Benjamine : $b roman
XII
COMMENT MADAME GUIRAND INTERPRÈTE
LE VASE BRISÉ
— Comment oses-tu dire ces choses à ta fille, Paul ? fit la pudique Céleste.
— Aimes-tu mieux que ce soit la petite baronne qui les lui dise ? Elle n’y manquerait pas, dans un mois, elle ou une de ses pareilles ; car si Courcieux refuse sa porte à la baronne, il l’ouvrira nécessairement à d’autres femmes plus hypocrites mais aussi averties ; bref, il entrera toujours chez lui une baronne de Triancey, fût-elle masquée, et plus dangereuse encore par conséquent.
— Ces choses-là s’apprennent peu à peu, dit Céleste en soupirant.
— Est-ce qu’on apprend le mariage peu à peu ? fit Guirand. Aujourd’hui jeune fille, presque séquestrée, demain femme dans un salon. Un salon ! quasi une place publique à notre époque, du moins quand le mari touche aux affaires, ou à la politique. Soyons de notre époque, que diable ! Tout arrive en son temps. Mlle Lireux a fait le sien. Je la congédierai demain, poliment.
Céleste protesta :
— C’était l’amie de Mme de Courcieux…
— Tu as raison ; après demain alors. Elle nous servira sans le savoir… A propos, amène-la avec nous demain, pour l’entrevue.
— Je l’amènerai.
— Et pas de scrupules bêtes. Songe toi-même que Jean Montchanin est avec la baronne à cette heure-ci.
— Quelle horreur ! dit Céleste rêveuse.
— Explique donc à ta fille la réalité des choses ; et qu’elle soit raisonnable, que diable ! Les Montchanin courent les rues — et les marquis de Courcieux sont rares.
— Le cœur a ses raisons, hasarda Céleste.
— Allons, bon ! alors tu es pour Montchanin ?
— Je ne dis pas cela, répliqua vivement la grosse Guirand ; je dis qu’il n’aurait pas fallu s’étonner outre mesure si nous avions trouvé, chez Benjamine, une résistance déterminée… qui peut d’ailleurs se produire encore.
— Je voudrais voir ça ! dit Guirand, en bousculant une chaise.
Céleste monta chez sa fille qui, au fond de sa chambre, assise dans un fauteuil, réfléchissait et pleurait.
— Ton père a raison, ma chérie… Montchanin t’oublie. Il a suivi cette baronne. Par bonheur, ton bon petit cœur n’était pas encore bien pris.
Amine, à ce mot, eut une telle expression de douleur, que sa mère l’embrassa dans un mouvement d’effusion réelle. Et elle la serra si doucement que la pauvre petite, cachant sa tête tout contre elle, murmura l’appel enfantin :
— Maman !…
— Allons, couche-toi, dors, ma chérie. Repose-toi.
Elle aida sa fille à se mettre au lit, et l’embrassa une dernière fois avec toute sa tendresse vraie, celle que retrouvent par accès les moins bonnes mères.
— Dors, et, demain, tu sais, nous irons au golfe Juan. Prépare-toi.
Amine rêva, cette nuit-là, que la baronne lui disait : « Il est délicieux, votre petit Jean, mais, vous savez, s’il me fait la cour, c’est pour oublier une histoire de fiançailles manquées, qui le désole… Heureusement pour lui, ça n’était pas encore bien avancé ! »
Alors, Amine, dans son rêve, faisait à Jean une scène de jalousie et lui disait :
— Puisque c’est comme ça, puisque tu m’aimais si peu, j’épouserai Courcieux, voilà ! Ah ! si tu m’avais voulue, j’aurais été forte, mais tu m’as abandonnée au premier obstacle. Tant pis pour toi.
Le lendemain, les Guirand partirent en voiture pour visiter l’exposition de céramique de Clément Massier. Au dernier moment, ils avaient renoncé à prendre avec eux Mlle Berthe.
— Comme ça, dit Céleste, nous pourrons le ramener en voiture.
Une vive curiosité s’éveillait en Benjamine pour ce personnage mystérieux : « Je ne veux pas l’épouser… cependant qui sait ? se disait-elle. Puisque tout le monde, même Jean, se déclare favorable à ce mariage ?… auraient-ils raison, tous ? Est-il vrai que Jean m’oublie ? »
Le maître céramiste, qui connaît tout son voisinage, fit en personne aux Guirand les honneurs de son exposition.
Il les conduisit dans un atelier où il rassemblait les pièces les plus rares de sa collection, et, là, il se mit à donner quelques explications techniques :
— Voyez-vous, mademoiselle, ce petit vase tout vêtu de reflets métalliques. Il vaut vingt-cinq louis. Voyez-vous cet autre ?
— C’est le pareil, dit Guirand.
— Cet autre, qui semble le pareil, ne vaut pas cent sous, reprit l’artiste.
— Je n’aurais pas deviné qu’il y eût entre ces deux objets d’art une différence de prix si énorme, dit Amine, mais j’avais bien vu que le premier est mille fois plus joli. Regardez-le, mon père. Les tons ne se heurtent pas ; ils se fondent l’un dans l’autre par nuances insensibles, et les points d’éclat eux-mêmes sont en harmonie intime avec les fonds… Comment obtenez-vous ces reflets ? On dirait le souvenir de certaines colorations marines. Quand on passe, en chemin de fer, au-dessus des plages de Provence, les galets du bord, aperçus à travers l’eau irisée, ont, à de certaines heures, de ces reflets-là ; on dirait un feu flambant sous le luisant des eaux.
— Mademoiselle, répliqua l’artiste enchanté, vous me parlez de mon art comme une petite déesse. Le mystère, l’inconnu, travaille à nos ouvrages. Nous obtenons à volonté des reflets de métal, mais nous ne sommes pas maîtres de les fixer dans la beauté. Le feu commande. Je me suis dit parfois que le parfum même des essences que nous brûlons collabore avec nous. Mais le moyen de savoir ce qui se passe dans nos fours, où brasille le genêt de nos montagnes ? Avec le genêt qui flambe, c’est le soleil même, ce sont les parfums en feu qui fixent, au flanc d’un petit vase comme celui-ci, le reflet changeant qui charme le regard d’une jeune fille.
— Tiens ! voici M. de Courcieux ! s’exclama tout à coup Guirand…
— C’est la surprise que je t’avais annoncée hier, dit tout bas Céleste à Benjamine.
Amine regarda vers la porte et se leva, mais une impression pénible l’envahit aussitôt. Elle devint pâle et dut se rasseoir. Le petit vase précieux, aux formes sveltes, aux couleurs insaisissables, échappa de ses mains et se brisa sur le parquet.
Il y eut un moment de silence un peu bizarre.
Courcieux portait la tenue toute blanche sur laquelle les ors prennent une élégance si discrète. Les trois galons de sa casquette s’effaçaient sous un crêpe. Les aiguillettes de l’aide de camp battaient sa poitrine. Il n’était pas très grand, mais bien pris. Il n’avait pas un visage imposant ni régulier — mais des yeux d’une intelligence impressionnante, presque gênante. Ils semblaient voir au-delà de ce qu’ils regardaient. Plus maigre de visage que de corps, il avait dans le moindre de ses mouvements une aisance un peu impertinente. Sous un air de bonne humeur, voulu ou non, ceux qui observent apercevaient une mélancolie profonde, contrariée à la fois et accrue par une constante ironie.
Tout d’abord, il donna à Amine une sensation de malaise.
Courcieux regarda à terre les morceaux du pauvre petit objet précieux, puis ses yeux pénétrants et clairs se levèrent sur la jeune fille qui se contenta de dire :
— Il était si joli ! c’est un vrai malheur.
— Les bonnes gens, appuya lourdement Céleste, prétendent, je ne sais pourquoi, que lorsqu’on casse… on se marie !
Guirand demeurait interloqué.
— Mon cher Paul, lui dit Mme Guirand, voilà un incident qui ne doit pourtant pas vous empêcher de présenter M. de Courcieux à notre fille.
— L’incident n’est pas sans gravité, dit alors Guirand, d’un ton d’importance, et M. de Courcieux nous permettra de le régler avant toute chose.
Il cherchait son portefeuille.
— Monsieur ? dit élégamment le maître du lieu, ce que vous voulez faire n’est pas possible…
Courcieux avait visité quelquefois l’atelier de l’artiste. Ils se connaissaient.
— Cher monsieur, dit l’officier de marine, j’ai chez moi un petit vase japonais d’une forme et d’une couleur rares. Il ne déparera pas vos collections. Je vous l’enverrai de Paris dans peu de temps.
— Je le recevrai avec joie, dit l’artiste, à une condition, c’est que vous accepterez vous-même celui-ci.
Il tendit un délicieux petit vase à l’officier qui répliqua aussitôt :
— Je crois vous deviner, monsieur, et qu’il est pour mademoiselle.
— La voilà donc récompensée, s’écria Céleste, d’en avoir cassé un si beau ! Et voilà comme on gâte les enfants !
Benjamine se leva pour remercier, et pour admirer l’objet.
— Mademoiselle, déclara le maître céramiste, a parlé tout à l’heure comme un critique d’art qui serait poète.
— A propos, dit Guirand à Courcieux, vous dînez avec nous, mon cher voisin ?
— Je suis désolé, monsieur, dit Courcieux ; par ordre du préfet maritime, je dois partir à l’instant pour Toulon — et demain pour Paris ; je suis appelé au ministère, où l’on s’obstine à refuser ma démission… Mais je vais insister, et, dans un mois, elle sera acceptée, j’en suis certain, d’une façon définitive ; je serai libre, tout à fait libre…
— Rentrez-vous à Toulon par mer ?
— Oui, monsieur ; un torpilleur m’y ramènera cette nuit même… Et voici l’heure où je dois me rendre à bord.
Les dames étaient déjà en voiture. Guirand, à quelques pas d’elles, serrant une dernière fois la main de Courcieux, l’interrogea du regard :
— Eh bien ?
— Eh bien, dit Courcieux, ma mère avait raison.
— Alors, si vous voulez bien, dans un mois le mariage.
— A vos ordres, dit Courcieux.
Et se penchant un peu vers lui, Guirand affirma :
— Comme vous avez pu le voir, vous avez fait une profonde impression !
Quand Courcieux se fut éloigné, Guirand, montant en voiture, dit à sa fille :
— Comment le trouves-tu ?
— … Un peu vieux, répliqua ingénument Benjamine.
Guirand eut un haut-le-corps :
— Vieux ! comment, vieux !… J’ai vingt ans de plus que lui ! Et c’est parce que tu le trouves vieux que tu as cassé cette babiole un peu chère !
— Laisse-la tranquille, dit Céleste. Est-ce que tu crois que nous débrouillons si vite que cela nos impressions, nous autres !… Et puis, nous aimons un peu de mystère. Vous êtes brutal, mon cher… Quant au petit vase précieux, il s’est brisé parce qu’il était en terre et qu’il lui a échappé des mains. Il y a des jours où les explications les plus simples doivent nous suffire, — n’est-ce pas, ma colombe ?
Amine ne répondait pas. Elle cherchait à se comprendre elle-même.