Benjamine : $b roman
II
LA NOMINATION DE M. MONTCHANIN
— Que cherchez-vous, monsieur de Courcieux ? demanda Montchanin d’un air équivoque.
— Je m’assure, dans votre intérêt, que les choses que j’ai à vous dire ne seront entendues que de vous, répliqua Courcieux… Vous jouez un vilain jeu, monsieur Montchanin, et vous le jouez mal, puisqu’on le devine.
— Que voulez-vous dire ?
Courcieux, au grand étonnement de Montchanin, s’assit sur un banc qui était là, tira de sa poche un étui à cigarettes qui était une boîte à portrait — et se mettant à fumer, il dit tranquillement, avec son sourire d’ironie légère qui, à côté du sourire de Montchanin, évoquait l’idée d’une fine épée engagée contre un gourdin :
— Lorsqu’on est ou qu’on a été par surprise l’amant d’une honnête femme, monsieur, il arrive qu’on peut être pardonné… à une condition expresse qui est ou d’aimer cette femme, ou, si on ne l’aime plus, de la respecter. Je vais savoir bientôt si vous méritez encore qu’on vous parle ce langage, qui est celui de l’honneur.
— Monsieur ! balbutia Montchanin décontenancé.
Il se remit bien vite, et dit placidement :
— Veuillez continuer.
— Soyez tranquille, je sais où je vais, dit Courcieux, et n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. Je tiens beaucoup à vous dire les choses paisiblement, poursuivit-il, pour bien donner à mes paroles tout leur sens nécessaire et précis. Je ne vous apporte point une insulte mais un simple jugement, en vous disant que vous êtes le dernier des misérables.
— Monsieur, dit Montchanin, vous voulez que nous nous battions ? Y avez-vous bien réfléchi ? Êtes-vous bien décidé ? Vous résignez-vous aux inconvénients d’un duel ?
— Monsieur, dit Courcieux, je ne vous insulte pas, je vous juge. Une insulte, on s’en tire en se battant. Un jugement, on reste dessous… Je ne viens pas vous provoquer, mais vous chasser, ce qui est bien différent.
— Me chasser ? vous ! d’ici ? de quel droit ?
— J’entends vous chasser de France, monsieur, dit Courcieux froidement, et pour toujours.
— Et, dit Montchanin, riant, d’un rire voulu, quel est le motif, je vous prie, de cette subite colère ?
— Je n’ai pas de colère.
— Enfin les raisons de l’exil que vous prétendez m’imposer ? dit Montchanin, avec son plus mauvais sourire.
Courcieux se leva.
Montchanin songeait : « Enfin, je vais bien voir s’il sait tout, si elle ne m’a pas menti. »
— Mes motifs, dit Courcieux, les voici : Je vous ai vu hier soir, dans le parc, quand vous avez manqué de respect à une femme.
— Manqué de respect à une femme ? dit Montchanin ; j’ai beau chercher, je ne me souviens pas.
— Cherchez mieux… Mme de Courcieux était montée dans l’embarcation de l’étang avec M. Trézelle. Vous avez, contre son désir, poussé l’embarcation loin de la rive… sans prendre seulement la peine de vous incliner, pour la lancer de vos mains.
— Si c’est de cela que vous voulez parler, dit Montchanin, pris, à ce souvenir, d’une rage froide, — peut-être n’est-ce pas à moi mais à M. Trézelle qu’il faudrait demander compte d’un tête-à-tête en apparence forcé.
Courcieux, machinalement, mais d’un geste emporté, mit dans sa poche sa tabatière qu’il tenait encore dans sa main gauche, et, jetant au loin sa cigarette, il bondit sur Montchanin. Il avança le visage tout contre le sien et, lui parlant dans la figure, à dents serrées, d’une voix qu’il contenait par un reste de possession sur soi-même :
— En voilà assez, monsieur Montchanin ! changez de ton, croyez-moi, vous y gagnerez ! Vos soupçons viennent d’outrager, devant moi, en Mme de Courcieux, l’âme la plus noble, la plus droite, la plus pure et la plus malheureuse que je connaisse ! Je suis bien placé pour le savoir, vous en conviendrez, n’est-ce pas ? Cette femme, la plus honnête qui soit, ce n’est pas moi qui devrais avoir à la protéger contre vous, puisqu’elle vous a aimé vous, vous seul ! C’est vous qui devriez la protéger contre tout le monde ; c’est vous qui devriez savoir, sentir, deviner, être sûr qu’à force d’être victime, elle est digne des plus saintes pitiés et des plus nobles tendresses ? C’est vous qui l’avez perdue, vous qui êtes entré chez elle, dans son foyer d’épouse, un jour, comme un voleur, et qui, par surprise, lui avez dérobé la paix du cœur, l’avenir de bonheur qui lui restait possible. Et c’est vous maintenant qui la soupçonnez, vous qui tentez de la jeter à un autre parce que vous vous sentez deviné, jugé, condamné par elle ! Je vous entends : Aucun mari, n’est-ce pas ! n’a jamais parlé de la sorte à aucun amant ? Mais, comprenez donc bien, ce n’est pas en qualité de mari que je parle ici ! Un mari, c’est vrai, ne saurait, ne pourrait, ne voudrait pas parler de la sorte, et voilà bien ce qui vous condamne, c’est que je ne suis pas un mari ! Je suis simplement un galant homme qui défend une honnête femme… Pesez chacune de mes paroles, je vous prie, et tirez-en les conclusions. Elles font de vous ce que j’ai dit : le dernier des misérables. Oui, le dernier, le plus lâche, le plus vil, car si je ne suis pas un mari, que suis-je donc ? et quel est, dès lors, mon dévouement pour cette femme ? quel est mon martyre ? Et où en aurais-je trouvé la force, si je ne l’avais prise dans l’estime absolue qu’elle m’inspire ?… Et si enfin, je ne suis pas le mari, qu’êtes-vous donc, vous, vous ! vous ?
Courcieux arrêta l’élan de sa parole pour prononcer d’une façon lente, presque solennelle, les mots suivants :
— Vous qui insultez au malheur de cette femme, de cette mère !
Montchanin, en écoutant attentivement ces paroles, se persuadait qu’Amine, devenue une habile coquette comme tant d’autres, trompait tout le monde à plaisir et Courcieux tout le premier. Il se disait qu’elle était parvenue à se servir habilement de son mari, pour éloigner son premier amant au profit du nouveau, c’est-à-dire de Trézelle. Ne les avait-il pas entrevus de loin, cette nuit même, l’un près de l’autre et seuls, dans le salon de la villa des Agaves ? Elle se jouait de lui, en rouée de haut vol.
Il roulait ces pensées… Courcieux reprit, après un silence :
— Voilà ce que je voulais vous dire avant de vous donner l’ordre de ne plus reparaître devant elle. Je veux croire encore que vous n’êtes qu’un inconscient. Cela vaut mieux pour vous.
Montchanin ne songeait plus qu’à rendre coup pour coup, à faire souffrir l’homme qui le fouettait si durement et qui aimait Amine, — car, s’il ne l’aimait pas, prendrait-il si passionnément sa défense ?
Montchanin voulut frapper l’adversaire en plein cœur.
— Puisque ce n’est pas un mari qui parle, dit-il avec son plus narquois sourire, je puis répondre en toute liberté au galant homme qui, dès lors, m’interroge, remarquez-le, sans en avoir le droit. Sachez donc, monsieur, que je ne saurais accepter toutes les responsabilités sans exception. Il est bien rare, monsieur (vous en conviendrez, j’espère, avec M. de La Rochefoucauld), qu’une femme, qui a un amant, n’ait qu’un seul amant.
Courcieux devint très pâle. Depuis un moment il froissait un papier, plié et replié de mille manières entre ses doigts nerveux. Il s’avança sur Montchanin et, tranquillement, avec ce pli froissé, il le souffleta.
— Vous êtes ministre, je ne sais plus où ! dit-il avec une hauteur de mépris et sur un ton de raillerie suprêmes. Je vous ai souffleté, monsieur, avec le pli officiel qui vous l’annonce et que j’ai demandé tout à l’heure à M. Guirand, afin d’avoir le plaisir de vous communiquer moi-même la bonne nouvelle. Partez à l’instant pour Paris et au plus tôt pour l’étranger. Je l’ordonne. Voici votre titre. Ramassez.
Il jeta le papier à terre, aux pieds de Montchanin, et, lui tournant le dos, il s’en alla.
Montchanin le regarda s’éloigner, puis, haussant les épaules, il ramassa le pli, l’ouvrit, le lut attentivement.
Trézelle, dans le parc, avait rencontré le duc et causait avec lui. Courcieux vint à eux.
— Monsieur, dit Trézelle, avez-vous besoin de moi ? Monsieur le duc vous dira combien je vous suis acquis.
Courcieux lui tendit la main.
— Non, merci, répliqua-t-il, pas aujourd’hui.
— Je vous laisse avec votre oncle, dit Trézelle.
Il rejoignit Montchanin aussitôt.
— Monsieur, lui dit-il, M. de Courcieux, à mon vif regret, est venu interrompre notre conversation tout à l’heure. Vous plaît-il de la reprendre ?
— A quoi bon ? dit Montchanin froidement, j’ai pu la continuer avec M. de Courcieux ! c’était identiquement la même. N’oubliez pas que je suis un diplomate, moi. Le marquis m’a fait entendre qu’un duel ne servirait à personne et nuirait à plusieurs. J’ai parfaitement compris.
— Entre vous et moi, insista Trézelle, les prétextes seront faciles à trouver.
— Monsieur, dit Montchanin d’un air aimable, entre vous et moi tous les prétextes seraient transparents. J’ai réglé mes affaires avec vous en les réglant avec le marquis — car, je le vois, vos intérêts sont communs. Veuillez m’excuser. Je pars à l’instant même pour Paris et dans trois jours pour l’étranger. Le service avant tout ; c’est sacré.