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Benjamine : $b roman

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V
COMMENT S’AIMÈRENT, UNE MINUTE, BENJAMINE ET SON MARI

De nos jours, les tragédies ne sont pas à la mode, mais la vie ne s’inquiète pas de la mode et continue à faire des tragédies, — qui sont d’autant plus terribles qu’elles se cachent davantage.

Les tragédies se cachent. Elles s’enferment sous les rideaux sourds des alcôves. Les familles les étouffent entre les murs massifs des vieilles maisons : il semble qu’il n’y en ait plus. Il y en a.

Un jour, dans le salon de la villa des Agaves, Amine brodait sous la lampe. Courcieux lisait. Tous deux, — l’un vis-à-vis de l’autre, — occupaient exactement les mêmes places que, par un soir troublé, occupaient naguère Amine et Trézelle. Elle s’en aperçut tout à coup, et le temps pour elle fut aboli. Elle crut voir là Trézelle… mais c’était Courcieux. Au lieu de l’être devant qui le cœur s’ouvre et se libère, — c’était l’homme devant qui le cœur doit se fermer et se taire, — ou mentir.

— Ma chérie, dit-il, vous êtes en beauté, ce soir. Voulez-vous venir un peu sous les grands arbres, au fond du parc ?

— Vous voudrez bien m’excuser, dit-elle, je me sens si lasse !

Il se leva et, la saisissant à deux mains, l’arracha de sa chaise ; il n’eut qu’un pas à faire pour l’entraîner sur le grand divan. Elle y tomba assise, toute crispée, entre des mains passionnées qu’elle trouva rudes.

— Écoutez, dit-il. Je n’ai mérité par aucune faute le supplice d’être tenu à jamais éloigné de votre cœur. Au contraire. J’ai montré toutes les clémences, j’ai accordé tous les pardons…

— Pas tous ! murmura-t-elle.

— Le jour où je vous ai trop aimée, c’est vrai, mon caractère a changé… Il est un sacrifice que je n’ai pas la force de m’imposer plus longtemps… mais, cela, vous auriez dû le comprendre.

— J’ai compris, murmura-t-elle à demi morte.

— Non ! vous demeurez révoltée, à toute heure.

— C’est vrai, dit-elle, mais nos âmes nous échappent. La mienne n’est pas à moi. Vous n’êtes maître que des faits. Vous les avez commandés et ils se sont réalisés !

— Pas tous ! dit-il avec âpreté.

— Jamais ! dit-elle, jamais celui-là ! Pour vous et pour moi, monsieur, je vous en conjure, n’ordonnez pas que celui-là soit. Vous ne me le pardonneriez de votre vie. Le jour où je serais vraiment votre femme serait précisément celui où je cesserais pour vous d’être digne de m’appeler, comme votre mère : la marquise de Courcieux.

— Amine, croyez-vous que je serais assez lâche pour vous en vouloir, dit-il, de ce que j’aurai exigé ? C’est au contraire l’oubli de tout le passé que j’appelle avec cette force plus grande que ma volonté. L’oubli entier, absolu, définitif. Voilà ce que je rêve, ce que je désire, ce que je veux, ce que j’aurai ; un présent en qui le passé s’engloutisse à jamais ! L’amour véritable est un feu du ciel qui fait mourir pour faire mieux revivre. Où il passe, tout est détruit d’abord, tout n’est plus que cendres… Mais… écoute !

Ce tutoiement offensa Benjamine.

Courcieux, très exalté, continuait :

— J’y songeais l’autre jour, quand nous avons traversé en voiture la forêt de l’Esterel, dévastée l’an dernier par un incendie. Les flammes ont tout détruit, grands arbres, ronces, épines et fleurs, sentiers tracés par les hommes, tout ; tout a disparu avec le feu ; mais les plantes nouvelles, qui verdissent déjà sur les pauvres débris noirs de la forêt, ne savent plus rien de son destin tragique. Déjà, elles vivent au soleil, sans s’occuper du néant. Elles aiment. Le premier rayon du matin boit avidement, sur les feuilles des pousses rajeunies, la rosée éternelle. Il n’y a plus de passé, Amine, entends-tu, il n’y a qu’un présent et qu’un avenir !

Elle le regarda tristement.

— Vous le voulez ? dit-elle.

— Je le veux.

« C’est donc ma destinée affreuse, songeait-elle, qu’il y ait toujours une figure étrangère entre cet homme et moi ! Malheureuse ! malheureuse que je suis ! »

Elle se leva, lente et triste, et s’éloigna d’un air si mystérieux, si étrange qu’il eut peur… Où allait-elle ainsi ? mourir ?… « Oh ! non ! la pensée de sa petite fille l’attache à la vie désormais ! »

Et ainsi, contre l’idée de l’avoir poussée lui-même à une résolution funeste, il appelait instinctivement à son secours cette enfant lointaine qu’il ne voulait plus voir !

Benjamine était déjà près de la porte. Elle s’en allait, sans se retourner, d’une démarche rigide, hautaine. Décidément il eut peur, et courut se placer devant elle :

— Je vous demande pardon, fit-il.

Elle se retourna tout d’une pièce avec un cri d’émotion suprême :

— Ah ! vous revoilà !… bon ! bon comme autrefois !

Elle fléchissait les genoux devant lui, les mains tendues comme une suppliante qui rend grâce… il la retint et l’entoura de ses bras… Elle inclinait la tête, comme pour la poser sur l’épaule de son mari, mais elle la redressa brusquement :

— Laissez-moi vous dire, murmura-t-elle… J’ai raison !… J’ai raison !… Il n’y aurait pour vous que malheur dans le vrai mariage !… Il y a des choses auxquelles vous penseriez alors plus que jamais, — qu’un jour peut-être, dans une heure mauvaise, vous me reprocheriez !…

Sur ce mot, elle se dégagea de lui dans un recul de répugnance et d’effroi, et elle continua :

— Vous le savez bien, voyons ! que cela se passe ainsi lorsqu’on aime, précisément parce qu’on aime !… Voilà pourquoi je ne veux pas, je ne dois pas être à vous !… Laissez-moi seule avec ma douleur… seule avec mon enfant !… rendez-la-moi, dites, je vous en supplie !…

Elle dut s’asseoir, car elle défaillait. Il était debout devant elle, incertain de lui-même. Une main sur ses yeux, pour ne plus la voir, — si touchante, — il se recueillait, s’examinait, luttait avec ses révoltes, tout en l’écoutant d’un cœur attentif, presque vaincu. Elle le priait toujours, en chuchotements :

— Je vais vous dire ; nous nous ferons très petites, toutes les deux ; nous serons sages, bien sages… On nous entendra à peine… On ne s’apercevra pas de notre présence… Rendez-la-moi, dites ?

Il voulut échapper à cette voix insinuante et douce, qui s’emparait de ses forces.

— Benjamine ! de grâce ! fit-il, sans la regarder.

Mais, acharnée à son défi, elle continuait :

— Je me suis dit bien souvent que, si nous venions à mourir toutes les deux, ce serait bien mieux, pour vous, bien mieux ! Pardonnez-moi de vous parler d’elle : je ne voulais pas ! Mais croyez-vous que je pourrai vivre, moi, s’il m’est interdit d’accomplir le seul devoir qui me reste, le plus grand de tous : celui de la mère ?

Il souffrait avec elle et ne voulait pas lui céder :

— Pas cela ! dit-il, en s’efforçant de raffermir sa voix : Pas cela ! taisez-vous !

Elle sentit qu’il ne fallait plus le laisser à ses réflexions, elle vit qu’elle pouvait vaincre cette fois… il faiblissait ; et comme il s’asseyait, les coudes sur une table, le visage dans ses mains, elle put croire qu’il pleurait.

— Oui, je sais bien, poursuivit-elle, mais rien ne peut empêcher que je sois la mère, moi ! Vous l’aviez compris autrefois, avant de…

Elle s’arrêta ; et elle baissa la voix pour achever :

— … Avant de m’aimer !… Et alors vous m’aviez laissé mon enfant !

Elle se leva, tandis qu’il restait affaissé dans son infinie douleur ; et, crispant ses deux petits poings, elle cria dans une rage d’indignation :

— Ah ! mais, qu’est-ce donc que l’amour, s’il fait oublier au meilleur, au plus généreux des hommes, les pardons qu’il accorda jadis !… si les bontés qu’il eut lorsqu’il n’aimait pas, lui deviennent impossibles lorsqu’il aime !

Ce cri de révolte frappa l’esprit de Courcieux, mais Benjamine, en le jetant avec cette énergie, n’était pas touchante comme lorsqu’elle parlait plaintivement ; il se ressaisit, la regarda, et put répondre avec une énergie égale :

— Impossibles !

— Mais, je suis la mère, moi, malgré tout !… malgré tout ! — et sa voix, de nouveau, se fit plaintive, douce, insinuante. — Rendez-la-moi, monsieur !… parce que, voyez-vous, il faut que nous fassions à nos enfants, peu à peu, avec nos paroles, des âmes bonnes… Rendez-la-moi, monsieur !…

Elle baissa la tête, et, s’écrasant dans l’humilité, et détournant les yeux, elle dit d’un ton très bas :

— Et je vous aimerai… comme je pourrai !

Courcieux comprit qu’une telle parole sur les lèvres de cette femme était sublime ; cependant il n’en mesura pas toute la profondeur. Il ne devinait pas que l’image de Trézelle venait de traverser l’esprit de la malheureuse et qu’en se promettant à son mari, c’est-à-dire au devoir convenu, Benjamine, à ses propres yeux, se sentait déchoir à jamais de son haut idéal d’amour. Cette déchéance, la mère l’acceptait afin de rester mère. Mais s’il ignorait combien et comment elle aimait décidément Trézelle, du moins, comprenait-il que lui-même n’était pas aimé d’amour. S’il était mal placé pour voir la beauté entière du sacrifice que lui offrait ce cœur douloureux, du moins, la voyait-il en partie ; l’heure n’était plus aux colères ; il fut simplement frappé d’admiration, et son orgueil aidant, il répondit avec une belle dignité mêlée de tendresse :

— Pouvez-vous croire que je ferai de votre amour maternel le moyen d’une victoire que vous auriez le droit de me reprocher ?… Non, non ! ma pauvre chère petite !… Je veux, moi aussi, vous conquérir par l’estime de nous-mêmes. Et vous serez un jour à moi dans l’amour consenti librement, fièrement, car à partir de ce moment-ci, et pour l’amour de vous, c’est moi qui veux tout ce que vous voulez !

Elle le regardait, déjà effarée de bonheur, mais quand il prit à deux mains sa jolie tête, et qu’en lui baisant les cheveux, il ajouta :

— Oui, on te la rendra, ta fille, on te la rendra sans condition !

Alors elle fut navrée d’une joie immense. Elle suffoquait, disant :

— Vrai ? bien vrai ?… Vous me la rendez ? Oh ! quel bonheur !… Quand partons-nous ?

A ce moment-là, il était dégagé de toute passion. Il n’était plus qu’un cœur attendri par une douleur humaine, ressentant en lui-même toute la misère d’une autre créature et n’ayant plus qu’un désir : l’en affranchir, bienheureux de sentir qu’il pouvait le faire. État de conscience si délicieux, qu’il n’en est peut-être point de préférable, en sorte que ceux qui ont connu cette volupté d’âme connaissent seuls l’amour total, et peuvent comprendre par quelle voie humaine ont marché les saints qui ont cru voir Dieu sur la terre.

Cet élan de tout l’être individuel qui se livre pour en sauver un autre, donne aux âmes généreuses un bonheur mystérieux qui les paie amplement des douleurs du sacrifice. Et c’est ce qui fait deviner confusément aux instinctifs sceptiques qu’il y a un égoïsme encore à se sacrifier pour le bonheur d’autrui. Égoïsme surprenant, puisqu’il n’est pas l’égoïsme de tous, mais seulement celui de quelques âmes élues ; égoïsme singulier, puisqu’en dépit des sceptiques, il demeure le privilège des natures héroïques. Égoïsme vraiment prodigieux, qui donne à quelques-uns la rapide intuition de l’Unité de la vie consciente. « Ah ! insensé, dit le poète, — insensé qui crois que tu n’es pas moi ! »

M. de Courcieux, devant la mère douloureuse qui le remerciait, parce qu’il lui permettait de rester mère, n’était plus ni le mari, c’est-à-dire une personne sociale, ni même un homme. Il n’était plus qu’une pensée humaine, humaine à l’infini. Et à ce cri : « Quand partons-nous ? » tout de suite, il répondit :

— Le plus tôt possible ; demain !

Benjamine fondit alors en larmes et se précipita dans ses bras, sur sa poitrine, avec ce cri répété :

— Que vous êtes bon ! que vous êtes bon ! que vous êtes bon !

Puis, le regardant avec des yeux emplis d’un trouble qui le transfigurait pour elle :

— Comme c’est beau, la bonté ! dit-elle.

Elle s’abandonnait maintenant.

— Benjamine ! murmura-t-il, comme changé jusque dans les profondeurs de lui-même.

A ce suprême moment d’amour transcendant, il eût pu la faire sienne réellement, lui imposer ses droits d’époux, sans qu’elle éprouvât ni étonnement, ni révolte. Il l’avait conquise dans le divin, — il avait aboli en elle tout autre sentiment que celui d’un amour d’âme qui répond à un amour semblable ; mais ces exaltations surhumaines, même au cœur des êtres d’élite, ont peu de durée et l’homme, troublé dans sa chair, se retrouva en lui. Il eut une étreinte tardive, gauche peut-être au regard de la visionnaire d’idéal qu’était la malheureuse Benjamine. Il lui donna le temps de se dire qu’elle ne se donnait à l’époux que pour obtenir de lui la permission d’être, selon la nature, la mère de l’enfant qui représentait sa faute envers lui !… Elle aimait Trézelle, jeune, beau, et qui aurait pu, lui, l’aimer sans lui faire aucun reproche secret puisque son passé de jeune fille et de mère ne l’avait pas trahi, lui ! Le charme qui l’avait jetée dans les bras du mari généreux, se retira d’elle. La tristesse lamentable de sa destinée l’envahit toute.

— Merci ! dit-elle, en cherchant ses mots cette fois ; merci ! Si vous saviez comme je vous suis reconnaissante !

C’était peu !

Ils retombaient, tous deux en même temps, du haut des ciels d’illusion. Ils se sentaient comme embarrassés chacun par leur pensée intime, par toutes les raisons qu’ils avaient de ne pas s’entendre et qui, oubliées un moment, revenaient plus vives dans leur esprit.

Elle s’éloigna un peu de lui et dit, avec une voix raisonnable qui sonna bizarrement aux oreilles de Courcieux, parce qu’elle était en désaccord avec les hautes émotions qu’il venait d’éprouver :

— Voyez-vous, déjà il y a quelques mois, j’ai cru la perdre… Cela n’est pas étonnant qu’elle soit fragile… J’ai tant souffert, au temps où j’attendais sa naissance.

Disant cela, elle n’était plus que la mère de l’enfant d’un autre homme. Elle le blessait juste sur les blessures anciennes. Il se reprenait donc, tandis qu’elle poursuivait, inconsciemment maladroite :

— C’est un de ces petits êtres qui, longtemps, ne consentent à vivre que de la vie, de la présence de leur mère !… Et puis, je veux qu’elle ait mon âme, à moi !

Ce dernier mot fit tressaillir M. de Courcieux.

— J’ai promis, lui dit-il ; nous partirons demain.

Il lui baisa la main et se retira chez lui.

— Quelle vie ! murmura-t-elle en le regardant s’éloigner.

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