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Benjamine : $b roman

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VII
IL FAUT SE MÉFIER DES BAISERS D’ADIEU

Jean s’assit près d’Amine sans l’embrasser, ce qui étonna la jeune fille. L’honnête garçon l’eût embrassée, comme à l’ordinaire, en présence des parents, mais ses préoccupations nouvelles ne lui permettaient plus cette familiarité en leur absence.

— Assieds-toi là, dit-elle.

— Vous êtes triste, Amine ?

— Tu ne me tutoies plus ?

— Non.

— Pourquoi ?

Très simplement, nettement, droitement, il dit, sans préparation aucune :

— Parce que je vous aime.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle avec un effroi gentil et comique.

Elle reprit :

— On prépare un peu les gens, voyons !

— Cela vous étonne donc bien ? demanda Jean.

Elle s’était ressaisie :

— Oh ! pas du tout ! répliqua-t-elle en riant… Et vous venez de Paris pour me dire ça ?… C’est donc tout nouveau ? Comment cela vous a-t-il pris ? comment vous en êtes-vous aperçu ? A quoi ça se reconnaît-il ? Si vous saviez, Jean, comme vous m’obligeriez en m’apprenant à débrouiller toutes ces idées ! Car enfin, il s’agit de ne pas se tromper.

Et elle ajouta gravement :

— Quand on aime, c’est pour toute la vie. Je ne comprends même pas qu’on se marie deux fois. Là-dessus du moins j’ai beaucoup réfléchi et je suis très forte ! La dignité de l’amour, mon cher Jean, c’est la fidélité à un être unique. Oh ! une fidélité involontaire, car je sens bien qu’une fois (elle hésita)… une fois amoureuse, je tiendrai comme un lierre.

— Fort bien, mais… dit Jean en riant aussi à belles dents blanches, est-ce Mlle Berthe qui vous a instruite sur les questions de sentiment ?

— Mlle Berthe m’a en effet parlé quelquefois de l’amour, à propos de Chimène ou de Paul et Virginie ; elle en parle comme une sainte, qui aurait beaucoup aimé. Elle doit avoir eu de grands chagrins d’amour.

— Ainsi vous êtes très forte ?…

— Sur la question de fidélité, oui, dit Amine ; mais sur ce qui fait qu’on choisit de préférence à tout autre l’être qu’on aime ; sur ce qu’on éprouve quand on aime ; sur la manière de distinguer l’amour d’une autre affection également profonde, sur tout cela, ma foi, je m’embrouille un peu… aidez-moi, Jean.

Ils riaient ensemble, comme des fous, de ce beau rire qui est l’expansion même de la jeunesse.

Amine reprit, toujours riant :

— Alors, comme ça, on s’éveille un matin en songeant à une personne que, la veille encore, on n’aimait pas d’amour, et tout à coup ça vous prend… crac !… ça y est !… C’est donc comme une rage de dents, un mal de tête, quoi ? que sent-on qui vous fait dire : « A partir de ce matin, j’aime Amine d’amour ? » J’ai absolument besoin de savoir, et même ça presse… J’ai un peu honte d’être si bête, mon pauvre Jean.

— Ma foi ! dit-il, rassurez-vous, ma chère Amine, vous n’êtes pas bête pour ne pas savoir définir ce que tout le monde ignore. C’est, comme vous dites, une révélation subite, en soi, d’un état nouveau du cœur, d’on ne sait quelle manière nouvelle d’aimer — mais je crois bien que personne n’a jamais vu ni la couleur ni la forme de l’amour des amoureux, ni à quoi on le distingue des autres tendresses. Il n’y a peut-être pas de différence. C’est peut-être une simple affaire de quantité. C’est… je ne sais pas non plus, moi ; c’est le choix involontaire qu’on fait d’une personne entre toutes. On sent qu’on en aime d’autres peut-être mais aucune comme celle-là, ni autant.

— Il est certain, dit-elle, que je n’aime aucun autre jeune homme !

Cette idée qu’elle pouvait en aimer un autre, tout en aimant Jean, leur parut tout à fait folâtre. Et de rire. Cette fois, leur gaîté ne s’arrêtait plus ; ils étaient heureux. Vraiment elle aurait bien pu, au seul bonheur qu’elle éprouvait à rire avec lui, mesurer sa tendresse. Mais non. Elle n’y songeait pas. Il y avait, dans sa jeunesse, de l’enfance encore.

— Tu ne m’as toujours pas répondu, dit-elle. Procédons… scientifiquement. Procédons par ordre, veux-tu ? Quand cela t’a-t-il pris ? hier ou avant-hier ?

— Depuis quelques jours ça n’allait pas très bien. J’étais inquiet, troublé, malheureux de ton éloignement.

— Ah ! dit Benjamine, tu me retutoies ? c’est bien, poursuivit-elle. Je te regrette souvent. Je me dis : « Si Jean était ici, on ferait ça ou ceci ensemble. » Mais je ne suis pas malheureuse, ni même triste, au contraire… Et puis ?… Voyons les autres symptômes ?

— Je pensais à toi tout le temps.

— Tout le temps ?… répéta-t-elle.

Elle ajouta gaîment :

— Ah ! sapristi !… Je n’ai pas ça non plus ! Tout le temps ! c’est beaucoup de temps. Et que pensais-tu ?

— Oh ! fit-il, c’est bien difficile à dire. Je ne pensais pas grand’chose, mais je te revoyais. Je crois que la grande marque à quoi on reconnaît l’amour, c’est précisément la force avec laquelle on se représente la personne aimée. On la voit comme si elle était là, réelle, et le besoin qu’on a de sa présence effective est douloureux comme un mal qu’on aurait dans sa chair… Tu verras !…

— Comment, je verrai ! dit Benjamine souriante, et quand cela ?

— Quand vous aimerez ! dit Jean, mélancolique.

— Tiens ! tu me revouvoies !… Voyons ? tu disais ?… Continue.

— Je vous voyais donc sans cesse en imagination, comme si vous aviez été devant moi, et je vous regrettais cruellement. Et je me mis à vous considérer, dans mon rêve éveillé, qui était constant. Il me suivait. Et avec votre fantôme chéri, j’ai repassé par tous les sentiers du souvenir. J’ai revécu tous les jours de vacances où nous avons joué ensemble, ici, dans les ronces et dans les fleurs… Nous revenions quelquefois tout déchirés, d’une exploration trop aventureuse… ou tout mouillés d’une chute en pleine eau sur la plage.

— Paul et Virginie, quoi !

— C’est cela. C’est même le souvenir de ce livre qui m’a fait songer : « Pourquoi pas ? » Ce n’est pas une raison parce qu’on s’est aimé dès le berceau pour ne pas s’aimer jusqu’à la tombe.

Benjamine prit la main de Jean :

— Continue, continue, répéta-t-elle gravement.

— Alors, dit Jean, j’ai pensé : il n’y a qu’un remède : je vais partir pour Cannes.

— Bonne idée !

— D’abord je la verrai, dit Jean.

— Je l’embrasserai, compléta Benjamine.

— Non, au contraire : je ne l’embrasserai plus.

— C’est curieux, dit-elle, comme nous sommes différents et cependant, malgré tout, je crois bien que je t’aime… allons, je t’écoute.

— Si elle m’aime, pensais-je, si elle me le dit, si elle en est sûre, je parlerai à M. Guirand. Il est bon. Il me comprendra. Je lui demanderai un poste à l’étranger, pour commencer. Je travaillerai beaucoup. Cela fera deux ans loin d’Amine, mais elle a un cœur énergique et fidèle. Elle m’attendra… J’écris déjà dans des revues importantes. Je me ferai un nom, j’ai commencé. Je serai un diplomate connu, peut-être célèbre et, nous serons très heureux.

— Avec beaucoup d’enfants ! conclut gaiement Amine.

— Avec beaucoup d’enfants ! répéta Jean en lui pressant la main.

Tous deux frémirent un peu. Ils se regardaient. Jean éprouva alors une envie presque irrésistible d’attirer à lui cette tête si jeune, si jolie, aux yeux si aimants, aux lèvres pures. Les lèvres humides luisaient, piquées d’une étincelle de soleil. Il y a des roses, mouillées par la nuit, qui sollicitent ainsi l’approche du visage. On veut les respirer : elles le demandent. Ils se regardaient. Leurs yeux, lentement, se troublaient un peu.

— Voudriez-vous de moi pour mari ? demanda Jean Montchanin.

A ce moment seulement, les discours de son père et de sa mère revinrent à l’esprit d’Amine. Elle y songea brusquement comme à une chose toute nouvelle, surprenante et cruelle. En pleine joie, ce souvenir lui fit mal comme une piqûre au cœur. Deux grosses larmes se gonflèrent dans ses yeux.

— Qu’avez-vous ? Qu’y a-t-il, chérie ?

Elle lui raconta ce qui s’était passé, le matin, entre elle et son père.

Il écouta d’un air très attentif, très réfléchi. Il regardait fixement un caillou de l’allée, plus gros que les autres. Il se demandait : « Pourquoi ce caillou est-il là ?… et moi aussi ? »

Il ne sentit plus de lien joyeux entre lui et les choses qui l’entouraient. Le soleil baissait sur la mer. Déclin triste. La mer était violacée. L’ombre gagnait les choses. Il écoutait.

Quand elle eut tout dit, les rêves de Guirand, les arrangements convenus entre son père et la marquise de Courcieux, Jean avait déjà pris un parti, en homme de raison. L’obstacle était large et haut, trop haut, trop large. On ne se bat pas contre des moulins… Il se leva d’un mouvement sec, automatique, décidé :

— Il n’y a pas à lutter, dit-il non sans amertume. Je vois ce que je n’avais pas vu… j’étais fou simplement, ou plutôt j’étais bête. On n’a pas le droit d’être si naïf ! M. Guirand a raison, mille fois raison. Je n’avais pas mesuré assez votre fortune, vos grandeurs, votre avenir. Ou plutôt, j’avais eu la présomption absurde de n’y pas voir un obstacle ! Je me disais : « je travaillerai tant ! j’accroîtrai, je doublerai tout cela ! » J’étais stupide. Pardonnez-moi… et oubliez-moi, Amine. Il faut obéir. Le mal n’est pas grave encore, puisque vous avez appris qu’on voulait vous marier avant même de savoir si vous m’aimiez !

— Mais si ! mais si ! c’est très grave depuis tout de suite ! Je t’aime, mon pauvre Jean, je t’assure que je t’aime. Je le sens bien… Tiens, regarde : ma main tremble, je tremble toute. Si je n’ai pas exprimé de volonté à mes parents, c’est que je me réservais de le faire après avoir bien réfléchi ; j’ai réfléchi à présent. Sois tranquille, je vais leur parler dès ce soir, et ils comprendront !

— Ne leur dites même pas que je suis venu, répliqua Jean avec beaucoup de vivacité. Ce sera bien plus simple. Personne ne m’a vu ; je repars ; adieu. Obéissez. Mariez-vous, Amine, c’est la sagesse. Il le faut. C’est comme ça la vie… adieu.

Il s’éloignait. Elle se prit à penser qu’après tout tout le monde peut-être, avait raison contre elle. « C’est peut-être ça, en effet, la vie, comme ils disent tous, chaque fois qu’ils font ce qui leur déplaît. La vie n’est peut-être qu’une résignation… héroïque ou basse. Il la faut héroïque. » Et elle renonça à lui, en ce moment, par un effort généreux d’obéissance aux volontés de ses parents.

Mais, tout en consentant à son adieu, elle lui dit machinalement :

— Tu pars ?… comme tu es venu ?… sans m’embrasser, Jean ?

Comme piège d’amour, rien n’est plus redoutable que les adieux.

Jean revint vers elle malgré lui, saisit sa tête délicieuse à deux mains, voulut la baiser sur le front, s’arrêta dans son élan, mais elle tendit la joue ; leurs mouvements se contrarièrent, et sans qu’ils l’eussent voulu ni l’un ni l’autre, leurs lèvres se frôlèrent.

Alors l’amour passa sur eux comme une brise qui enveloppe tout l’être, caresse éparse, fluide irrésistible. Leurs lèvres qui s’étaient effleurées ne purent pas se défendre d’un retour cherché. Elles se prirent.

Le soir, magnifique, tombait sur la mer. Ils étaient dans une quasi obscurité, sous l’épaisseur des arbres. Les jets d’eau chantaient dans les bassins. Une tiédeur lente ondula au-dessus de leurs têtes, dans leurs cheveux qui se touchaient, crépitants. Les lèvres s’attardèrent, dociles à l’ordre de la vie magnétique, flottante dans l’air. L’ivresse d’un tel baiser est virginale. Elle n’en est pas moins tout l’amour, qu’ils ne connaissaient que de nom, une minute auparavant. La tendresse de leurs cœurs se fit chair et sang et remonta à leurs lèvres qui s’épousaient en un frémissement d’extase.

Le jeune homme fut sans force et prolongea cette joie. Tout à coup, il eut peur et s’arracha d’elle.

— Adieu ! cria-t-il, et il s’enfuit.

Mais la destinée de Benjamine était fixée. Longtemps elle allait se débattre contre ce souvenir, essayer de l’abolir, de le chasser. Tout en vain. Il reviendrait sans cesse, obstiné. Jean avait été le premier amour révélé en elle par le baiser. Tout autre devait lui sembler impudique, coupable, impossible. Elle était à Jean. Elle était sa femme. Nulle passion, nul caprice, nulle ambition ne peuvent faire oublier à une créature de sa race d’âme, cette première initiation aux voluptés mystérieuses. Le baiser des fleurs est l’égal de tous les autres.

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