant avec prudence. Quoi ? que veux-tu ?… Quoi ? quoi ? quoi ?… Voyons, dis-le… j’arrangerai tout pour le mieux.

Il entendit la voix étouffée de Benjamine qui sanglotait d’un accent d’infini reproche :

— Oh ! oh ! mon père ! mon père !

— Eh bien, quoi ? quoi ?

Il essaya de reprendre une de ses mains qu’elle retira vivement.

— J’avais tant de confiance en vous ! Nous avoir trompés ainsi, tous ! M. de Courcieux et moi ! Et Jean ! Jean ! mon pauvre Jean !

Guirand paya d’audace :

— Jean ! mais puisqu’il t’a abandonnée, Jean !… abandonnée ! trahie !

Benjamine, dans un sursaut, fut debout, face à face avec Guirand :

— Taisez-vous, mon père ! N’essayez plus de mentir ! L’abandon de Jean, c’est votre œuvre ! sa trahison, c’est la vôtre.

L’honnête homme fut, une seconde, embarrassé… il balbutia :

— Comment peux-tu croire ?…

Mais l’enfant qui avait tenté de mourir, n’avait plus peur de rien. Elle affrontait son accusé ! Elle lui dit, tout d’une haleine, d’une voix stridente :

— Oh ! mon père ! mon père ! ne mentez plus. Jean est un honnête homme ! C’est par dévouement qu’il a si vite renoncé à moi quand vous lui en avez exprimé le désir ! C’est par délicatesse ! Vous avez fait tourner ses bons sentiments au profit de vos intérêts, contre lui-même ! Il ne pouvait rien contre vous ! Vous m’avez mariée le plus tôt possible en me mentant ! Vous m’avez menti en paroles, vous m’avez menti en actions !… Jean m’aimait, vous m’avez dit qu’il ne m’aimait pas ! Jean n’est pas allé de lui-même chez cette baronne ! C’est vous qui avez jeté sur lui cette horrible femme ! Vous l’avez trahi, vous l’avez perdu !… il n’était pas libre ! C’est une honte !

Guirand comprit que les dénégations seraient vaines. A bout de course, il reprit pied, et fit tête à l’adversaire :

— Eh bien, soit ! dit-il nettement.

Elle demeura muette de surprise devant la simplicité de l’aveu.

Il insista :

— Soit, car aussi bien, le jour où tu rencontreras Montchanin, il est capable de te dire comment les choses se sont passées… Finissons-en !… J’ai fait tout ce que tu dis, mais j’étais dans mon droit de père… Je n’ai songé qu’à faire ton bonheur.

Épuisée, elle s’assit sur le bord du lit.

— Vous m’avez tout pris, mon respect et ma confiance en mon père et en ma mère, l’avenir, l’espérance, tout !… Comment vivrai-je maintenant ? et pourquoi ? Tout me manque à la fois !… A qui parler, à qui me confier ? Étonnez-vous donc que j’aie voulu mourir ! Ah ! je le souhaite encore !…

Il se remit à marcher de droite et de gauche.

Et il l’entendit qui murmurait bien bas :

— Et maintenant je suis mariée ! mariée !… et j’en aime un autre !

Alors il la regarda et entre ses dents, il laissa échapper ces trois mots :

— Elle est stupide !

Il haussa les épaules, regarda de nouveau sa fille, haussa de nouveau les épaules et sortit de la chambre. Il avait entendu marcher dans le grand escalier et deviné le retour de Céleste.

C’était elle, en effet.

— Il est en haut, dans le salon, dit-elle ; il est très calme, très froid, l’air un peu triste avec son sourire ironique… Va le voir vite, il n’y aura rien.

— Que t’a-t-il dit ?

— Nous n’avons pas eu le temps de causer chez lui. Il veillait, debout, comme nous… Il réfléchissait, en fumant son éternelle cigarette. J’ai pu seulement lui dire : « Amine chez nous, affolée, venez la reprendre. Il le faut. » — Il m’a suivie en silence. Va vite, il est au salon.

— Au salon d’en bas ?

— Non, en haut, je te dis, à côté de ta chambre.

Elle rentra chez sa fille.

Guirand se regarda rapidement au miroir, boutonna le col de son élégante chemise de nuit, arrangea à peu près, en trois coups de main, le désordre de sa tenue, — et cherchant une phrase de début, il entra dans le salon où Courcieux, en l’attendant, se disait : « Ce père est un monstre. C’est un produit bien curieux de leur struggle for life, loi des instincts contre laquelle on avait précisément inventé la loi des cœurs et des âmes, la règle d’amour, de pitié et d’idéal. »

Le sceptique en lui n’était pas trop étonné. Le croyant était ému.

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