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Benjamine : $b roman

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II
BENJAMINE LIT SULLY-PRUDHOMME

C’était pour lui-même à présent que Courcieux désirait ne pas précipiter les événements.

Aussi, dès leur arrivée à Paris, s’était-il fait une vie personnelle, très indépendante. Il ne voyait guère sa femme qu’aux heures des repas. Elle faisait et recevait des visites. Benjamine eut très vite, elle aussi, une vie à part.

La saison d’été n’était pas très favorable aux projets de Courcieux. Mais où aller ? Ce qu’il fuyait, c’était la solitude. Partout ailleurs qu’à Paris, ils eussent été trop seuls en face l’un de l’autre ou bien, à la campagne, chez des amis, entourés au contraire de trop de témoins.

Parmi les absents de Paris, Courcieux regrettait surtout son oncle, le frère de sa mère, le duc de Méribault, avec lequel il eût causé volontiers. Le duc était, avec ses deux filles et ses gendres, dans son château de Touraine. Mais il y avait à Paris des attardés et des capricieux ; et puis, il y avait des théâtres et des clubs ; des distractions.

Courcieux semblait, auprès de Benjamine, un frère attentif, indulgent et gracieux. Il lui faisait à tout propos de menus cadeaux, parures, objets d’art, livres surtout. Et, dans leurs conversations sur le roman à la mode, il épiait l’opinion de Benjamine, l’éprouvait sur la sienne propre, comme un métal sur la pierre de touche. Et il trouvait toujours des traces d’or pur.

Cependant, chaque fois qu’il se montrait involontairement un peu plus tendre qu’à l’ordinaire, il surprenait chez elle une légère crispation de la bouche. L’œil devenait fixe. Ces signes arrêtaient la galanterie du mari. Il se disait : « La malade n’est pas guérie. Le coup de folie est toujours à craindre. » Et comme il avait ses raisons personnelles pour attendre, il y retournait aussitôt, puis sortait pour rendre visite à de moins sombres visages.

Il en vint à croire qu’elle se considérait comme condamnée au veuvage dans le mariage, parce qu’elle avait reconnu que décidément, elle aimait l’autre, ce Montchanin, de l’amour qui est le vrai parce qu’il ne peut être qu’unique. Son âme s’était donnée et ne se reprendrait pas.

Une telle fixité de sentiment, défendue par l’idée fixe de la mort, faisait de Benjamine une malade touchante, digne, à ses yeux, de tous les ménagements et de tous les égards.

Trois mois s’étaient écoulés ainsi et rien n’était changé entre eux. Alors il eut un peu de dépit.

— Ma foi ! se dit-il, c’est donc une manière de religieuse ? Si cette condition lui plaît, qu’elle la défende. Je n’y peux rien. Ce Montchanin est à tous les diables. Puisse-t-il y rester ! S’il en revient, parbleu, je l’y renverrai !… Suis-je amoureux d’elle ? Non ; alors, que m’importe !

Un soir pourtant, le caprice lui vint tout à coup de reprendre la lutte.

Il se dit sans autre réflexion : « Amoureux ou non, je vaincrai ! » Et, en passant derrière la chaise où elle était assise et lisant, il s’était incliné vers elle, mais quand sa fine moustache avait effleuré le cou de la jeune femme :

— C’est un beau poète que Sully-Prudhomme ! avait-elle dit simplement.

Vexé, il avait répondu :

— Est-ce une découverte que vous venez de faire ?

— Oui, dit-elle, c’est le poète des amours douloureuses.

Il y eut un lourd silence.

— J’ai beaucoup réfléchi depuis trois mois, monsieur, dit-elle enfin. Et je vous conjure de m’écouter avec pitié.

Il fit un mouvement. Elle lui parlait sans le regarder, n’osant pas. Ses regards baissés s’attachaient à une fleur du tapis.

— Ne croyez pas, dit-elle, que je n’apprécie point la noblesse de votre conduite… je la vois, je la comprends, je la juge… Je vous vénère… je voudrais vous baiser les mains.

Il eut un mouvement découragé. Il ne dit rien.

Elle reprit :

— Mais réfléchissez à ceci, monsieur. Tant qu’une image étrangère se glisse entre nous, que penseriez-vous de moi si je vous mentais, en vous laissant croire qu’elle s’est effacée à mes yeux ? — et surtout que penserais-je de moi-même ? Ce que je préférerais aujourd’hui, c’est un couvent ! Une de ces retraites conviendrait tout à fait à mon caractère et à mon remords. Oui, à mon remords, car je me condamne, sachez-le. Je sens bien que, si ma pensée est innocente, ma situation est coupable. Et à présent que je vous ai expliqué l’état de mon cœur, que dois-je faire ?… Je me soumets, ordonnez ; et quel que soit l’ordre, j’obéirai. Vous êtes le maître.

Il la considéra un instant en silence. Elle était jolie, et son émotion la rendait désirable ; mais, en beau joueur, il voulut ne la tenir que d’elle-même. Son orgueil ne s’accommoda point de la soumission d’esclave qui lui était offerte. Il voulait son cœur, son consentement, et il jugea que, pour les conquérir, rien ne pouvait le servir mieux que sa volonté de les attendre.

— Madame, répondit-il, je ne désire rien tant que d’être un jour aimé de vous.

Elle leva sur lui un regard très doux.

Il reprit :

— Outre que la séparation entre nous serait fâcheuse aux yeux du monde, un couvent vous serait un peu sévère. Ma maison vous sera plus douce… Elle saura vous sourire. Mais ce n’est pas moi qui suis le Maître de l’heure…

Il lui baisa la main et sortit, mais il avait jugé, cette fois, que la noblesse même des sentiments de Benjamine était l’obstacle entre eux, infranchissable, au moins pour le moment.

Jusque-là il avait été sensé, mais ce soir-là il pécha peut-être par excès de fierté. Peut-être laissa-t-il passer l’heure où la petite Amine eût aimé le maître qu’elle respectait.

Dès lors, il ne songea plus à se défendre contre le sourire des femmes qui sourient aux impertinences. L’ancien Courcieux reparut dans les endroits où l’on s’amuse. L’honnête don Juan qu’il avait été se dit : « Pour une fois que j’aurais le droit d’accepter les faveurs d’une honnête femme, — la mienne, — non, vrai, pas de chance ! C’est trop bête !… A moi les autres ! »

Deux semaines ne s’étaient pas écoulées, que Benjamine avait résolu de revenir d’elle-même à son mari.

La générosité de Courcieux, avait-elle pensé, méritait qu’elle fît un effort décisif contre ses propres sentiments. Était-elle bien sûre de n’être pas simplement, comme le lui avait dit son père, une petite romanesque ? Sa situation était par trop exceptionnelle. Sa fidélité à un absent qui ne paraissait pas se soucier d’elle, n’était-elle pas coupable ?

Elle brisait la vie de Courcieux.

Son directeur de conscience, à qui elle s’était décidée à soumettre ses incertitudes, lui dit : « Votre devoir est simple, soyez la marquise de Courcieux. »

A ce moment, Courcieux, de jour en jour moins préoccupé de sa femme, faisait une cour endiablée à une femme du monde, de celles dont le charme est, paraît-il, irrésistible. Benjamine, un soir, dit à son mari, qui s’apprêtait à sortir :

— Voulez-vous m’accorder cette soirée ?

— Pour lire du Sully-Prudhomme ? dit-il, en souriant de son grand air ironique et dédaigneux, qu’il avait décidément repris.

Il ne vit pas que les yeux de Benjamine, si doux à l’ordinaire, et pleins de tendre prière une seconde auparavant, lançaient un éclair de fierté.

Elle ne répondit rien.

Il sortit. Ils avaient, à tout jamais, peut-être, manqué le bonheur de leur vie.

Elle avait parfaitement deviné quel genre de distraction l’appelait au dehors. Elle se dit bien que c’était sa faute à elle et cependant elle lui en voulut un instant ! Ne valait-elle pas un regret plus prolongé ? N’était-elle pas une conquête digne de plus de patience et de courage ? La réponse était facile ; elle se la fit : « Oh ! c’est qu’il ne m’aime pas plus que je ne l’aime !… nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Il ne m’aimera jamais. » Le malentendu s’aggravait.

Elle entendait souvent comparer, dans les bavardages de salon, l’adultère des hommes et celui des femmes. Elle n’avait aucune expérience. Elle acceptait cette ineptie pour vérité. Rien ne pouvait lui faire comprendre que l’homme ne résiste guère à certains appels et que, à moins de s’être de bonne foi consacré à Dieu ou à une idée, il répond fatalement aux sollicitations des belles capricieuses lorsqu’il n’a pas chez lui l’amour qui ne passe point. Elle se figura même un moment que son mari, homme à élégantes bonnes fortunes, serait resté, quand bien même elle l’eût aimé, un débauché incapable de lui être fidèle. Sans savoir le fond des choses, de bonnes amies la plaignirent et, pour la consoler, lui contèrent maintes histoires du passé de Courcieux, et aussi du présent.

— Votre mari, ma chère ? Lauzun et Richelieu ! plus dédaigneux même, — je vous assure. Il avait l’adieu inexplicable. Il est légendaire pour ça. Ses maîtresses ? Il les jetait aux oubliettes comme des poupées de chiffons : « Je pars pour la Chine, madame. — Mais vous reviendrez ? — Oh ! jamais. » Il saluait et tout était dit.

La petite baronne, qui partait pour Londres, vint la voir et lui tint ce discours :

— Et dire, ma chère, que vous auriez pu épouser Montchanin !… On me l’a prêté, celui-là, par parenthèse… oui, oui, votre père lui-même. C’est vrai qu’il m’a fait la cour, Montchanin, mais du bout des dents ; je n’ai pas eu à me défendre… Pauvre petit ! Aucune envie de mordre. Il avait le cœur trop plein de vous. Il a dû partir parce qu’il vous adorait. C’est stupide, mais c’est comme ça. Par délicatesse, mon Dieu, oui ! Il y a encore de ces enfants-là. Vous étiez riche. Il n’avait rien. Il s’est brisé le cœur et vous a quittée par amour ! C’est chic, ça, hein ?… Vous ne savez pas ? j’ai de ses nouvelles, directement… Eh bien, sa lettre est pleine de vous… l’impertinent ! — « Que fait madame de Courcieux ? que dit-elle ? que pense-t-elle ? est-elle heureuse… au moins ? » Cet au moins, c’est tout un monde.

Alors Benjamine se remit à penser beaucoup à son petit compagnon de jeux. Elle revit tout leur passé enfantin. Elle crut plus d’une fois, en rêve, sentir sur sa lèvre le souffle de son ami Jean, — qu’elle avait respiré, un soir de printemps sur la terrasse de la villa des Myrtes. Il faisait doux alors. Il y avait donc autre chose au monde que le club pour les hommes, le bal pour les femmes, le mariage qui enchaîne l’un à l’autre deux êtres dont les âmes se repoussent ?… Elle rêvait ainsi, partout. Elle portait dans le monde sa pâleur maladive et mystérieuse, son regard voilé, fixé sur de l’absence ! un songe virginal d’épouse ennuyée !

Courcieux, cherchant des distractions, empêtré dans les filets d’une coquette, — d’autant plus acharné aux choses de l’amour défendu, qu’il avait passé tout près de l’amour permis sans pouvoir y toucher, — ne voulait plus rien savoir d’Amine.

— Ma femme ? une sainte ! Ma mère avait raison. C’est la femme qu’il me fallait !

Il disait cela parfois avec son sourire énigmatique où l’ironie se laissait lire sans s’expliquer.

Il la voyait vivre dans sa maison de cristal et s’étonnait, songeant :

— Après tout, — il y a des femmes qui ne sont pas faites pour le mariage. Elles devraient bien ne pas se marier, par exemple !

Montchanin, — son ambassadeur étant absent, — eut à négocier une affaire difficile ; il eut une réplique qui décida, en faveur de la France, du résultat d’une grave affaire. Les journaux furent unanimes à louer sa présence d’esprit et son énergie.

Benjamine l’apprit et s’enorgueillit pour lui :

« Cela ne fait de mal à personne, que je pense à lui. Mon mari sait mon sentiment. On ne fait pas ce qu’on veut de son cœur. Le cœur est libre. Jean n’est-il pas le seul homme que j’aimerai ? Mon mari a ses maîtresses. Moi… j’ai un rêve. L’adultère, ce serait mon mari… »

Montchanin pouvait venir.

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